Ce qui va sans dire
Christiane Chauviré – Professeur émérite – Paris 1
La notion de savoir tacite en philosophie permet de comparer de manière fructueuse des auteurs à première vue aussi éloignés que Wittgenstein et Bourdieu. Ces deux auteurs recourent, pour expliquer le déploiement de certaines capacités cognitives, linguistiques, mathématiques, et plus généralement de savoir faire, à l’idée qu’il présuppose un savoir muet, souvent un stock de règles n’ayant pas besoin d’être verbalement exprimées pour que l’agent accomplisse correctement ses performances. La question de la nature du savoir tacite qui est le plus souvent un savoir faire passe par celle de la pratique comme application non verbalisée et souvent non consciente de règles. Au-delà des ressemblances, on pointera des différences entre ces deux auteurs, et on s’attardera sur la façon dont ils envisagent l’application des règles comme issue de savoirs tacites, et, surtout chez Wittgenstein, sur la critique de la mythologie des règles. En conclusion les deux auteurs se rejoignent sur bien des points et notamment sur l’anti-intellectualisme qui leur est commun.
La connaissance tacite chez Wittgenstein et Bourdieu
On dispose en philosophie contemporaine de plusieurs notions apparentées de connaissance non propositionnelle. Elles sont de provenances différentes, analytiques ou continentales, et ne sont pas strictement équivalentes : 1/ la plus courante est celle de background knowledge, opérante en philosophie analytique, en psychologie et en linguistique cognitives ; exploitée par Searle en 1978, cette notion est celle de l’information essentielle (savoir ou savoir faire) à la compréhension d’une situation ; 2/ celle de connaissance tacite (un savoir d’arrière-plan est une connaissance tacite, mais tous les savoirs tacites ne sont pas d’arrière- plan : par exemple, comme l’a souligné Anscombe, je connais tacitement la position de mes membres sans que ce soit là un savoir d’arrière-plan) . Le savoir d’arrière-plan correspond, dans le vocabulaire de Bourdieu, à une sorte de capital symbolique ou intellectuel mobilisable par un agent ou un locuteur. Par ailleurs, introduite en 1962 par Michael Polanyi dans Personal Knowledge la notion de tacit knowledge fait entre autres référence, à propos d’auteurs aussi différents que Chomsky, Davidson ou Langacker, à la compétence mise en oeuvre par le fonctionnement du langage (Chomsky opposant, c’est bien connu, compétence et performance). Les deux notions se recoupent partiellement. Mais il n’y a pas que l’exercice du langage qui mobilise une connaissance implicite. La mise en oeuvre de toute capacité intellectuelle ou corporelle semble en impliquer une aussi.
Une connaissance tacite est difficile à verbaliser et à transmettre verbalement à une autre personne ; elle repose en partie sur l’expérience. Elle consiste en une maîtrise d’informations, de techniques et de savoir faire sans lesquelles les performances linguistiques ou épistémiques ne pourraient avoir lieu ou seraient sans valeur de vérité. L’intéressé ne sait généralement pas expliciter verbalement cette connaissance – s’agissant par exemple des règles du langage – et celle-ci est rarement présente à la conscience. Elle est subdoxastique, dit-on, voire inconsciente. Or il se trouve que Wittgenstein avait employé une double notion de connaissance d’arrière-plan et de connaissance tacite, même s’il ne les appelle pas ainsi : la première est présupposée, voire nécessitée, par nos jeux de langage (l’Hintergrund) et concerne un ensemble de « faits très généraux » de la nature, présupposés (voraussetzen) par tout ce que nous disons et la seconde (par exemple la connaissance des hommes, Menschenkenntnis) renvoie à un savoir muet acquis par expérience.
3/ Existe par ailleurs, dans le sillage de Heidegger et de Merleau-Ponty, une notion plus existentielle et herméneutique de précompréhension, qui semble avoir influencé Bourdieu, même si ce dernier évoque une sorte de connaissance tacite et incorporée qui le rapproche surtout de Wittgenstein. Notamment c’est de la conception wittgensteinienne du savoir tacite que l’on peut utilement rapprocher la notion bourdieusienne de « connaissance par corps », incorporée ou incarnée. Influencé par Merleau-Ponty et son anti-intellectualisme[1], et sans doute par Ryle, Bourdieu va dans le sens des auteurs qui ont introduit la notion de connaissance tacite, celle-ci étant essentiellement selon lui d’ordre pratique : les savoirs en question sont souvent des savoir-faire et des aptitude pratiques (cf. le skill des philosophes anglo-américains) résultant d’un apprentissage corporel par habituation : cette idée d’une « connaissance par corps », acquise par intériorisation ou incorporation du social, Bourdieu l’oppose à une conception intellectualiste de la connaissance (le savoir propositionnel, le knowing that, opposé par Ryle au knowing how) qui voudrait tirer tout le savoir du côté théorique ou intellectuel sans rien concéder à la pratique. L’originalité de ce savoir est donc de relever surtout de la pratique et d’être pour une part du social incorporé : cette connaissance passe par le corps et s’est inscrite en lui. Pour employer les termes de Ryle, c’est du knowing how ou du skill que se rapproche la conception bourdieusienne d’un savoir tacite « qui existe dans un état pratique dans la pratique d’un agent et pas dans sa conscience ou même dans son discours ». Cet anti-intellectualisme et cette philosophie de la connaissance par corps fait penser à la fois à Merleau-Ponty – qui l’a influencé –, et à Wittgenstein (sachant que certaines des idées de Ryle dans Le concept d’esprit lui viennent du philosophe de Cambridge) et à son idée qu’au fondement de tout apprentissage un dressage est nécessaire. Ce dressage, qui concerne au premier chef le corps, est à la base de l’acquisition des capacités, même intellectuelles (calculer). La capacité, que Wittgenstein définit comme la maîtrise de techniques acquise par apprentissage (la réponse à bien des questions sémantiques est souvent une autre question « Comment l’avez-vous appris ? »), est proche de l’idée bourdieusienne que l’apprentissage, l’acquisition des capacités passent largement par le corps et se résument à du social incorporé. La société est en effet coercitive au travers de ses institutions, notamment de celles qui nous « forment », comme l’école, ou nous réforment. Chez Wittgenstein – qui fut brièvement instituteur – aucune capacité ne peut s’acquérir sans dressage (rappelons qu’à cette époque les châtiments corporels à l’école sont monnaie courante).
