Autour de Theuth (1/2)
Texte repris et augmenté à partir d’un entretien mené le 4 novembre 2015
Cette rubrique consacrée à l’actualité de la recherche a pour ambition d’apporter un éclairage sur les conditions concrètes de production de la recherche. Rouage essentiel dans la diffusion scientifique, les listes de diffusion sont bien plus que des outils, elles renferment des espaces de discussions et d’engagement.
La liste de diffusion Theuth est une véritable institution dans le paysage scientifique francophone, pourtant son fonctionnement, ses valeurs et son fondateur restent fort mal connus. Dans cet entretien, nous donnons la parole à Alain Herreman, créateur de Theuth, et enseignant-chercheur en histoire des mathématiques à l’université de Rennes 1.
Thibaud Zuppinger : Un grand merci de nous accorder un moment pour répondre à nos questions, afin d’en savoir un peu plus sur Theuth et son fonctionnement. Je vous propose de commencer par l’origine du projet. Comment est née Theuth ?
Alain Herreman : La liste de diffusion Theuth va bientôt avoir 20 ans. Elle a été mise en place vers juin 1996. J’étais alors doctorant en histoire des mathématiques à Paris 7, dans le laboratoire REHSEIS (devenu depuis SPHERE). Theuth n’était alors qu’une liste d’adresses regroupées, il fallait « répondre » pour écrire à tous. C’était l’époque des premiers navigateurs Mosaic, Netscape et internet ne devait compter que quelques centaines de sites (il existait un livre les recensant!)… Je connaissais personnellement toutes les personnes inscrites. Theuth a ensuite migré sur Listserv, logiciel de gestion de listes de diffusion utilisé à l’université de Paris 7, puis je crois sur Mailman, logiciel utilisé sur le serveur des mathématiciens de Rennes 1, qui m’avaient entre temps recruté comme maître de conférences, et enfin sur Sympa utilisé par l’université de Rennes 1. Cela facilitait la gestion des inscriptions et garantissait une meilleure conservation des archives de la liste. Les personnes inscrites que je connais personnellement sont progressivement devenue plus rares. Fut un moment où je me réjouissais d’inscrire des personnes que je ne connaissais pas : cela montrait que Theuth s’étendait au-delà du périmètre de mes relations. Je pense ne connaître maintenant qu’une infime minorité des personnes inscrites et il est devenu exceptionnel que je connaisse les personnes que j’inscris.
Au delà de cette extension, la vocation de la liste n’a pas changé : rendre visible ce qui est organisé, publié et permettre des échanges en dépassant les clivages institutionnels, géographiques (Paris vs autres régions notamment) et disciplinaires, très prégnants.
Il n’y avait au début pas beaucoup d’intérêt pour la mise en place d’un tel système d’échange d’informations et de discussion (sinon, l’initiative n’en aurait pas été laissée à un doctorant!) et il a fallu surmonter diverses concurrences institutionnelles et/ou personnelles. D’autres communautés, comme les informaticiens et les physiciens (que l’on pense à ArXiv), ont été plus prompts à s’emparer de ces nouvelles formes de communication. Les historiens et philosophes des sciences n’ont en l’occurrence pas montré qu’ils étaient les plus aptes à s’emparer de ces changements malgré leurs répercussions sur nos sociétés, les savoirs et les sciences en particulier. Ils restent en position de spectateurs, au mieux de commentateurs, plutôt que d’acteurs. Cela tient en partie au moins, à mon avis, à des préjugés sur les formes d’écriture et plus généralement sur les systèmes sémiotiques légitimes. L’informatique est encore trop assimilée au « traitement automatique » et la programmation à du « codage » ; leurs dimensions créatrices et leurs impacts, notamment politiques, demeurent négligés. C’est un terrain qui était et qui reste en fait très peu investi. Bien entendu, il est facile d’opposer des démentis, mais c’est facilement vérifiable dans la pratique : les connaissances en informatique, si on ne les confond pas avec de la bureautique !, n’ont pas beaucoup progressé.
Pourquoi avoir choisi cette référence au dieu égyptien, est-ce un hommage au mythe de Platon dans le Phèdre ?
