Castoriadis métaphysicien
1. La création est une idée neuve en philosophie.
Autour de cette assertion puissante et violente est née l’œuvre de Cornelius Castoriadis, cette conviction le guidant au long de ses travaux les plus divers, filant sa pensée entre politique, sociologie et philosophie. Que reste-t-il, dans le vieux professeur à l’EHESS, du jeune militant trotskiste fuyant la Grèce de la guerre civile ? Cette question, anodine en apparence – qu’y a-t-il de plus naturel pour un homme, a fortiori un philosophe, que de n’être plus le même après quatre décennies d’interrogation illimitée ? – va en fait structurer toutes les controverses actuelles entre ses lecteurs, pour peu qu’ils se donnent comme objectif de trouver une cohérence à la pensée de celui qui affirmait que « nous ne philosophons pas – nous ne nous occupons pas d’ontologie – pour sauver la révolution, mais pour sauver notre
pensée, et notre cohérence. »[1]
Castoriadis est certes de ces géniaux touche-à-tout qui évanouissent chez leurs lecteurs tout souci quant aux craintes régulièrement réactivées par quelque profès de malheur de mortalité ou de clôture de la philosophie. Sa polyphonie et sa potentialité polysémique font toute sa présence, tout son présent, son implacable puissance explicative, exploratrice, jamais performatrice. Mais cette même diversité, cette même multiplicité des approches laissées volontairement ouvertes à la critique, peuvent faire craindre la découverte d’incohérences trop importantes, qui tendraient à disqualifier tout à fait le parcours intellectuel du philosophe.
Rien n’interdit de chercher à lire dans son évolution, de l’étude du marxisme, des révolutions et du mouvement ouvrier à celle des Grecs anciens, une constance dans la réflexion philosophique. Quel serait alors ce thème qui ne se dit pas? La thèse que nous défendons voudrait que ce thème central qui traverse, presque mutique parfois, la pensée castoridienne, soit cette problématique, en antienne, de l’autonomie comme autolimitation.
2. Pourquoi Castoriadis plutôt qu’un autre? L’époque ne manque pas de petits maîtres ou de penseurs de marque, non plus que de thuriféraires pour les suivre en cohorte ou d’opposants assassins. Quelle justification y aurait-il donc à donner à une énième étude de l’autonomie castoridienne? Avant toute considération de l’intérêt intrinsèque de ses théories, il peut être intéressant de faire œuvre de « méta-critique », pour noter combien cet auteur échappe aux heurs variés qui accablent ses contemporains, en ce qu’il semble d’emblée échapper à ses commentateurs. Un « Titan de l’esprit », ainsi que lui rendait hommage Edgar Morin[2], qui, à l’image de son parèdre mythologique, dévora allègrement ses enfants[3], avant que ceux-ci, constatant la mort, cette fois naturelle, du père, décident de se contester l’héritage[4], ou à tout le moins d’en tirer des conclusions bien divergentes.
3. D’un côté, les récupérations (il faut bien employer ce terme) des thèses politiques de Castoriadis se font souvent, au bas mot, dans une optique néo-conservatrice, pessimiste/décliniste, et cela que ce soit par l’utilisation de concepts tronçonnés et exportés sans considération de leur environnement (notamment la « privatisation »), ou dans les cénacles « castoriadiens » autorisés, qu’il faudrait sans doute plutôt considérer comme une branche légèrement hétérodoxe de toute une vogue néo-arendtienne. Si l’on ne peut douter de la teinte pessimiste que prennent un bon nombre des écrits de Castoriadis, il ne saurait être permis de souscrire à l’usage sans frais qu’en fait le courant de la mélancolie de gauche ou gauchisante : Castoriadis lui-même a passé trop de temps à décrire l’inscription ontologique de l’autonomie, sa signification pour/par la psyché.