Savoir muet, capacités, présuppositions
Chez Bourdieu, le savoir tacite, nullement figé, est de nature dispositionnelle, il comporte des habitus mentaux et sociaux qui, dans certaines circonstances, déclenchent un passage à l’acte et performent cet acte. Corrélativement, les notions de champ, d’habitus et de règle (Bourdieu préférera finalement celle de stratégie à celle de règle) fonctionnent solidairement. Chez Wittgenstein la réflexion sur le suivi de la règle renvoie à des notions pratiques, dont la notion, grammaticalement pensée, de capacité. Selon lui nos jeux de langage nécessitent, pour avoir lieu, que certaines conditions soient remplies. C’est ainsi qu’ils présupposent (voraussetzen) la connaissance muette de « faits très généraux de la nature », physiques ou anthropologiques, rarement mentionnés parce que leur savoir va de soi, même si cette dépendance unilatérale échappe généralement à la conscience : la connaissance de ces faits peut faire figure de connaissance tacite (ainsi le joueur de tennis a la connaissance tacite de la gravité). Cet ensemble de faits, qui varie en fonction des jeux de langage concernés, constitue l’Hintergrund sur fond duquel ils se détachent, comme la figure sur le fond en psychologie de la Forme. Soit un jeu de langage, alors des faits généraux reculent pour ainsi dire, à l’arrière-plan pour que les faits pertinents alors sélectionnés puissent apparaître au premier plan. Cette connaissance de l’arrière-plan est rarement explicitée parce que les faits très généraux en question sont obvies, vont sans dire. Néanmoins on peut les évoquer sur le mode contrefactuel : « Si ces faits étaient différents, alors nos concepts seraient différents ou du moins pourraient l’être », comme Kant imaginant que le cinabre puisse être tantôt rouge tantôt brun. Dès lors on peut les faire varier dans l’imagination pour montrer que nos concepts ne sont ni les seuls ni peut-être les meilleurs, pour échapper aux illusions ethnocentristes. On peut considérer que notre rapport muet à cet Hintergrund dont le contenu n’est que rarement formulé est l’ancêtre de la connaissance tacite d’arrière-plan, qui revêt d’ailleurs chez Searle un caractère, tout différent, de structure causale. Plus tard Wittgenstein ira jusqu’à évoquer dans De la Certitude cet arrière-plan que constitue notre Weltbild héritée comme la toile sur fond de laquelle « je distingue le vrai du faux » : non seulement notre grammaire présuppose un arrière-plan non explicité, mais notre image du monde est héritée sans être verbalement enseignée, par imprégnation non verbale (ou très peu verbale). C’est dire que non seulement nos normes langagières présupposent le savoir tacite de choses obvies et non dites, mais aussi notre Weltbild conditionne la possibilité même de distinguer le vrai du faux. L’arrière-plan est sans doute moins une donnée ontologique fixe et universelle qu’un référentiel variable selon les jeux de langage et les situations de discours. Si tel jeu est pratiqué, alors la connaissance de tels faits recule à l’arrière-plan, mais le jeu ne peut se jouer que s’il y a un lien de présupposition entre jeu de langage et arrière-plan. Wittgenstein ne formalise pas cette notion de présupposition, Voraussetzung, à la différence d’auteurs analytiques aussi différents que Russell, Strawson ou Grice qui ont développé diverses notions techniques de présupposition ou d’implicature. On trouve une autre forme de connaissance tacite dans un passage des Recherches philosophiques sur la « connaissance des hommes » (Menschenkenntnis) qui est une sorte de sagesse pratique reposant sur l’expérience et mettant en œuvre une certaine finesse de jugement. C’est une notion très proche de la « connaissance personnelle » de Polanyi. Il s’agit d’une sorte de « tact » qui rend apte à porter des jugements sur des différences cruciales, mais les gens qui possèdent cette aptitude ne sauraient pas l’expliciter verbalement ; en un sens ils ne savent pas forcément ce qu’ils savent (tacitement). Ou ils en savent plus qu’ils ne peuvent en dire. Il s’agit bien d’un savoir tacite qu’on observe chez des gens qui en sont dotés et qui le manifestent dans leur pratique sans savoir forcément la verbaliser, mais qui est verbalement déployée, par exemple, et explicitée par les moralistes français, que Wittgenstein a peut-être partiellement lus. Par exemple, devenir imperméable à la flatterie à force de l’avoir subie, chez un homme politique, relève de la capacité de « connaître les hommes » et repose sur une solide expérience.
Wittgenstein vs Bourdieu
Mais une différence notable oppose Wittgenstein à Bourdieu sur un point important et concerne le causalisme de Bourdieu. Le savoir-faire dont parle le sociologue a un statut dispositionnel et tendanciel, il pousse à agir, et performe cet acte. Or, la capacité selon Wittgenstein –par exemple une compétence linguistique- n’est pas un concept dispositionnel, ni d’ailleurs un concept causal ; la capacité ne déclenche pas le passage à l’acte, mais donne rétroactivement à l’agent des raisons pour avoir ainsi agi. C’est un concept grammaticalement produit, employé de façon purement descriptive, qui ne désigne rien de tendanciel, rien qui soit au principe de la pratique comme l’habitus : celui-ci non seulement informe, mais déclenche l’acte, et il n’équivaut pas non plus à la notion de capacité chez Ryle, qui désigne une disposition faible (parler une langue étrangère vs. être jaloux, par exemple). D’ailleurs Wittgenstein est généralement hostile aux explications dispositionnelles de l’action humaine en philosophie et en anthropologie parce qu’il les considère (à tort ou à raison) comme mécanistes et causales. Or l’habitus de Bourdieu tend à produire un effet, l’invoquer est accepter d’emblée une explication de type causal.