Il s’agit effectivement d’une référence au Phèdre de Platon. Dans ce mythe, Theuth se présente au Roi Thamous comme l’inventeur rien moins que du nombre et du calcul, de la géométrie et de l’astronomie, du trictrac et des dès. Thamous fait alors valoir à son interlocuteur que ce n’est pas à l’inventeur de juger de ses inventions : « Tel homme est capable de créer les arts, et tel autre est à même de juger quel lot d’utilité ou de nocivité ils confèreront à ceux qui en feront usage. » En cela, il s’agit d’un avertissement aux scientifiques et une sorte de plaidoyer pour l’histoire et la philosophie des sciences. Mais Thamous oppose à Theuth, qui se trouve être aussi l’inventeur des lettres de l’écriture, que les connaissances ainsi acquises seront illusoires et que ceux qui en disposeront se croiront compétents en une quantité de choses, « alors qu’ils sont, dans la plupart, incompétents; insupportables en outre dans leur commerce, parce que, au lieu d’être savants, c’est savants d’illusion qu’ils seront devenus! ». C’est cette fois un avertissement adressé aux historiens et aux philosophes des sciences ! Et s’il vise les connaissances acquises par les livres, il s’étend aussi bien à celles acquises par internet, et en particulier par les listes de diffusion qui, on l’ignore encore trop souvent, sont l’une et l’autre aussi des inventions de Theuth.
Oui, le nom « Theuth » est donc bien une référence au mythe du Phèdre, et l’orthographe adoptée, qui n’est pas la plus répandue, vient simplement de l’édition des œuvres de Platon dans la Bibliothèque de la pléiade que j’utilise.
À qui s’adresse Theuth ?
La liste de diffusion est avant tout destinée aux chercheurs qui travaillent en histoire et philosophie des sciences. L’inscription n’y est pas automatique. Je demande ce qui motive la démarche et le cas échéant le titre de la thèse, en cours ou soutenue. Cela indique l’usage attendu et le public visé. Je n’ai de fait jamais eu à refuser une inscription, mais il arrive en revanche que ma demande reste sans réponse.
Ce sont actuellement surtout de « nouveaux entrants » qui demandent leur inscription : des étudiants en thèse, et de plus en plus souvent en Master 2. L’inscription sur Theuth accompagne maintenant l’entrée dans le métier… Mais il y a aussi des chercheurs dans des domaines connexes, des responsables d’institution, de bibliothèque, des journalistes, des éditeurs, etc. Les inscriptions permettent d’observer des phénomènes qui ne sont pas visibles sur la liste, car une grande partie des personnes inscrites n’intervient jamais. C’est le cas notamment des étudiants. D’autres font de la veille pour leurs institutions. On peut ainsi observer le développement des chargés de communication dans les laboratoires. C’est évidemment révélateur.
La France et les pays francophones (Belgique, Suisse, Canada) sont bien sûr les pays les plus représentés, mais on retrouve tous les pays européens. On y trouve des Américains, des Brésiliens, des Mexicains, des Japonais, des Australiens, etc. Cela étant, plus de la moitié des adresses enregistrées sont en .com (un tiers du total est sur gmail.com !), ce qui ne permet pas d’associer une nationalité, même hypothétique. Mais cela ne doit pas changer les proportions. Il y a aujourd’hui plus de 1500 inscrits, ce qui assure aux messages une diffusion sans doute bien plus importante que les revues dans lesquelles nous publions !
Quels sont les principaux usages de Theuth ?
Le principal usage de Theuth est sans conteste la diffusion d’annonces : annonces de séminaires, de colloques, de conférences, de soutenances de thèse et de publications. Mais aussi annonces de postes, de bourses et des appels en tous genres. Les événements annoncés ont pour la plupart lieu en France, mais pas exclusivement.
Theuth offre à tous les séminaires, conférences, colloques, etc. une même visibilité, indépendamment de l’institution et du lieu où ils sont organisés. Chacun, où qu’il soit, quel que soit son statut, a ainsi accès à la même information. Bien sûr, chacun ne peut pas toujours y assister ; Paris reste un lieu privilégié. Etant moi-même parisien à la création de Theuth, et l’ayant toujours été, cette opposition n’était pas présente. Il est d’ailleurs probable que Theuth n’aurait pu être créée si je n’avais pas été parisien: si la liste a pu être transférée à Rennes, elle n’aurait sans doute pas pu y être créée ! Même pour une liste de diffusion l’histoire importe… Mais quoi qu’il en soit, il importe d’offrir à chacun les mêmes possibilités de diffusion et d’accès à ces informations. Theuth y contribue. Savoir ce qui est organisé s’avère déjà une information importante. Cela permet à chacun de découvrir et d’être confronté à ce qui se fait aussi dans d’autres domaines que ceux qui l’intéressent a priori. La réception et l’exploitation de ces informations peuvent être très diverses…
Theuth donne aussi le moyen à toute personne extérieure à la communauté des historiens et philosophes des sciences de la solliciter pour des demandes d’informations et d’en suivre l’actualité. Elle est une interface qui permet à des journalistes, des éditeurs, et toute personne qui organise ponctuellement ou non un événement ayant trait à l’histoire et la philosophie des sciences d’y lancer un appel. Les personnes inscrites ont inversement ainsi un égal accès à des sollicitations extérieures, ce qui ne saurait sinon sans doute pas le cas. Cela peut éventuellement contribuer à étendre et diversifier le cercle des personnes accessibles et donc sollicitées.