Toute utilisation de ses réflexions politiques, en tant que, nonobstant leur origine parfois purement militante, il les étaye sur une ontologie qui en retour est par elles affinée, réclame qu’on ne les importe pas dans sa propre pensée sans, a minima, ou bien souscrire à ladite ontologie, ou bien montrer comment telle thèse politique peut être scindée de ses soubassements ontologiques (et, autant que possible, les inscrire dans une ontologie concurrente). Les conclusions et postulats ontologiques de Castoriadis sont cependant au mieux éparpillés, et, pis encore, tentent de ne pas revêtir de caractère proprement systémique : nous nous attellerons donc à faire ressortir et à éclaircir cette métaphysique castoridienne sans laquelle, qu’on l’adore ou qu’on la conspue, il ne saurait y avoir, en droit, de réflexion sur la « philosophie politique » de Castoriadis.
4. Face à l’offensive « humaniste »[5] des exégètes castoridiens, qui militent pour que l’on reconnaisse que leur grand homme a toujours été un philosophe, malgré les réquisitoires des lecteurs « politiques » qui hurlent à la déviance philosophique d’un auteur oubliant tout des évidences quotidiennes de la praxis marxiste[6], il nous faut tenter de tenir selon « la règle droite du juste milieu », ou plutôt : comprendre que ces deux tendances de lecture ne sont en rien antinomiques, et qu’il est par là inutile de chercher à les réconcilier : tout au contraire, les deux vont pas à pas défaire l’intermixtion entre politique et philosophie que Castoriadis toujours entretient, en prétendant paradoxalement à l’impossibilité radicale de leur déliaison, et conspirer, « respirer ensemble » comme dirait Castoriadis, à une compréhension « démocratique » de l’autonomie castoridienne, quand celle-ci, que l’on s’en plaigne ou s’en réjouisse, est par-dessus tout révolutionnaire, précisément parce qu’il faut la lire ontologiquement.
Non pas fonder une politique sur une ontologie, mais comprendre que la politique ne se trouve que dans la définition, dans la circonscription ontologiques qui en sont faites : que le champ créé par Castoriadis pour la politique est celui d’un infini des possibles, mais conditionné par la saisie tragique de son ouverture ontologique.
5. Ainsi, à considérer comment ses écrits politiques s’insèrent dans son ontologie, nous verrons comment, en dépit de ses filiations revendiquées ou à assez bon droit alléguées, Castoriadis ne s’inscrit pas moins dans une mouvance de la philosophie contemporaine qui compte aussi Badiou : l’opposé en termes de lectures, des approches sensiblement incompatibles de l’ontologie, mais dont on ne saurait oublier quelques profondes convergences quant à la pensée, la pratique et le positionnement de la politique. Sans comparer les systèmes propres à chacun de ces deux auteurs, ce qui excèderait de loin, en volume et pour la théorie, la portée de ce travail, on peut esquisser entre eux des rapprochements, ouvrant une nouvelle compréhension, plus fidèle à la consistance de l’ontologie et de la politique, sans devenir pour autant une philosophie politique.
Qu’un platonicien (cartésien) et un aristotélicien (freudien) se retrouvent dans une même condamnation ontologique de ce qui ne mérite pas à leurs yeux le nom de démocratie, l’on en tirera les conclusions que l’on voudra – selon le degré d’hostilité que l’on porte à ces auteurs, soit sur l’état d’une certaine philosophie française, soit sur celui du monde contemporain –, reste que les soupçons de proximité ontologique permettent encore de ne pas enterrer d’emblée la démocratie, laquelle pourrait être le véritable « syntagme [à] faire revenir d’entre les morts »[7] : une voie de rédemption pour les apparatchiks maoïstes ou post-situationnistes. Alors peut-être pourrons-nous « désembrouiller »[8] la philosophie de ce « sujet » trop éthéré sans pour autant « tourner linguiste », ou afficher notre devenir-Mao.