Cela creuse un écart entre Bourdieu et le philosophe de Cambridge, qui par ailleurs sont d’accord sur plusieurs points importants, notamment sur la notion de connaissance par corps, à la formulation près. Mais cette différence entre eux est d’ordre global, elle tient aux statuts respectifs de leurs approches, l’une explicative, l’autre descriptive. L’une qui recherche les causes de l’action, l’autre qui s’attache à la description des actions et de leurs raisons, sans rechercher les causes ; le but de la recherche rationnelle sur les actions vise une intelligibilité synoptique obtenue en regroupant des faits de façon éclairante. Cela se voit notamment dans les différences de présentation de la notion de règle. Certes Bourdieu cite Wittgenstein :
« Qu’est-ce que je nomme « la règle d’après laquelle il procède » ?- L’hypothèse qui décrit de façon satisfaisante son usage des mots que nous observons ; ou la règle à laquelle il se réfère au moment de se servir des signes ; ou celle qu’il nous donne en réponse à notre question quand nous lui demandons quelle est sa règle ? « Mais il y a des cas où il est difficile de deviner la règle d’après laquelle quelqu’un joue ou procède, ce qui motive la tentation du scepticisme, récurrente dans les Recherches : « Comment devrais-je alors déterminer la règle d’après laquelle il joue ? Il l’ignore lui-même. – Ou plus exactement : que pourrait bien signifier ici l’expression : « la règle d’après laquelle il procède » ? »» (Recherches philosophiques § 82).
Mais où veut en venir Wittgenstein ? A une élimination de la mythologie des règles : elles ne déclenchent pas causalement pas l’action, n’agissent pas comme une roue dentée dans un mécanisme, n’ont pas de rôle causal, mais sont le vecteur l’action et lui donnent sa raison d’être. Quel rapport avec Bourdieu ? En fait une part, mais une part seulement car ce n’est pas là l’essentiel des réflexions de Wittgenstein sur la règle, porte sur ce que Bourdieu appellerait des règles incorporées, qui sont des dispositions issues d’un dressage scolaire et social, mais aussi et surtout ont une autorité d’origine sociale : c’est le cas des règles mathématiques, qui revêtent un statut privilégié dans notre société. D’ailleurs, l’accent mis par Wittgenstein sur l’apprentissage, et le dressage que celui-ci implique, peut-être en raison de sa rude expérience de maître d’école, le rapprochent de l’idée bourdieusienne d’un savoir pratique appris, non pas sur la base de règles explicites, mais par imprégnation et incorporation, en immersion dans un milieu de paroles, de pratiques, et d’objets.
Wittgenstein et Bourdieu sur le savoir pratique
Le rapprochement avec Bourdieu s’impose notamment dans De la Certitude où, Wittgenstein rappelle que l’enfant apprend à s’asseoir sur une chaise avant de posséder le concept de chaise : le fait de s’asseoir de façon répétée sur une chaise lui inculquera progressivement le concept. Ici, la connaissance tacite est ici une sorte de science infuse issue d’apprentissages par immersion dans un monde pratique, qui seule peut rendre compte de nos performances verbales et intellectuelles. Ainsi, sur cette base, les règles sont souvent « avalées », mises en exercice plutôt qu’apprises théoriquement Avant l’intégration d’un concept comme celui de chaise existe donc un savoir faire purement pratique, directement ancré dans les réactions naturelles, instinctives, qui sont au fondement de toutes nos actions, un savoir non explicité et peut-être non explicitable, car trop complexe, mais qui est en tout cas su par incorporation, y compris dans le cas des capacités intellectuelles, notamment linguistiques, que Wittgenstein se refuse comme Bourdieu à intellectualiser, reversant à la pratique ce qu’il retire au théorique (ainsi les mathématiques sont moins pour lui un corps de savoirs qu’un ensemble de techniques)
Chez Bourdieu beaucoup de faits et gestes humains sont d’ordre dispositionnel, et à verser au compte du savoir tacite ; il s’agit de croyances et de tendances socialement acquises, souvent d’ordre pratique, et parfois non formulées, de dispositions d’un agent ou d’un groupe à agir de façon à être bien ajusté aux circonstances. Il y a aussi les croyances et les présupposés de la « doxa » d’un champ, qui ne doivent pas être remis en cause sans menacer l’existence même du champ. Wittgenstein nous semble recourir à une conception proche de la doxa d’un champ en matière de mathématiques. Commençons par examiner d’où partent les réflexions respectives de Bourdieu et de Wittgenstein. Ce dernier se demande en quoi consiste le fait de suivre (correctement) une règle, critiquant la mythologie platonicienne ou mécaniste des règles, et les conceptions en termes de décision et d’interprétation, qui engendrent une régression à l’infini. Suivre correctement une règle est défini par le philosophe de Cambridge comme une pratique, « une coutume, une institution » (Recherches philosophiques § 199). C’est un phénomène social on ne peut suivre une règle une seule fois, et un seul homme ne peut suivre une règle s’il est le seul à le faire.
Suivre une règle met en jeu une gamme de savoirs tacites, souvent d’ordre pratique : la connaissance d’arrière-plan (entre autres il faut connaître la nature, y compris humaine, la société, ses codes, mais aussi avoir acquis certaines aptitudes). Le point crucial est que suivre une règle n’implique pas d’avoir à l’esprit la formulation de la règle ; si dans certains cas la règle peut être explicite au niveau de l’injonction à la suivre, savoir suivre une règle est une capacité foncièrement pratique, définie comme la maîtrise de techniques acquises par apprentissage surtout pratique, au moyen de modèles, d’exemples, et d’ exercices ; il ne s’agit donc pas d’un savoir théorique appliqué. Ancré dans des réactions naturelles et instinctives, cet apprentissage crée des dispositions à agir de manière régulière et uniforme dans tel ou tel cas ; ces routines soudent à la base une communauté qui finit par agir de façon concordante, ce qui ne veut pas dire que les règles se fondent seulement sur un consensus : sur ce point Wittgenstein et Bourdieu sont d’accord. C’est la concordance dans les pratiques, plutôt que le consensus d’opinion, qui est au fondement du social. Là encore Wittgenstein fait figure d’anti-intellectualiste : un simple consensus d’idées ne suffit pas à fonder un lien social, une communauté d’agents ayant les mêmes pratiques est nécessaire.
