Bioéthique-biomédecine : regard sur une proximité problématique
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Assignations originaires et proximités actuelles de la bioéthique
La recherche sur les gènes et l’hérédité a permis de sérieux progrès. L’objectif surtout dans les années 40 et 50, était la quête des caractéristiques de l’ADN. Ce que Watson et Crick mettent en évidence, lançant les biologistes sur la voie du décodage du génome humain qui sera réalisé plus tard. Des découvertes sont hautement médiatisées qui bousculent chemin faisant les consciences, les différents cadres éthiques et légaux centrés sur la protection de l’humain. Désormais avec les progrès en génie génétique, les ingrédients technoscientifiques sont là pour créer des tissus, organes et souches cellulaires génétiquement identiques à celles du donneur, mais aussi la potentialité de la multiplication à l’identique d’un être humain. Une perspective qui a impliqué une régulation plus corsée des textes et structures légales de veille. L’autre fait déterminant dans l’épiphanie de la bioéthique est lié au procès des médecins nazis. Un procès qui a montré les failles du serment d’Hippocrate dans l’établissement du caractère criminel des expérimentations nazies sur les sujets humains. Le Code de Nuremberg (1947) qui en découle détaille en dix critères les conditions incontournables « acceptables » pour ces expérimentations. Mais son incidence sur les pratiques qui ont suivi était très limitée. Le niveau de scandales en la matière n’a pas décru. La déclaration d’Helsinki et autres rapports ultérieurs montrent clairement que les tendances et réflexes sont endurants et nécessitent une vigilance et des structurations toujours actualisées des dispositions bioéthiques. Ces deux événements ont significativement contribué au développement de la bioéthique dans le sens où, en donnant un coup d’accélérateur à la connaissance, la génétique par exemple a ouvert la lucarne sur la possibilité de transformation substantielle de l’humain qui est l’élément central de l’éthique. Elle est donc en partie l’origine de la connexion biologie-éthique qu’est la bioéthique. Il en est de même du Code de Nuremberg. Celui-ci, en mettant en exergue les biais des médecins et chercheurs, a rendu possible l’avènement de la bioéthique en imposant des grilles de conduite et d’évaluation des actes. Les normes qu’elle édicte sont des balises essentielles qui formellement ont servi de référence aux normes de la bioéthique. Les régularités comme par exemple la déclaration d’Helsinki, le rapport Belmont ou l’ÉPTC n’en sont respectivement que de nécessaires adaptations à des occurrences locales et/ou internationales. Des attentes particulières adviennent qui doivent être prises en compte. Il en est ainsi des années soixante qui sont une période de turbulences sociales qui vont porter les changements à un niveau inédit. La bioéthique va consolider ses assises et tenter de se mettre à la hauteur des nouvelles aspirations. En effet, les balises de la bioéthique heurtent et transfigurent les configurations ultérieures. Le patient, nourri d’informations disponibles et accessibles, a généralement une relative compréhension des enjeux et de ses droits.
Il passe du statut de patient passif à celui de patient actif dont les vœux et valeurs doivent être pris en compte. Rien ne le lie au spécialiste qui le traite à l’hôpital ou dans une clinique, c’est-à-dire loin de la demeure familiale. Il a une multiplicité d’intervenants qui le prennent en charge comme un consommateur rationnel. Ayant une certaine compréhension des services offerts, il est à même d’exiger que la qualité de ceux-ci soit à la hauteur de leur coût. Dans son rapport aux différents intervenants, il est intuitivement en alerte vis à vis du respect des principes essentiels que sont la bienfaisance, l’autonomie et la justice, et cela même s’il n’en a qu’une compréhension limitée. Au plan de la recherche, les différences sont tout autant marquées. Avant, celle-ci se focalisait sur les personnes proches. Il était question de mettre en évidence des possibilités thérapeutiques à même d’aider les participants. La quête du bien-être du patient en était l’essentiel principe. Le caractère éthique de la pratique était lié aux valeurs du médecin, et ne supposait aucune validation ou regard extérieur comme nous le disions. Actuellement la recherche dépasse les bornes des familles ou personnes connues. Elle s’appuie sur des participants qui appartiennent à divers horizons socioculturels. Le chercheur doit constamment respecter des règles et directives qui lui sont imposées, et dont l’application peut être rationnellement évaluée par tiers. Toutes ces nouvelles réalités sont l’expression des grandes tendances socioculturelles et des progrès technoscientifiques peu en symbiose avec les cadres anciens. Ces différents changements sont des réponses à des attentes contemporaines. En effet, de nombreux mouvements convergent pour contester tout ce qui apparaît comme autorité :
« A partir de la fin des années 1960, les comportements sociaux étaient caractérisés par une résistance à toute forme d’autorité, entre autres médicale (Toulmin, 1988). En effet, la méfiance croissante et généralisée du public à l’égard du corps médical a favorisé l’élaboration du concept d’autonomie du patient à l’encontre du paternalisme médical traditionnel »[9].