La diffusion des annonces de postes était aussi une des motivations à l’origine de la création de Theuth : rendre visibles les rares postes mis au concours dans nos disciplines (postes permanents, temporaires, bourses, etc.). Dans les années 1990, ces informations étaient surtout diffusées de bouche à oreilles ; de bouches autorisées à des oreilles choisies. La manière dont vous étiez informé d’un poste était un bon indicateur de vos chances de l’obtenir. C’est bien sûr toujours le cas, mais la publicité ne peut que contribuer à améliorer les recrutements. Cela donne aussi la possibilité d’éviter le ressentiment d’éventuels candidats qui n’auraient pas été informés. Convaincre les candidats qui n’ont pas été retenus que le poste a été correctement attribué me semble être le meilleur critère pour juger d’un recrutement. Leur donner toutes les informations en est une condition nécessaire. Les conséquences pour la communauté sont sinon dévastatrices. Or, il n’y a de fait pas beaucoup d’institutions susceptibles de prendre en charge la diffusion des annonces de postes. Typiquement, un laboratoire de recherche sera plutôt enclin à garder ces informations précieuses pour ses membres et ne va donc pas trop se préoccuper d’en organiser la diffusion au delà. Ce serait un peu dilapider un certain capital et avec le pouvoir qu’il confère. Le ministère a depuis lui-même bien pris en charge cette diffusion en mettant en place une lettre d’information numérique sur les postes offerts suivant les sections du CNU à laquelle chacun peut s’inscrire (https://galaxie.enseignementsup-recherche.gouv.fr/antares/newsletter_01.jsp). C’est une excellente source, l’intérêt de Theuth demeure en l’occurrence d’offrir une sélection disciplinaire plus précise sans se limiter ni aux postes permanents ni aux annonces de postes en France.
Chacun peut aussi annoncer sur Theuth une publication. A nouveau, cela donne à tous les auteurs et éditeurs la même visibilité. Cela profite notamment aux « petits éditeurs » ; leurs auteurs, qui connaissent la liste, peuvent y diffuser leurs annonces vers le public le plus susceptible d’acheter leurs livres. Mais l’idée au départ était aussi de permettre à chacun d’attirer l’attention sur des publications intéressantes. Il s’agissait surtout de faire profiter tout le monde de l’expertise que chacun a dans son domaine. J’ai au début essayé d’alimenter cela, mais sans réel succès… Theuth sert de fait surtout aux auteurs ou aux éditeurs à annoncer la publication de leurs livres. Sans beaucoup de discernement. Mais c’est ce qui se fait le plus spontanément.
Rendre visible ce qui est organisé est sans doute la fonction la plus fondamentale de Theuth. Chacun peut y voir qui organise quoi, où et avec qui. Les événements et les publications annoncés sont le produit d’un ensemble d’associations et de contraintes disciplinaires, scientifiques, institutionnelles, économiques, géographiques, etc. Les conférenciers invités manifestent la nature des associations et des contraintes qui président à l’organisation de ces événements. Il est ainsi assez facile de déterminer que tel séminaire, tel colloque, telle publication est surtout un produit de contraintes institutionnelles locales dans lesquelles les enjeux scientifiques sont plus secondaires que dans tel autre où les exigences scientifiques dominent les contraintes institutionnelles, etc. Ces enjeux sont aussi importants que complexes et les annonces y donnent un certain accès.