Mais en tant que processus causal, l’acquisition empirique d’une capacité comme savoir suivre une règle, par exemple savoir additionner, qui est une capacité mentale, n’intéresse pas Wittgenstein, alors que Bourdieu prend en compte ce processus en tant que causal s’agissant de l’habitus acquis par habituation, inculcation. Wittgenstein, de son côté, ne s’intéresse qu’à la mythologie des règles qu’il critique ; mais plus positivement, la règle retient son attention car elle peut – entre autres – figurer après coup dans une explication de l’action par les raisons, par exemple si une personne, ayant agi, veut se justifier . Il exclut de ses remarques philosophiques les explications causales, qu’il réserve aux processus empiriques et physiques, aux sciences de la nature, alors que dans les sciences humaines et sociales, l’explication appropriée réside dans les raisons de l’action que donne l’agent, qui fait autorité sur l’énonciation de ses raisons. Or la règle qu’il a suivie est une des raisons que peut donner l’agent. Il y a ici un point de désaccord avec Bourdieu qui présente l’habitus comme le moteur de l’action sociale qui produit causalement des effets, une disposition à agir, une tendance incorporée par la société, qui enclenche des actions sur un mode causal ; l’habitus est « au principe des actions », il active les actions, alors que la capacité chez Wittgenstein, n’active rien mais demande à être activée, son efficience n’est pas causale, elle est plutôt quelque chose de rétrospectivement présenté comme une raison d’agir par l’agent qui veut se justifier et qui est le seul habilité à donner ses raisons d’agir.
Savoir tacite et application des règles
Ainsi, appliquer une règle est une pratique qui présuppose une connaissance d’arrière-plan faite de savoirs et de d’aptitudes tacites. La disposition à suivre telle règle mise en place par l’apprentissage n’intéresse pas le philosophe de Cambridge dans la mesure où, à l’inverse de Bourdieu, il a une vision négative des explications dispositionnelles, qu’il considère, peut-être à tort, comme mécanistes et causales : elles présupposent selon lui l’idée d’un mécanisme mental, dispositif occulte produisant des actions ou des performances préformées (Chomsky tomberait sous le coup de cette critique), voire les contenant toutes à l’avance (c’est un aspect de la mythologie des règles qu’il veut combattre). A ce modèle mental, Wittgenstein oppose une description de l’action au moyen du concept grammatical de capacité, à ne pas confondre avec la notion faible de capacité chez Ryle (qui en fait une version affaiblie du concept de disposition), et qui renvoie plutôt à la maîtrise pratique de techniques. Les explications dispositionnelles (en tant qu’elles sont causales) sont récusées, car inappropriées en philosophie, en philosophie du langage, de l’esprit et de l’action (on sait qu’Elisabeth Anscombe développera cette conception des raisons de l’action) La disqualification des explications causales est donc le point de désaccord entre Wittgenstein et Bourdieu. En outre Wittgenstein ne fait pas une philosophie de la force de la règle comme Bourdieu fait une philosophie de la force de l’habitus – chez Wittgenstein la règle est sans force, elle a ce que j’appellerais plutôt une autorité. La règle, soutient le philosophe autrichien, n’est pas une force motrice et elle n’agit pas à distance sur les cas futurs de son application. Nous verrons qu’elle n’entame pas la liberté de l’agent, alors que l’habitus bourdieusien est pris dans un système déterministe qui réduit la liberté des acteurs sociaux.
En revanche Wittgenstein rejoint Bourdieu dans l’idée d’une force du social (pour reprendre le mot de Claude Gautier). Seulement cette force, ou au moins l’inertie du social et des institutions, leur résistance au changement, n’opèrent pas de la même façon : chez Bourdieu la société est coercitive, elle opère directement en imposant des contraintes physiques et mentales aux individus et aux groupes, notamment des contraintes sur leur imaginaire (il y a des imaginaires de classe) ; les habitus engendrent, produisent (vocabulaire causal) des comportements réguliers dans une société. Chez Wittgenstein, les règles étant sans force ni efficience causale, c’est leur usage social qui est contraignant ; les règles sont relayées par des institutions également coercitives qui les font appliquer, qui en font un usage contraignant, voire répressif ou discriminatoire (école, justice). Des personnages sociaux ont dans la société un rôle de bras armé au service de ces institutions : l’instituteur, le juge, le policier etc. La contrainte logique, que l’on rencontre par exemple en mathématiques, est ainsi convertie en force sociale, ce qui va, cette fois, dans le sens de Bourdieu.
Wittgenstein contre la mythologie des règles
Selon Wittgenstein la règle n’a rien, contrairement à ce que donne à penser la mythologie des règles, d’une entité au pouvoir mystérieux, qui détermine causalement à l’avance toutes ses applications, sans rien laisser au hasard. Elle est bien plutôt comparable au panneau indicateur (Recherches philosophiques § 85) qui fait partie de l’ordre des choses dans nos sociétés. Inscrit dans un tissu de pratiques et de coutumes, il vous laisse libre de choisir la direction que vous voulez : le panneau ne contraint pas, il oriente ou « incline sans nécessiter », pour reprendre la formule de Leibniz. Ainsi, quand un agent veut se justifier d’avoir agi d’une certaine façon en donnant les raisons de son action, il peut invoquer la règle qu’il a suivie ; l’énoncé de cette règle comme raison d’une action se situe dans l’espace logique des raisons, non des causes. La règle ne me contraint pas physiquement à la suivre comme je le fais, mais si j’ai décidé de la suivre, je suis guidé par elle dans mon action, dont elle est le vecteur (cf. l’indicateur des chemins de fer, les cartes routières, les boussoles, empreintes d’une normativité douce seulement indicative, comme le panneau). Mais ce n’est pas la règle qui déclenche le passage à l’acte (à la différence de l’habitus). Enfin, dans le cas du panneau avec une flèche, une connaissance d’arrière- plan est présupposée pour savoir dans quel sens lire la flèche : un martien (issu d’une autre forme de vie et doté d’un autre savoir d’arrière-plan) ne le saurait pas. Suivre une règle mobilise donc beaucoup de connaissances et d’aptitudes qui relèvent d’un savoir tacite. Le Tractatus, en évoquant l’immense complexité des règles du langage, ne disait pas autre chose : « Les conventions tacites nécessaires à la compréhension du langage ordinaire sont extraordinairement compliquées » (ibid. 4.002).