Il est question de faire prévaloir l’autodétermination et le libre arbitre. Aucune institution n’est épargnée. Les problèmes qui affectent les citoyens sont débattus et passés au tamis ; il y a une réelle volonté de dépasser les circularités inopérantes pour recentrer et donner de nouvelles orientations aux réflexions :
« La révolution biomédicale des années soixante ainsi que la sécularisation de la société ont fait prendre conscience de défis nouveaux communs à tous les citoyens et citoyennes. Si l’on voulait faire œuvre commune de réflexion, de recherche de solutions, d’élaboration de règles éthiques, il fallait éviter les langages parallèles, et notamment confessionnels ou religieux. Les théologiens américains ont été prompts à réaliser ce défi et à l’accepter, quitte à susciter des réserves de la part des autorités officielles de leur Église. Ainsi la bioéthique a voulu être, dès le début, une réflexion séculaire »[10].
Cette volonté de s’écarter de l’emprise religieuse serait même à l’origine du concept bioéthique. Il était question d’éviter le mot de morale, hautement chargé de balises religieuses. La bioéthique est donc originairement dans l’écart, c’est-à-dire que c’est en étant distante qu’elle peut en toute objectivité donner son avis sur les faits pour lesquels elle est sollicitée. Être efficace et atteindre en toute sérénité ses objectifs n’est possible qu’en préservant cette salutaire distance. Notre actualité qui procède par fusion et confusion des instances, pousse la bioéthique à se décaler de ses déterminités initiales et à entrer dans l’intimité dissolvante de la biomédecine. Néanmoins, celle-ci n’est pas immédiatement accessible comme discipline scientifique. Non seulement elle est complexe[11], mais elle est liée par des connexions financières qui en complexifient davantage la lisibilité. En outre, inscrite dans l’innovation et l’invention, son actualité n’est jamais close, elle est perpétuellement connectée à l’occurrence à venir. Dès lors, il est difficile de comprendre que la bioéthique puisse s’accrocher à cette dynamique qu’est la biomédecine sans s’éloigner de ses propres balises. Car le faisant, elle est obligée de tendre vers ce qui lui est extérieur, ou de s’étirer jusqu’à rompre avec ses propres attaches. Or toute tension systématique finit par affaiblir les articulations internes et les rendre inopérantes. Être inopérante n’a jamais été une des options ou assignations de la bioéthique. Mais son implication très serrée dans l’actualité de la biomédecine qui de fait réduit la distance indiquée pour une bonne délibération, ne peut qu’être inadéquate :
« Le développement de la compétence éthique de la société exige que la bioéthique maintienne le cap sur sa vocation première d’être un phare et de promouvoir le débat démocratique sur les enjeux éthiques complexes des nouvelles technologies et pratiques sociales. Or, nous constatons qu’une conjonction de facteurs historiques et contextuels participe à la dérive de la pratique bioéthique »[12].
Comme nous le mentionnions, la réduction de l’écart qui confine à une transformation substantielle des objectifs initiaux, ne peut que troubler les assises authentiques de la bioéthique. En effet, il est difficile de faire corps avec une entité a priori différente et continuer à avoir un corps intégralement propre à soi. Il est demandé à la bioéthique d’entrer dans un corps à corps avec la biomédecine et non faire systématiquement corps avec elle. Dans le corps à corps, il y a comme la volonté de maintenir une certaine adversité, ce qui de fait organise et structure le nécessaire écart. Ce qui n’est pas le cas quand on fait corps avec. Dans cette dernière configuration, on cherche pratiquement à neutraliser ce qui fait particularité au nom d’une fusion souhaitée. La bioéthique, dans sa structuration actuelle, manifeste comme une volonté de s’inscrire dans une non-différence troublante.