Cette visibilité est aussi sans doute ce qui a le plus d’impact : chacun peut y découvrir qui n‘est pas associé à un événement. Il faut bien sûr pour cela faire intervenir des connaissances extérieures. Une analyse quantitative systématique des annonces permettrait de bien repérer les réseaux et ensuite de faire des hypothèses sur la nature de leur fondement. Mais avant toute analyse de ce type, la sensibilité de chacun intervient et ces formes d’exclusion sont certainement ce à quoi chacun est le plus sensible. Car bien sûr, si les personnes sollicitées ne l’apprennent pas par Theuth, celles qui ne l’ont pas été l’apprennent elles en revanche souvent ainsi… C’est probablement une des formes de violence la plus couramment ressentie, aussi déterminante dans l’établissement des relations que révélatrice des relations établies.
Ainsi, lors de la diffusion de l’annonce d’une soutenance de thèse, les associations révélées par l’intitulé du sujet, le nom du directeur, la composition de jury et l’institution de rattachement sont sans doute parmi les plus significatives et dont la diffusion a, par conséquent, le plus d’impact : aucun doute qu’à chaque annonce diffusée de ce type plusieurs collègues (re)découvrent avec parfois un certain effarement les associations ainsi mises en évidence et les absences non moins significatives à commencer par la leur. Même si les règles de composition des jurys définies par chaque université sont une bonne part de l’explication (telle personne est dans le jury avant tout parce qu’elle appartient à l’institution dont relève la soutenance, ce qui produit des effets importants dans les disciplines souvent peu représentées au sein d’une même université), elles sont sans doute souvent négligées et elles ne rendent de toute façon pas complètement compte des choix opérés qui restent donc significatifs.
Les personnes qui envoient les messages ont un intérêt à le faire ; rendre visible leurs activités, leurs appartenances, etc. Celles qui les lisent en ont souvent d’autres à les lire et y lisent autre chose. Theuth contribue ainsi à donner à chacun une meilleure perception de ce qui se fait et de ce qui se joue dans l’actualité des disciplines concernées. L’intérêt n’est évidemment pas de mieux distribuer cette forme de violence, mais de contribuer, en rendant ces phénomènes plus manifestes, à diminuer la part d’entre-soi institutionnel et disciplinaire qui empêchent l’exercice de la critique et qui nuisent d’autant à l’intérêt des travaux produits. En contribuant à rendre visibles les effets de proximité et de connivence, Theuth peut contribuer, ne serait-ce qu’un peu, à les réduire, et ce serait déjà beaucoup.
Le bilan ? Je crains qu’il faille reconnaître que les forces qui entretiennent ces effets de proximité sont souvent plus fortes que les raisons que chacun a de s’y opposer. Elles sont d’autant plus fortes qu’elles ont été renforcées par les dernières réformes relatives aux statuts des enseignants chercheurs, à l’évaluation et à l’organisation de la recherche. Mais ça ne saurait être une raison de renoncer complètement à aller contre.
Parmi les associations en jeu qui se manifestent dans les annonces diffusées, il convient évidemment de distinguer celles qui concernent les différentes disciplines impliquées et/ou revendiquées dans les travaux annoncés. Il y a tout un jeu entre les compétences reconnues qui établissent la notoriété d’un intervenant dans le champ dans lequel il intervient et celles extérieures à ce champ qui interviennent en surcroît. Ainsi, par exemple, chaque membre d’un jury de thèse est là à un titre, celui qui fonde sa légitimité académique, mais auquel il ne pourra sans doute pas limiter son jugement. Ici, comme souvent, la notoriété se manifeste en même temps qu’elle s’accroît par la possibilité d’exercer un jugement autorisé au delà de ses compétences. Or, l’originalité revendiquée dans une recherche vient souvent, en histoire et en philosophie des sciences, de la mobilisation de compétences extérieures : le sujet et le corpus auxquels elles sont appliquées décident de l’appartenance au champ mais la contribution et l’originalité revendiquées viendront d’ailleurs. La nature même de l’originalité des travaux les font échapper à ce qui est partagé dans le champ. Cela a immanquablement des répercussions sur le contrôle exercé et sur la qualité des connaissances produites : les recherches ne sont de ce fait jamais ni vraiment validées, ni vraiment réfutées. La reconnaissance acquise dans un champ pouvant difficilement se rapporter à des compétences extérieures à celui-ci, elle ne se rapporte qu’à un aspect du travail qui n’est pas constitutif de son originalité, et qui se réduit souvent au corpus considéré. Le traitement qui faisait l’originalité ne sera par conséquent que rarement poursuivi et plus rarement encore repris par d’autres. On perd les bénéfices d’un savoir construit de manière cumulative, comme cela a été rendu possible dans d’autres disciplines. On a une accumulation non cumulative… Cela se répercute immanquablement dans la nature des relations entre les membres de ces champs que les annonces diffusées contribuent à rendre visible. Plus généralement, l’écart entre les compétences reconnues, exercées et revendiquées constitue un élément essentiel tant de la structuration des divers champs considérés que de la nature et la qualité des savoirs qui y sont produits. C’est un jeu de dupes dont personnes n’est sans doute vraiment dupe mais qui n’en produit pas moins ses effets aussi bien sociologiques qu’épistémologiques, si l’on tient à convoquer ces grandes catégories.