Pour en revenir à la question de la contrainte, aucune force matérielle ne s’exerce sur nous quand nous suivons une règle, selon Wittgenstein, mais il y a en général des usages sociaux des règles qui les rendent matériellement, et pas seulement logiquement, contraignantes : le calcul et l’orthographe à l’école, les règles juridiques, le code de la route, font que l’infraction à une règle est punie. Ne pas suivre par exemple les règles logiques ou mathématiques peut entraîner l’exclusion de l’individu jugé alors, selon Wittgenstein, comme fou, si, par exemple, il refuse de reconnaître une démonstration mathématique. Tout en pointant l’inexorabilité du « doit » logique (nécessité purement logique) des démonstrations, dont la nécessité est pourtant immatérielle, le philosophe est sensible au fait que l’application des règles mathématiques et logiques a chez nous une portée sociale : occupant au sein de la société une place particulièrement honorifique, elles sont mises sur un « piédestal ». Mieux, elles ont un « état civil » : suivre une règle logique fait autant partie du jeu social qu’aller voter. Bourdieu est assez proche de cette vision, et verrait sans doute de la violence symbolique légitimée dans cette particularité qu’ont les règles mathématiques de servir de moyen d’exclusion ou de sélection scolaire et sociale, et d’avoir dans certains cas un usage politique, car il y a certainement au regard de Bourdieu une politique des règles, y compris des règles logiques.
Cela dit, s’il prend souvent ses exemples dans l’arithmétique élémentaire (fort de son expérience d’instituteur), Wittgenstein nous offre une réflexion d’une large portée, envisageant la notion de règle dans toute son ampleur et sa diversité : ainsi peut-on dériver toutes sortes d’oppositions de son analyse, qui seront après lui codifiées en philosophie analytique: règle implicite ou codifiée, règle constitutive ou régulative, règle posée à titre d’hypothèse par l’observateur, règle réellement suivie par l’agent (même si c’est à son insu), processus conforme à, ou impliquant, des règles, tout comme Bourdieu mentionne toutes sortes d’habitus, en opposant notamment l’habitus individuel à celui qui est collectif. Encore une fois, on pense au social incorporé de Bourdieu quand on lit les remarques de Wittgenstein sur l’apprentissage et le dressage corporel qui aboutit à la capacité de suivre des règles et uniformise les manières d’agit des membres d’une société. Il est en tout cas très proche de Bourdieu en ceci que le suivi d’une règle est chose pratique et mobilise des savoirs tacites, des aptitudes d’arrière-plan (Hintergrund) ; le suivi correct de la règle ne mobilise pas de savoir théorique appliqué, mais d’emblée met en oeuvre un savoir-faire pratique, y compris dans les cas des capacités les plus intellectuelles (calcul mental). A l’évidence la règle selon Wittgenstein n’a rien du caractère tendanciel et dispositionnel de l’habitus qui, socialement imprégné, a une force d’engendrement des actes et de contrainte sur le comportement.
Savoir tacite et savoir incorporé
En tout cas, s’agissant de l’apprentissage et de l’exercice d’une pratique, Wittgenstein insiste comme Bourdieu sur le modelage du corps qui régularise et uniformise les conduites. Mais disant se désintéresser des explications causales en matière de philosophie, il se sépare de Bourdieu. L’explication des actes relève de l’espace des raisons, non de celui des causes ; le philosophe de Cambridge ne juge appropriée, s’agissant des humains et de leurs actes, que l’explication par les raisons, l’invocation des causes s’avérant pertinentes pour les seules sciences expérimentales comme la physique. Une même action peut avoir à la fois une cause et une raison, autrement dit elle est justiciable de deux explications, irréductibles l’une à l’autre et qui correspondent à deux descriptions (Anscombe) de cette même action : une fois décrite comme un évènement physique, une autre fois comme une action intentionnelle.
Chez Wittgenstein comme chez Bourdieu l’application des règles sociales, mathématiques ou juridiques suppose donc la possession d’un savoir tacite : la connaissance d’arrière-plan (Hintergrund), que nous avons incorporée ; nous « avalons » beaucoup de règles qui nous sont tacitement inculquées, notamment les règles linguistiques. En outre, il y a une majorité de cas où ayant intériorisé une règle, nous la suivons « machinalement » sans l’avoir à la conscience ; la compétence ainsi mobilisée est un savoir faire pratique selon ces deux auteurs. Elle est certes, d’un point de vue causal, le fruit du dressage qui produit en nous des possibilités d’action mécanique ou machinale ne demandant pas d’avoir la règle présente à l’esprit. Cette explication causale correspond assez à la conception bourdieusienne de la façon dont opère l’habitus, à la fois cause effective et cause finale, pour reprendre les termes d’Aristote. Mais aux yeux de Wittgenstein ce n’est pas d’explication causale que nous avons besoin en philosophie. C’est une explication par les raisons qui doit être sollicitée : elle seule, en nous faisant connaître les raisons d’agir de l’intéressé, explique adéquatement l’action dans sa dimension intentionnelle. Ces raisons, nous ne pouvons les deviner car l’agent est le seul à pouvoir les donner et à faire autorité sur elles, dans des domaines comme la philosophie de l’esprit et de l’action, mais aussi dans d’autres sciences humaines.