6. Assurément le cercle des lecteurs acharnés de Castoriadis a trop bien fait sienne la réflexion du maître à propos d’Arendt[9], et refuse de tenter de vérifier en interne la cohérence de ses propos[10], collant ainsi, sans nécessairement l’apercevoir tout à fait, au style castoridien de l’anathème organisé[11], auquel n’échappent guère qu’Aristote, Fichte et Freud – mais l’usage que Castoriadis fait de ces derniers devrait être soumis à caution : c’est-à-dire qu’il faut que le lecteur se méfie franchement, quand il entend parler de ceux-là, de ne pas comprendre leurs concepts comme il semble, à en croire la glose, qu’ils les comprenaient eux-mêmes, sous peine de mésinterpréter Castoriadis.
Voudrions-nous lui rendre hommage lige, il faudrait encore entreprendre à neuf ses concepts, en fonction des réflexions ontologiques les plus tardives – au premier rang desquelles, la question toujours reprise de l’autonomie. Qu’en dire ? « L’autonomie, strictement, c’est l’autolimitation ». Autolimitation: habituelle reprise détourante d’un terme aristotélicien : phronèsis. Pour le cerner, il va nous falloir passer par ce qui tient d’une phénoménologie non égologique, à la quatrième personne, celle du socius, ou, aussi bien, d’une ontologie de l’être-étant, de la démocratie.
7. Un mot, autonomie, et tout est déjà dit, toutes les présuppositions, toutes les démonstrations, toutes les conclusions sont en place (sauf l’artefact métaphysique de la pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle illimitée, après tout plus accessoire, incidence contemporaine qu’il ne nous est pas permis de souhaiter). L’écriture de Castoriadis est incessante psalmodie de cette autonomie, et il ne serait pas exagéré de considérer son oeuvre tout entière comme une exégèse de cet unique vocable.
La thèse que nous proposons de défendre est simple à formuler : l’autolimitation est l’écriture ontologique de l’autonomie. Ainsi nous posons une hypothèse herméneutique forte : l’ontologie castoridienne admet les présentations comme accordées par les institutions, c’est-à-dire : les significations imaginaires sociales sont des fonctions d’apparaître, inscrites dans une ontologie qui n’admet pas de différence entre l’être et l’apparaître. Notre travail consistera à tenir cette hypothèse par rapport à l’ensemble du texte, de manière à montrer que cette voie semble être la plus conséquente pour appréhender une cohérence de la littéralité de Castoriadis : l’ontologie castoridienne ne prend de sens cohérent qu’envisagée comme une métaphysique s’ordonnant autour de l’autonomie et de la/comme création, ne résistant à la contemporanéité qu’en décrivant celle-ci comme époque centrée sur le projet de pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle illimitée qui a pour figure métaphysique l’illimitation, s’arrogeant par là la figure métaphysique de l’autolimitation comme à la fois clef de voûte et pierre de touche systémiques – rien cependant qui s’approchât jamais d’une hiérarchie.
8. Aussi bien : d’abord approcher ce que peut vouloir dire autonomie au niveau individuel ; ensuite comprendre celle-ci en rapport à la société ; enfin saisir comment l’illimitation nous demande de dire aussi l’autonomie de l’individu sous la même forme que l’autonomie de la société. Nous disions qu’il pouvait sembler au lecteur de Castoriadis que ses remarques politiques sur la contemporanéité fussent sans lien avec son projet philosophique autre que de forcer au pessimisme : tout au contraire, elles permettent systémiquement d’affiner par la négative, et pas seulement en tout autre de la signification imaginaire nucléaire (en signification imaginaire nucléaire absolument autre), le projet d’autonomie.
Il ne s’agit pas de défendre mordicus Castoriadis contre les mélectures qui peuvent en être faites, ou malgré les antinomies que l’on pourrait découvrir dans sa pensée, malgré les réfutations qui auraient pu ou pourraient y être apportées, mais de tenter de tenir sa lecture « jusqu’au bout » en y découvrant une cohérence, quitte à souligner, pour parler crûment, quelles couleuvres il nous faut alors avaler. Tenir notre double hypothèse de lecture, c’est par méthode castoridienne montrer qu’à celle-ci se brisent toutes les autres herméneutiques, qu’il n’est pas permis sauf contradictio in terminis de penser que « les » autonomies sociale d’une part, individuelle de l’autre, ne sont pas une seule et même fonction subjectale, que la différence entre elles ne tient pas à la structure du pour-soi de l’objet considéré, selon qu’il se structure ou non en psyché.