Quelles autres observations peut-on faire à partir des messages diffusés sur Theuth ?
Une des premières observations qui s’impose est sans doute la prépondérance de la diffusion des annonces de séminaires et de colloques sur les discussions de tous ordres.
Theuth permet à chacun d’observer les corrélations éventuelles entre le type des messages envoyés et la position occupée par ceux qui les envoient. La plupart des personnes inscrites n’interviennent tout simplement jamais. Un peu plus de 200 messages sont diffusés chaque mois. En supposant, ce qui n’est globalement pas trop loin de la vérité, que tous leurs auteurs sont différents, cela représente environ 13% des inscrits.
Les étudiants et les doctorants n’interviennent en particulier jamais. Sans doute ne se sentent-ils pas autorisés à le faire. Tout au plus le font-ils quand ils sont chargés de la diffusion des annonces d’un séminaire. Cette fonction est en effet généralement assumée soit par un doctorant, soit par une secrétaire ou une chargée de communication (et de fait les genres se répartissent plutôt ainsi), soit par un responsable du séminaire ou du colloque annoncé. Il y a une corrélation entre le prestige du séminaire et le prestige de celui qui en fait l’annonce : on ne verra pas souvent un séminaire ou un colloque faisant intervenir des conférenciers prestigieux, et intervenant à ce titre, annoncé par un doctorant. La première intervention d’un doctorant en son nom propre est ainsi souvent l’annonce de la soutenance de sa thèse. C’est en quelque sorte le deuxième temps de son entrée dans la communauté : l’inscription à Theuth pour en recevoir les messages marquait le premier, l’envoi d’un message le deuxième !
Au pôle opposé des étudiants qui n’interviennent pas, on a les chercheurs avec la plus grande notoriété. Eux non plus n’interviennent pas dans les discussions. Les annonces qu’ils diffusent signalent généralement leur rayonnement international. Ils peuvent intervenir dans les débats, comme celui sur l’usage de l’anglais, qui s’y rapportent. La coexistence d’informations et de discussions permet d’observer cette corrélation entre la participation aux discussions et le rayonnement international. Les rapports entre la visibilité internationale et la notoriété ne sont évidemment pas nouveaux, mais les récentes réformes de l’organisation de la recherche et de l’évaluation en ont fait des critères et en ont ce faisant transformé les enjeux. Il est ainsi possible d’en voir les manifestations sur Theuth et d’observer le rapport des historiens et les philosophes des sciences à ces changements au delà de leurs prises de position.
Parmi les personnes qui interviennent on peut aussi nettement distinguer celles, peu nombreuses, qui font valoir leur non appartenance ou leur lien marginal à la communauté des historiens et des philosophes des sciences. Elles font alors valoir une autre légitimité (généralement scientifique) et interviennent souvent en surplomb en s’adressant volontiers à la communauté dans son ensemble et donnant des conseils sans doute aussi peu suivis que sollicités. Cela peut donner des indications sur la perception de la hiérarchie des disciplines.
La présentation des annonces, bien que simple, est néanmoins significative. Le plus remarquable est sans doute le nombre d’acronymes qu’elles contiennent. Ce sont des sortes de blason : ils indiquent les institutions, en particulier les laboratoires, qui soutiennent financièrement l’événement annoncé. Mais il s’agit au moins autant de faire valoir le capital symbolique qui leur est attaché. Cette association est significative car le jeu entre crédit financier et crédit scientifique est d’autant plus important que la capacité à obtenir des financements est aussi de plus en plus valorisée.