Parmi les choses qui relèvent chez Bourdieu d’un savoir tacite, il y a la doxa d’un champ : j’ai proposé ailleurs de lire la description des mathématiques par Wittgenstein comme celle d’un champ au sens de Bourdieu, avec une doxa informulée mise à l’abri de la discussion, car il y a par exemple selon ce dernier « des présupposés inscrits dans le fait même de discuter », telle la croyance aux bienfaits de l’argumentation rationnelle, qui peut servir à cimenter un groupe. C’est le cas dans la communauté mathématique vue par Wittgenstein. Le champ mathématiques suppose l’adhésion à un ensemble de principes implicites non négociables que Bourdieu baptise la doxa. La doxa de Bourdieu « sert à interdire la mise en question des principes de la croyance qui menacerait l’existence du champ » ; cette doxa a un équivalent chez Wittgenstein avec les présupposés constituant la partie de l’Hintergrund faite de croyances, d’opinions implicites mais fondatrices, qui forment les conditions d’existence de tout jeu de langage, notamment ceux des mathématiques. Ce thème des opinions implicites non négociables est retravaillé plus tard par Wittgenstein dans De la Certitude au moyen de la notion d’image du monde (Weltbild), un ensemble de savoirs élémentaires cosmologiques ou personnels et de savoir-faire qui sert de « toile de fond sur laquelle je distingue le vrai et le faux ». Pour en revenir à la doxa, dans les Remarques sur les fondements des mathématiques on peut lire une description du « champ » mathématique présentée comme une communauté paisible où ne s’élève jamais de dispute, sans doute grâce à l’adhésion de tous à la doxa qui y est présupposée. Wittgenstein décrit la position des mathématiques dans notre société, nos attitudes de révérence à leur égard, proche en cela de Bourdieu qui note dans les Méditations pascaliennes que les partisans de la vision des entités mathématiques comme des essences transcendantes « oublient que la force contraignante des procédures mathématiques (…) procède au moins pour une part du fait qu’elles sont acceptées et mises en œuvre dans et par des dispositions durables et collectives ». Pour le philosophe de Cambridge, l’anthropologie, l’« histoire naturelle » de l’homme, certaines aptitudes, la maîtrise de codes forment l’arrière-plan qui conditionne nos échanges linguistiques, mathématiques, sociaux. Pas de jeux de langage si ces présupposés (éventuellement tacites) ne sont pas remplis.
Wittgenstein et Bourdieu contre l’intellectualisme
Un exemple de conception intellectualiste que Bourdieu critique et que Wittgenstein aurait volontiers récusée comme relevant de la mythologie des règles est l’idée chomskyenne de l’apprentissage de la langue maternelle conçue comme mise en œuvre d’un ensemble de règles tacites innées gouvernant les usages corrects. Chez Chomsky les règles en question sont formalisées et représentées dans le modèle construit par le linguiste, puis projetées dans la réalité psychologique du locuteur. Or selon Bourdieu la connaissance tacite comme corps de savoir propositionnel ne peut être représentée comme un ensemble de règles, sauf à intellectualiser abusivement un savoir foncièrement pratique ; pareillement chez Wittgenstein, quand je suis une règle, ce n’est pas du théorique que j’applique, je performe une pure pratique, qui est une pratique sociale, et non privée. La représentation chomskyenne, son idée du langage comme manipulation récursive de symboles, ne rend pas raison de l’aspect pratique plus que théorique de ce genre de savoir-faire. Bourdieu rapproche de ce modèle des règles l’action comme exécution d’une décision dans le contexte de sa critique de la théorie du choix rationnel. Les situations où intervient le langage sont trop indéterminées, ouvertes et changeantes pour qu’un tel modèle intellectualiste soit valide. Du côté du second Wittgenstein, sa rupture avec la conception tractatuséenne du langage comme calcul autonome et sa prise en considération des circonstances variables de nos paroles et de notre sensibilité au contexte l’empêchent d’intellectualiser le langage sur le mode chomskyen. Aucune règle ne peut à l’avance régler tous les cas futurs de son application, l’avenir de celui qui suit une règle linguistique est en partie ouvert et indéterminé, les circonstances varient et le contexte influe sur ses applications. Entre l’application anarchique d’une règle et son application mécanique, il y a une troisième option.
Selon lui, et contrairement à la mythologie des règles qu’il critique, il y a certes des règles codifiées et explicitement apprises (les bonnes manières, le code de la route ou le code civil), mais les règles qui gouvernent l’apprentissage de la langue maternelle sont évidemment tacites pour l’enfant qui apprend à parler et non représentables en termes de « savoir que ». Cet apprentissage est foncièrement pratique même s’il y a des renforcements explicites et verbaux de la part des parents. Nous « avalons » pour ainsi dire des règles qui ne sont pas explicitement formulées à notre intention et ne font pas l’objet d’un apprentissage explicite, mais sont plutôt inculquées par imprégnation. Wittgenstein et Bourdieu font ici front commun vis-à-vis de Chomsky qui impute aux locuteurs un savoir du code linguistique qui est une abstraction théorique projetée dans leur réalité psychique : c’est là « prédiquer de la réalité ce qui réside dans le mode de représentation » (Wittgenstein), et c’est confondre « la réalité du modèle et le modèle de la réalité» (Bourdieu). Chomsky attribue une sorte de réalité psychique à une théorie construite de toutes pièces par le linguiste abstraction faite de la sensibilité au contexte qui selon Wittgenstein (lu par Travis) est la caractéristique majeure du langage et de l’indétermination partielle de la pratique linguistique réelle, et de son côté Bourdieu aussi critique l’intellectualisme d’une telle conception.
L’excès du pratique sur le théorique
Chez les deux auteurs, la pratique ne peut s’expliciter complètement en termes théoriques – il y a toujours un excès du pratique sur ce que peut en dire le théorique – entre autres en raison de sa complexité et du fait que les règles ne sont pas toujours présentes à la conscience des locuteurs. Il faut distinguer ici plusieurs sortes de tacit knowledge ; l’une suppose un inconscient linguistique contenant des règles inscrites dans le patrimoine génétique de l’humanité et représentées dans cet inconscient, même si le locuteur n’a pas d’accès cognitif à ces règles. Les notions chomskyennes d’organe mental et de compétence (vs. la performance) en fournissent deux exemples. L’autre repose sur l’idée que les savoir-faire, et principalement le langage, mais aussi, pour Wittgenstein, les mathématiques, sont foncièrement, sinon entièrement, pratiques, et que ce fond pratique qui détermine nos actions n’est pas intellectuellement explicitable en termes de knowing that ou en termes de séries de règles explicites. La première sorte de tacit knowledge est illustrée par Chomsky, que Bourdieu réfute et auquel Wittgenstein, sans l’avoir connu, est diamétralement opposé. L’image du mécanisme mental qui produit toutes les performances à l’avance fait partie de la mythologie des règles, on la trouve chez Chomsky, mais peut-être aussi chez Wittgenstein lui-même dans le Tractatus qui assimile le langage à un calcul avec de nombreuses règles implicites dont il compare la complexité à celle de l’organisme humain (4.002).