9. Voici, en somme, le but qu’aimerait se donner cette série d’articles et l’apport au sein de cet atelier : donner sa chance à Castoriadis, un Castoriadis saisi non comme Un, mais du moins comme suffisamment cohérent avec lui-même et dans le temps pour que ses écrits soient plus qu’une idiote (au sens grec) logorrhée, de manière qu’il soit cohérent, de notre part, d’en décanter un sens, et, autant que possible, un sens qui nous soit encore utile à la compréhension de la société contemporaine. (Re)trouver en Castoriadis même ce qui l’avait poussé à publiciser ses idées.
[1] Cornelius Castoriadis, Fait et à faire. Les Carrefours du labyrinthe 5, (1997), 2008, Paris, Seuil, « Points-Essais », p.10 (cité FF).
[2] Nécrologie parue dans Le Monde daté du 30 décembre 1997.
[3] Il suffit de lire, pour s’en convaincre, les gentillesses qu’il réserve aux « amis qui ont bien voulu contribuer à ce volume », Castoriadis, FF, p.9.
[4] Cf. la « polémique » opposant David Ames Curtis à Vincent Descombes.
[5] Laquelle, il ne faut pas manquer de le noter, repose paradoxalement sur une lecture de Castoriadis plus marxiste que Castoriadis lui-même, ou plutôt redoublant l’ambivalence castoridienne au marxisme : par exemple, « On peut voir en ce sens la philosophie de Castoriadis comme une forme d’humanisme politique, si par là nous entendons une philosophie pour laquelle l’homme doit développer ses potentialités en luttant politiquement pour son émancipation. », Arnaud Tomès, L’imaginaire comme tel, 2008, Paris, Hermann, « Philosophie », p.87 (cité IT).
[6] Pour avoir oublié la lutte des classes, Castoriadis est devenu un « jaune » : voir par exemple Takis Fotopoulos, « The Autonomy project and Inclusive Democracy. A critical review of Castoriadis’ thought », The International Journal of INCLUSIVE DEMOCRACY, Volume 4, n°2, avril 2008, ou Anonyme, « Death of Cornelius Castoriadis: Bourgeoisie pays homage to one of its servants », World Revolution, n°276, juillet 2004.
[7] Alain Badiou, Logique des mondes. L’être et l’événement 2, 2006, Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », p.11 (cité LM).
[8] Vincent Descombes, Le Complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, 2004, Paris, Gallimard, « nrf » (cité CS).
[9] « on n’honore pas un penseur en louant ou même en interprétant son travail, mais en le discutant, le maintenant par là en vie et démontrant dans les actes qu’il défie le temps et garde sa pertinence », Domaines de l’homme. Les Carrefours du labyrinthe 2, (1986), 1999, Paris, Seuil, « Points-Essais » (cité DH).
[10] Le trait est évidemment forcé; il existe de très bonnes présentations de l’œuvre de Castoriadis. Cependant, il suffit de jeter un coup d’œil au sommaire de l’un des Cahiers Castoriadis pour se rendre compte que la remarque n’est pas hors de propos : l’on n’y discute jamais Castoriadis que via la comparaison, qui à Arendt, qui à Bergson, qui à Adorno, voire Deleuze ou Foucault, auteurs pour lesquels le maître n’avait pas de mots assez durs – sans véritablement prendre le temps de définir ce que serait l’orthodoxie castoridienne.
[11] Castoriadis prend toujours le temps de souligner tous les défauts qu’il trouve à tel philosophe, bien moins souvent de rendre ses concepts au César du moment. D’en parler seulement l’hommage est rendu.
ce texte, que je lis en août 2012,me donne envie d’acheter « les années rouges » d’Alain Badiou, mon philosophe presque préféré.
merci