On peut observer conjointement la propension à doubler les intitulés des séminaires par leurs acronymes. Cela confère à ces séminaires le statut de « petits laboratoires », c’est-à-dire de collectifs pérennes de chercheurs professionnels reconnus. La réalité est sans doute plus difficile à obtenir que l’effet. Il est je crois intéressant de noter ce souci de légitimité et les formes qu’il peut prendre. Par ailleurs, les sigles ne se traduisent pas, ce qui contribue à conférer une portée internationale à ce qu’ils désignent !
On a aussi pu voir l’apparition des acronymes attachés aux contrats ANR. Il s’agit d’un niveau supplémentaire intermédiaire entre les laboratoires et les organismes nationaux. L’usage des acronymes associés à ces contrats montre une grande perméabilité à des termes qui n’ont pas été élaborés par l’histoire et la philosophie des sciences mais par une administration dont la vocation est le pilotage de la recherche par son financement. Ces acronymes n’ont en outre que la durée de vie d’un contrat ; les utiliser c’est désigner ses travaux au moyen de termes sans tradition ni avenir et s’inscrire dans une forme d’obsolescence programmée. Il y a une forme de rupture avec l’histoire des disciplines et l’adoption d’un simple codage administratif en lieu et place des classifications historiquement constituées.
On retrouve dans l’usage de ces acronymes le même jeu entre crédits financier et scientifique. Compte-tenu de l’opposition créée par la distinction entre le « sujet » et le « corps » du message, il est particulièrement intéressant d’observer les mentions de l’ANR dans le « sujet ». L’ANR est ainsi souvent utilisée comme un titre conférant un crédit scientifique. Un crédit scientifique est ainsi conjointement supposé et attribué par cette mention. Les chercheurs jouent ainsi un rôle essentiel dans la conversion d’un capital strictement économique en un capital scientifique symbolique. Quelle que soit la valeur scientifique des travaux réalisés dans ce cadre, le surcroît de capital scientifique symbolique ainsi obtenu s’apparente à une forme de « titrisation » du crédit scientifique.
Theuth n’est évidemment qu’un des lieux où il est possible d’observer les évolutions des formes de prégnance des institutions sur les recherches, ces jeux sur le crédit scientifique et la part qu’y prennent les chercheurs eux-mêmes.
Peut-on se faire une idée de la représentation que ses utilisateurs se font de Theuth ?
C’est évidemment délicat, et je ne suis sans doute pas le mieux placé pour répondre.
Le soin apporté à la présentation des messages peut être un indice. En particulier le fait que l’utilisateur prenne ou non la peine d’adapter son message à sa diffusion sur Theuth.
On peut aussi partir d’un autre constat : chacun pourrait signaler la publication de ses articles mais ne le fait pas ; cela se fait assez systématiquement pour les livres, mais jamais pour les articles. Je ne l’ai moi-même jamais fait ni même envisagé. Cela me semblerait assez incongru, mais je trouverais en même temps très bien que cela se fasse (il faudrait juste l’organiser un peu…). Les articles qui sont annoncés ne sont pas ceux publiés dans une revue spécialisée (disons à comité de lecture). Cela me semble indiquer que Theuth est sans doute perçue par les chercheurs comme un autre espace que celui dans lequel ils mènent leurs recherches, les échanges concernant directement celles-ci se faisant le cas échéant ailleurs. La liste sert aux organisateurs de séminaires à atteindre un auditoire situé au-delà de leur auditoire constitué. Ne pas envoyer une annonce sur Theuth est aussi un moyen de limiter l’audience d’un séminaire et d’en affirmer le caractère spécialisé. Cela étant, il ne faut sans doute pas non plus exagérer la réalité de ces communautés spécialisées ni l’importance des échanges qui s’y feraient. Elles sont en histoire et philosophie des sciences souvent très réduites et avec des périmètres trop étroits pour chacun. D’où d’ailleurs cette formule symptomatique qui conclut nombre des annonces : « En espérant vous voir nombreux ! ». Elle témoigne sans doute d’une préoccupation dominante.
Theuth réunit en définitive des chercheurs par ce qu’ils partagent qui ne relève pas de leurs principales compétences. Son importance est fonction de l’importance de ces marges en histoire et philosophie des sciences.