Une conception mythologique des règles et du savoir tacite entraîne le légalisme ou le volontarisme, respectivement disqualifiés par Bourdieu. Contre le légalisme on peut alléguer que les comportements peuvent être réguliers sans être le produit de l’obéissance à des règles ; au volontarisme, qui peut être illustré par la conception sartrienne de la liberté, Bourdieu oppose sa vision plus déterministe du monde social. Le légalisme identifie les agents à l’homo economicus qui calcule et fait des choix rationnels. Interprétant la notion de savoir tacite comme savoir que, cette conception donne une vision très appauvrie de l’agency. : l’agent soumettrait ses décisions au seul calcul rationnel. Le légalisme fait de nous des automates exécutant un programme encodé par notre expérience du monde social, mais qui nous est inaccessible dans l’expérience.
Dans la même veine, Wittgenstein soutient dans les Recherches philosophiques § 80 que notre action n’est jamais totalement circonscrite par les règles ; il lui semble impossible que nous soyons équipés de règles pour toutes les possibilités de leurs applications (ni de la « règle qui règle l’application de la règle » ; ibid. § 84) : on ne saurait en effet imaginer d’avance toutes les circonstances possibles de l’emploi d’un mot. « La règle laisse des échappatoires et la pratique doit parler pour elle-même », déclare Wittgenstein, autrement dit l’agent doit se débrouiller au cas par cas pour adapter au contexte son application de la règle, improviser de façon pertinente. Tout n’étant pas entièrement dicté par la règle, certains éléments de la situation sont peut-être imprévisibles et cela nous laisse une part d’initiative donc de liberté (au tennis, le jeu ne détermine pas à quelle hauteur doivent monter les balles). Car la règle ne nous dicte pas les détails de son application de façon univoque et déterminée, ni ne contient à l’avance tous les cas de son application, qu’elle détermine pourtant, mais en un sens purement logique : la règle et ses applications sont en relation interne. Même si nos actes sont logiquement déterminés par des règles en mathématiques ou simplement quand nous parlons, il entre de l’aléatoire dans l’énonciation d’un mot dès lors que varient les circonstances. Situation et contexte sont alors les maîtres mots : la règle doit s’ajuster au contexte.
Savoir tacite et application à bon escient des règles
Dès lors il ne suffit pas alors d’appliquer correctement une règle, encore faut-il l’appliquer à bon escient, de manière pertinente, appropriée au contexte. Il y a un art de suivre les règles. Et c’est là que Wittgenstein rejoint Bourdieu qui en appelle au sens pratique, au sens du jeu pour expliquer cet art. Pareillement le philosophe viennois parle du Witz, notamment de « l’esprit de la fête » dont il faut être imprégné pour comprendre certaines cérémonies rituelles en anthropologie. Chez Bourdieu, c’est le « sens du jeu » qui permet au joueur de tennis de bien placer sa balle au bon moment. Cet élément rend compte du côté improvisé sur le moment de certaines actions, du bon geste du joueur de tennis. Wittgenstein laisse en partie le champ libre à un élément d’improvisation dans le jeu, le langage ou les mathématiques. Les règles ne déterminent pas complètement et sur l’instant la question à laquelle répond l’application de la règle ; celle-ci comporte de l’imprévu lié à la singularité de chaque situation. En parlant, nous projetons des mots dans de nouveaux contextes sans que cet acte soit circonscrit de toutes parts par des règles (cf. le tennis), et les mots projetés sont eux-mêmes sensibles au contexte ; le langage est donc chose flexible et floue. On sait que Bourdieu fait une déclaration analogue à propos du jeu qui a partie liée avec le flou. En tout cas chez lui le sens du jeu ne s’acquiert que par la pratique du jeu et ne s’exprime que dans la pratique du jeu. Quant à la conception wittgensteinienne, elle laisse en un sens tout à fait libre celui qui suit la règle puisqu’elle ne le contraint pas à l’appliquer, mais le guide seulement au cas où il voudrait la suivre. Encore faut-il qu’il le veuille. La règle laisse une marge d’improvisation le moment venu. Bourdieu ménage donc aussi une place à l’improvisation, notamment dans les jeux sportifs où il faut avoir une stratégie et des tactiques.
Au fond, c’est dans l’anti-intellectualisme que Wittgenstein et Bourdieu se rapprochent le plus. Et dans l’idée d’une connaissance par corps. Ensuite il y a le fait que « ce qui va sans dire », le savoir tacite, est reconnu par l’un et par l’autre comme jouant un grand rôle dans nos pratiques. Notamment un comportement réglé présuppose un savoir d’arrière-plan, comme l’a montré Wittgenstein. Notre langage est pour lui une famille de jeux de langage qui n’auraient pas lieu sans que soient remplis certains présupposés concernant l’arrière-plan. De plus c’est le mérite de Wittgenstein d’avoir montré qu’on ne doit pas réifier les règles et qu’il ne faut pas les concevoir sur un modèle mécaniste rigide, compte tenu de la souplesse de la pratique. La vision globale de Bourdieu est certes plus déterministe que celle de Wittgenstein, mais tous deux sont d’accord sur le fait que suivre une règle laisse une marge de liberté à l’agent. En revanche, Wittgenstein n’encourt pas le reproche souvent fait à Bourdieu : sauf à être un pouvoir occulte mystérieux, l’habitus est redondant avec la pure et simple description des faits sociaux. Quelle que soit la valeur de cette objection, elle ne vaut pas contre Wittgenstein qui prend bien garde d’exclure de la philosophie les explications causales ou dispositionnelles et de les réserver aux sciences de la nature.
Bibliographie
Bourdieu Pierre
Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1997
Chauviré Christiane
Le moment anthropologique de Wittgenstein, Paris, Kimè, 2004
Polanyi Michael
Personal Knowledge, University of Chicago Press, 1958
The Tacit Dimension, University of Chicago Press, 1966
Searle John Rogers
La construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard, 1998
Wittgenstein Ludwig
Recherches Philosophiques,Paris, Gallimard, 2003
[1] Proche de l’anti-intellectualisme de Wittgenstein, mais aussi de celui de Dewey, ce qui mériterait d’être approfondi.