Bioéthique : de l’appréciation à la prescription
Or elle a émergé et s’est initialement affirmée relativement à la différence qu’elle est par rapport aux autres rationalités ou pratiques. Comme nous le disions, c’est dans un décor de scandales récurrents qu’elle s’impose : « C’est sur les ruines de la médecine nazie et de ses expérimentateurs-bourreaux que s’élaborent les principaux textes normatifs qui vont progressivement construire les règles en usage aujourd’hui, en France et de le monde, pour encadrer l’expérimentation humaine ».[13] La bioéthique devrait être relativement à ce qui se passe dans l’univers de la recherche et de la pratique médicale, un scandale positif, c’est-à-dire ce qui œuvre pour la scansion ou la rupture par rapport à une manière de faire malfaisante. Étant scandale bienfaisant, elle est la scansion ou l’écart. Et c’est en ce sens qu’elle ne peut sans se renier être en quête systématique de symbiose avec des structures qui, sans nécessairement le vouloir, génèrent perpétuellement des irrégularités par rapport aux dispositions éthiques. L’assignation inaugurale de la bioéthique était l’appréciation des faits relevant de la recherche et du faire biomédical. Appréciation comme action d’apprécier quelque chose, de l’estimer et de l’évaluer. Il s’agissait de faire des remarques après un examen critique. L’appréciation émanant de la bioéthique devrait systématiquement être un jugement sur la valeur des actes posés par le dispositif biomédical, car c’est justement à travers l’appréciation que la distance dont nous parlions est possible. L’appréciation vient après coup, elle n’est pas engagée dans une intrication immédiate avec son objet. La saine appréciation n’est possible qu’à partir d’une posture extérieure. Ce qui, semble-t-il, n’est actuellement pas le cas de la bioéthique. Celle-ci, à travers certains de ses démembrements tels les comités d’éthique de la recherche ou autres experts, sont pratiquement passés de l’appréciation des faits à la prescription de ce qui est à faire. Ils donnent des ordres formels et détaillés qui énumèrent ce que le chercheur désireux d’user de sujet humain doit faire pour obtenir des subventions publiques ou autres possibilités. Cela n’est pas en soi mauvais, mais le problème est que ces nouvelles attributions entraînent la bioéthique dans le courant d’une onde impure où les scandales désagréables ne sont pas nécessairement des exceptions. En connivence avec ces structures technoscientifiques qui, dans leur déploiement occasionnent aussi des scandales, la bioéthique ne peut en toute quiétude en dénoncer les travers :
« Un rapprochement entre la bioéthique et les pratiques professionnelles d’une part, et les milieux de prise de décision, d’autre part, remet en question la possibilité pour ses praticiens de jouer pleinement leur rôle social. La distance critique nécessaire pour guider la prise de décision est d’autant plus réduite que la bioéthique se rapproche des pratiques à réguler. Elle risque alors de se trouver en conflit d’intérêts et de servir à légitimer les pratiques instaurées, une tendance d’ailleurs hautement décriée »[14].
L’autre réalité à prendre aussi en compte est liée à la professionnalisation de plus en plus accrue des bioéthiciens. Devenus experts, ils traitent directement avec les institutions, réduisant le débat démocratique à sa plus simple expression. Ils ne sont plus nécessairement l’œil du public dans les labyrinthes de la biomédecine, mais plutôt des partenaires dont celle-ci ne peut se passer pour donner touche crédible à ses recherches et actes. La bioéthique gagnerait à renforcer l’écart avec la biomédecine et autres structures semblables. Elle ne peut régulièrement frayer avec elles sans effrayer ou inquiéter.
Conclusion
Nous voulions dans ce travail montrer qu’il existait une trop forte proximité entre la bioéthique et la biomédecine, ce qui ne pouvait être propice à une réelle efficacité de la bioéthique. Pour le justifier, nous avons dans premier mouvement mis en relief la portée des découvertes et abus en biomédecine, pour ensuite montrer que la bioéthique dont l’épiphanie est rivée à ces mêmes abus, devait distinctement être en phase avec ses premières assignations, c’est-à-dire être distante, multidisciplinaire et dénoncer sans voile les inepties constatées. Les ultimes analyses soulignent le fait que cette hardiesse est bridée par sa tendance actuelle à chercher des symbioses, à prescrire et à s’institutionnaliser à travers une multiplication des spécialités éthiques et une forte rationalisation des pratiques. Une tendance qui minore l’aspect