Il faudrait aussi considérer l’usage de Theuth hors de la liste, c’est-à-dire toutes les fois où elle est mentionnée oralement, que ce soit comme source d’information ou au moment de décider s’il convient ou non d’y recourir… Ma présence dans les discussions dont je peux être témoin introduit évidemment un biais mais il est néanmoins je crois assez facile à corriger. Cela étant, les membres avec lesquels j’ai l’occasion de m’entretenir ne sont plus du tout représentatifs de l’ensemble des inscrits. Quoiqu’il en soit, je retrouve ce statut ambivalent : c’est à la fois la seule institution commune dont chacun est de fait membre, et dont il est entendu que chacun doit en être, mais par rapport à laquelle il importe aussi de toujours marquer une forme de distance dédaigneuse. Il faut en être sans en être… Je crois que ça ne saurait manquer d’être révélateur de la représentation que les historiens et les philosophes des sciences se font non seulement de Theuth mais aussi de leur(s) communauté(s), sinon de leurs disciplines.
Peut-être y a-t-il en revanche un certain prestige à en être pour les personnes extérieures à ces communautés, à la mesure du prestige qu’elles accordent aux personnes qui en font partie.
Ces différences se perçoivent dans la formulation des demandes d’inscription. On peut observer deux pôles bien distincts. Il y a d’une part les personnes qui considèrent leur inscription comme un droit et pour lesquelles je suis une sorte de secrétaire tenu de les enregistrer et d’autre part celles qui considèrent Theuth comme ma liste (« votre liste ») et pour lesquelles j’apparais plutôt comme un éminent professeur en position d’accorder une faveur. Cela fait sans doute écho à des représentations extérieures de la liste, en partie véhiculées par les propos qui s’y rapportent, ceux-ci étant eux-mêmes en partie le reflet d’une perception des messages qui y sont diffusés.
Theuth est-elle elle-même adossée à une institution particulière ?
Theuth ne dépend fondamentalement d’aucune institution. Cette indépendance est essentielle à sa fonction. Une liste de diffusion adossée à un laboratoire particulier, par exemple, pourrait très difficilement jouer le rôle que joue Theuth. La concurrence entre les institutions, si elle peut parfois contribuer à leur dynamisme, les empêche aussi de jouer certains rôles utiles à la communauté et aux disciplines dont elles relèvent. Comme je l’ai dit en commençant, ce sont les obstacles qu’il a fallu surmonter à la création de Theuth en offrant les garanties d’une indépendance institutionnelle : être un doctorant bien inséré au REHSEIS, un des principaux laboratoires parisiens, et donc français…, avec le Centre Alexandre Koyré, me donnait à la fois un accès privilégié aux informations et à nombre de collègues susceptibles de rendre la liste attrayante, mais il me fallait aussi pouvoir faire valoir une indépendance pour que Theuth soit autre chose que la liste de ce laboratoire (liste qui a depuis été créée), ce qui n’aurait pas eu beaucoup d’intérêt et n’aurait fait que reconduire et perpétuer sur internet les oppositions existantes entre les laboratoires. Inversement, la relative nouveauté d’internet, et le peu d’intérêt qu’il suscitait encore chez les chercheurs consacrés, permettait de s’en emparer à d’autres fins que la reproduction et le renforcement des oppositions existantes. La mise en place de Theuth procède d’un mélange d’intégration et de dissidence dans le champ. Et sans doute ne faut-il minimiser l’importance ni de l’une ni de l’autre.
Theuth a aussi besoin d’une forme de neutralité disciplinaire. L’histoire et la philosophie des sciences sont à l’intersection de différents champs aux différences très marquées, avec leurs divisions et leurs hiérarchies propres : les sciences (mathématiques, physique, biologie, chimie, etc.), les sciences humaines et sociales (histoire, sociologie, etc.) et la philosophie. Chacun s’inscrit de manière plus ou moins prononcée dans les trois. Or, la place de l’histoire des mathématiques au sein des mathématiques n’est pas du tout la même que celle de l’histoire de la biologie en biologie, ni de celle de la philosophie des sciences en philosophie, etc. Mais les différences de culture et les clivages sont aussi très forts selon que vous adoptez des approches privilégiant l’un ou l’autre champ. Une liste associée à l’EHESS, par exemple, marquerait immanquablement une orientation dans laquelle d’autres approches ne se reconnaîtraient pas et n’auraient pas envie de s’inscrire. Cela conduirait à une prolifération de listes concurrentes faisant perdre beaucoup de leur intérêt à chacune. Cela existe malgré tout, et le phénomène est d’ailleurs intéressant à analyser, mais il a pu me semble-t-il rester relativement marginal.