Ne pourrions-nous pas classer les « stocks » tacites ainsi : entre extérieurs (influences des masses culturelles [quantité et force des appels aux signes] ou physiques, capacités du corps), et intérieurs (habitudes, apprentissages, dispositions) ? Et distinguer entre stocks investis (« capital ») et langage d’exploitation ? Les investissements intérieurs « s’inscrivent en lui » dans nos neurones, « passent largement par le corps » : les influences sont des causes sans doute épigénétiques, incorporées au cerveau ou aux gestes, au « patrimoine génétique », « apprentissage corporel par habituation », « incorporation du social ». En capital au bilan, les stocks d’habitudes pratiques sont imposés par l’ergonomie des objets ou inculquées selon l’efficacité ou bien les normes. Les dispositions sont physiologiques et motrices ; les capacités sont des quantités de tensions : de l’énergie.
Sans bilan, pas de langage en compte d’exploitation : « la compétence mise en œuvre par le fonctionnement du langage (Chomsky opposant, c’est bien connu, compétence et performance) ». Car « une maîtrise d’informations, de techniques et de savoir faire sans lesquelles les performances linguistiques ou épistémiques ne pourraient avoir lieu ». Wittgenstein : « connaissance tacite […] présupposée, voire nécessitée, par nos jeux de langage » : par les kits à disposition. Un bon bilan ne suffit pas : un « statut dispositionnel et tendanciel pousse à agir », il justifie mais « ne déclenche pas le passage à l’acte ». Parce qu’elle n’est pas au bilan mais au compte d’exploitation, « une compétence linguistique n’est pas un concept dispositionnel ».
Les mathématiques proposent à l’implicite un modèle explicite : domaine de définition pour fond « référentiel variable » de connaissance, mise en facteur commun pour raison d’action (proposent un objet logique pour un objet).
Les implicites fonctionnent comme la masse des points et l’inclinaison des lignes chez Kandinsky : le tacite est de l’ordre du fonctionnement esthétique (« n’agissent pas comme une roue dentée dans un mécanisme »). Car la connaissance des codes, « la connaissance des hommes » ou celle de la « gravité » (pesanteur) est non verbalisée parce que nous avons un rapport esthétique à ce fond (ce fonds) de connaissance « à l’arrière-plan » : « Le point crucial est que suivre une règle n’implique pas d’avoir à l’esprit la formulation de la règle » ; « L’intéressé ne sait généralement pas expliciter verbalement cette connaissance ». Ainsi, « cette notion est celle de l’information essentielle (savoir ou savoir faire) à la compréhension d’une situation […] tacite ». Et à sa maîtrise. Par exemple, l’utilisation de mots allemands, savants, qui habille le fond de connaissance du texte est une belle illustration esthétique de la domination tacite.
Mais, que son analyse soit descriptive ou explicative, cette esthétique est bestiale : les corps parlent aux corps. « Wittgenstein rappelle que l’enfant apprend à s’asseoir sur une chaise avant de posséder le concept de chaise ». Je relève : « anti-intellectualisme », « des savoir-faire et des aptitudes pratiques », les « faits très généraux de la nature » que sont les capacités, « l’immersion dans un monde pratique », « directement ancré dans les réactions naturelles, instinctives […] en tout cas su par incorporation ». « Ancré dans des réactions naturelles et instinctives, cet apprentissage crée des dispositions à agir » ; « figure d’anti-intellectualiste ».
Reste à penser le passage à l’acte au-delà de l’habitus impetus préformé : « ce n’est pas la règle qui déclenche le passage à l’acte ».
Les connaissances tacites sont celles que nous apprenons à la façon des mammifères, comme eux nous n’avons conscience que du résultat, ce que nous savons faire (marcher, compter…). Les plus complexes sont celles qui ne sont qu’intellectuelles, car elles nous font croire que nous sommes rationnels alors qu’elles sont dépendantes de notre culture.
Wittgenstein nous fait ainsi prendre conscience que nos pensées sont dépourvues de sens (que nous ne pouvons pas les comprendre selon la signification des mots), à l’exception des causes scientifiques. Peut-on écrire un article sur lui, qui est donc dépourvu de sens, en faisant comme si cela ne nous concernait pas ? Lorsqu’il parle de dressage, il ne s’agit pas de baguette mais de tout notre apprentissage qui nous laisse croire que certaines pensées ont du sens et d’autres pas. N’est-ce pas ce que vous croyez ? Ce que vous avez appris selon des schèmes dont vous n’avez pas conscience ? Suite à ce constat, il a cherché à comprendre à quoi cela pouvait servir d’exprimer des pensées dépourvues de sens, ce qui revient à se demander, qu’elle était votre finalité en écrivant cet article ? Nous pourrions dire qu’il s’agit de jouer avec vos camarades du groupe social des philosophes, ceux susceptibles de comprendre de telles pensées, pour faire la transition avec Bourdieu.
Bourdieu est un sociologue, cela signifie qu’il a une démarche scientifique, il recherche des causes, mais ce n’est pas en contradiction avec Wittgenstein car la finalité individuelle n’est pas en opposition avec la cause de l’apparition d’un comportement. Le dressage de Wittgenstein devient l’apprentissage des comportements (par imitation) qui vous conduisent à écrire de tels articles en croyant qu’ils ont un sens. La cause permet de prédire que dans un groupe social tel que celui des philosophes, vous allez en écrire, et qu’au sein de votre groupe cela aura un sens, puisque c’est ce que vos camarades attendent de vous : que vous jouiez avec eux.
Pouvons-nous comparer ainsi ces deux auteurs dont l’objet est de nous faire prendre conscience de notre condition humaine, en faisant comme s’il s’agissait de simples élucubrations ? Je vous invite à lire la « philosophie du mouvement » disponible sur mon site qui explicite ce que cela signifie, mais je ne garantis pas que cela soit compréhensible par la simple connaissance des mots…