dénonciation des fautes en biomédecine. Et pourtant, aujourd’hui comme hier, l’histoire de la recherche et de la pratique biomédicales retracent les atteintes marquantes à la dignité humaine. Pour juguler ces récurrentes tendances nocives, la bioéthique devrait s’imposer comme phare incontournable, éclairant et dénonçant sans frilosité les biais constatés. Pour mettre l’accent sur cet aspect des choses, nous avons insisté sur la particularité de la bioéthique relativement à l’éthique médicale « traditionnelle », pour montrer que la connexion évoquée avec la biomédecine, ne devrait pas se transformer en symbiose qui effacerait les différences respectives. La bioéthique devrait maintenir l’écart nécessaire à une saine appréciation de ce qui a cours en biomédecine. Car son émergence et son authenticité sont justement liées à sa capacité à être, sans distinction, critique à l’égard des dispositifs et pratiques technoscientifiques qui l’interpellent. Pour justifier cette argumentation, on a mis en évidence la complexité et le développement continu de la recherche dans ce domaine spécifique qu’est la biomédecine, complexité qui oblige la bioéthique à se techniciser davantage pour ne pas être prise de cours. Ses procédures et actes deviennent trop techniques. Or, en renforçant systématiquement ses acquis, elle court le risque de mimer ce qu’elle est censée éclairer et perdre par là même ses caractéristiques typiques. En effet, comment peut-elle être en accord avec elle-même en intégrant constamment et massivement les déterminités essentielles de ce qu’elle est censée dénoncer. Notre posture a été essentiellement articulée à cette réalité que ne dément pas l’institutionnalisation actuelle de la bioéthique. Il nous apparaît a priori que pour être le pont qui relie au futur dont parle Rensselaer Potter, la bioéthique devrait maintenir son originalité en étant concrètement multidisciplinaire et clairement dénonciatrice. On ne peut être « pont » en étant constamment fleuve, c’est-à-dire ce qui court comme l’est à l’évidence la recherche biomédicale dans sa quête d’innovation décisive.
Livres
Ghislaine Cléret (2001), Bioéthique, Méthode et complexité, p.24, éd. Presses de l’université du Québec
Guy Durand (2007), Introduction générale à la bioéthique, éd. Fides
Philippe Amiel (2011), Des cobayes et des hommes, éd. Les Belles Lettres
Tom Beauchamp, Childress J. (2008), Les principes de l’éthique biomédicale, éd. Les Belles Lettres
Michel Carrier, Laudry D. (2012), Questions d’éthique, éd. du CHU Sainte-Justine
Articles média
Albert R. Jonsen (1997), A History of Bioethics as Discipline and Discourse, In Nancy Jecker, Jonsen A., Pearlman R., Bioéthics : Method and Practice
Paul Root Wolpe, The triumph of autonomy in American Bioethics : A sociological view
Rensselaer Potter (1970), Bioethics, The Science of survival
Pearlman R., Bioethics : An introduction to the History, Method and Practice
Sources sites web
Alberto Cambrosio, Keating P. (2003), Qu’est-ce que la biomédecine ? Médecine/Science, vol.19, no. 12 :
http://www.erudit.org/revue/ms/2003/v19/n12/007405ar.html?vue=resume
Ghislaine Cléret (2003), Comment être un phare sans paraître illuminé ? : Les dérives de la bioéthique :
http://www.omics-ethics.org/observatoire/cadrages/cadr2003/c_no9_03/c_no9_03_3.html
[1] Alberto Cambrosio, Keating P. (2003), Qu’est-ce que la biomédecine ?, Médecine/Science, vol. 19, no. 12, p.1286
[2] Rensselaer Potter (1970), Bioethics, the Science of survival, p. 152
[3] Lafont Claude, De la biologie à la bioéthique, Éd. Ellipses, p. 4
[4] Ibid.
[5] Tom Beauchamp, Childress J. (2008), Les principes de l’éthique biomédicale, p.13, éd. Les Belles Lettres
[6] Paul Root Wolpe, The triumph of autonomy in American Bioethics : A sociological view, chap.3, p.39
[7] Guy Durand (2007), Introduction générale à la bioéthique, p.116, éd. Fides
[8] Albert R. Jonsen (1997), A History of Bioethics as Discipline and Discourse, in Nancy Jecker, Jonsen A., Pearlman R., Bioethics : An Introduction to the History, Method and Practice, p.4
[9] Ghislaine Cléret (2001), Bioéthique, Méthode et complexité, p.24, éd. Presses de l’université du Québec
[10] Guy Durand, op. cit.
[11] Michel Carrier, Laudry D. (2012), Questions d’éthique, p.34, Éd. du CHU Sainte-Justine
[12] Ghislaine Cléret De Langavant (2003), Comment être un phare sans paraître illuminé ? : Les dérives de la bioéthique : http://www.omics-ethics.org/observatoire/cadrages/cadr2003/c_no9_03/c_no9_03_3.html
[13]Philippe Amiel (2011), Des cobayes et des hommes, p. 37, éd. Les Belles Lettres
[14]Ghislaine Cléret De Langavant, ibid.