Auteur ou acteur du Web ?
Marcello Vitali Rosati – Pises, Paris IV, Hetic
Le web est un espace d’action. Cette affirmation, qui sera la thèse fondamentale de ces pages, pose tout de suite une série de questions. En premier lieu, quelles sont les actions sur le web ? Ensuite, qui est l’acteur ? Parle-t-on d’acteurs ou d’auteurs ?
Je ne pourrais prétendre donner ici une réponse à ces questions ; l’ambition de cet article se limite à en illustrer les enjeux pour approfondir la compréhension de notre monde numérique.
1 Actions
Le web est un espace. Le web est un espace d’action. Il est un espace car il est un agencement particulier de relations entre des objets. Ces relations n’existent qu’en fonction des actions qui les concrétisent. L’espace du web est bien concret, il n’a rien d’immatériel ni de fictif. Les objets – qu’ils soient des données, des informations, des documents, des identités – ont entre eux des relations matérielles. Par exemple, il y a une distance précise et particulière entre deux objets, exactement comme dans l’espace non numérique. Entre mon profil Facebook et un autre profil, il y a une distance mesurable – la quantité d’amis qui nous sépare et les règles de confidentialité telles que je les ai définies. Entre une page web et une autre, il y a une distance déterminée par le degré de connexion entre les deux – un lien direct, un moteur de recherche, la co-appartenance à une liste.[1]
Dans cet espace se produisent des actions. Comme le souligne Paul Mathias[2], le web peut être considéré fondamentalement comme écriture. Les actions du web sont des actions d’écriture : agir sur le web signifie écrire.
En effet la plupart des pratiques numériques sont de l’écriture au sens propre du mot : on écrit un billet de blog, on écrit son « statut » Facebook, on écrit un commentaire à un article, on chatte avec un ami via la messagerie instantanée d’un réseau social ou d’un autre, on écrit les mots que nous voulons rechercher avec un moteur de recherche, on écrit une URL dans la barre des adresses.
Mais il n’y a pas que ce type d’écriture. D’autres pratiques sont plus difficilement identifiables comme écriture : les clics et la lecture. Cliquer est une des actions les plus courantes sur le web. Du clic sur un lien, pour rejoindre une page, au clic sur « J’aime » de Facebook. Mais avec une analyse plus attentive, on s’aperçoit que les clics, eux-aussi, produisent de l’écriture : des traces de code qui sont écrites sur les bases de données – dans le cas du « J’aime », par exemple – ou dans les caches de certains serveurs – dans le cas du clic sur un lien.
Même un parcours de lecture crée donc de l’écriture. Lire une page puis une autre signifie créer un lien entre ces deux pages, lien qui sera enregistré, sous forme d’une série de caractères, sur un ordinateur. Par exemple, chaque fournisseur d’accès à Internet a l’obligation d’enregistrer l’ensemble des parcours de lecture de ses clients : chaque clic crée un lien matériel entre les pages et les objets.
2 Acteurs
On agit donc sur le web. Mais qui agit ? Qui produit l’action ? Et si les actions sont de l’écriture : qui écrit ?
Derrière chaque action, il y a un acteur, quelqu’un qui produit cette action. Ce quelqu’un – ou quelque chose – est là tant que l’action est en train de se produire et disparaît par la suite. C’est la caractéristique fondamentale de l’acteur : il est acteur tant qu’il agit, il ne le reste pas après l’action.
Le web est le lieu du temps réel : les actions n’ont de sens que dans le flux continu dans lequel elles se produisent. Les actions sur le web se produisent dans le mouvement. Aussi le web n’est-il pas – ou pas principalement – la cristallisation d’une série d’actions mais l’instant réel – le maintenant – du mouvement de l’action.
Prenons quelques exemples. Quand quelqu’un écrit un texte sur une page de Wikipedia, il est l’acteur de cette écriture. Il est en train d’agir pendant qu’il écrit. Son action n’a de sens que dans l’instant où elle se déroule. C’est une action car il est en train d’écrire. Il en est l’acteur parce qu’il est en train d’écrire. Une fois l’action terminée, la personne qui a écrit disparaît. Le texte reste en mouvement et celui qui a été acteur, dès qu’il n’est plus dans ce mouvement, ne l’est plus.
La même chose se produit lorsque l’on écrit un message avec un chat, ou un statut Facebook, ou un commentaire. On ne peut être acteur que dans le moment précis où l’on produit l’action.
La question que l’on doit se poser est donc : qu’arrive-t-il ensuite ?
3 Auteurs
Si l’acteur disparaît dès qu’il n’est plus en train d’agir, qui est le responsable de son action ? C’est là une formulation possible de la question qui nous oblige à nous interroger sur la notion d’auteur.
Auteur est un mot à l’origine étymologique floue et insaisissable. Il dériverait peut-être de augere, augmenter[3].
L’hypothèse que je propose ici est d’interpréter cette augmentation opérée par l’auteur comme un prolongement de la présence de l’action. L’auteur augmente la permanence de l’action et s’en déclare responsable. L’auteur, par définition absent, laisse avec sa signature une persistance de l’agent derrière l’action une fois qu’elle est achevée. Donc il est là après, quand en réalité il n’est pas là.
Mais le manque de responsabilité de l’acteur peut devenir la base d’un renversement : puisque l’acteur n’est là que lorsqu’il agit, l’auteur prend sa place avant et après l’action. L’acteur est donc écrasé en un rien de temps qui est l’instant présent. Il n’y a plus de place pour la permanence de l’acteur. L’auteur a pris sa place.
À cause de ce renversement, on arrive à un paradoxe : l’acteur n’agit pas. Les actions de l’acteur sont fausses, postiches, puisqu’elles ne sont que la re-présentation ou la re-production des actions commanditées par l’auteur. L’acteur disparaît au profit de l’auteur. Cette inversion est possible sur la base d’une particulière conception du temps qui pense le réel comme une suite d’instants immobiles plutôt que comme un instant en mouvement continu. Si l’on considère le réel comme l’instant du mouvement, il est clair que les actions sont produites par les acteurs. Si le réel est une suite d’instants immobiles – comme une série de photogrammes – alors l’acteur n’est jamais là : c’est l’auteur qui produit les actions et qui en assume la responsabilité.
Mais est-ce que cela a du sens sur le web ? Peut-on vraiment parler d’auteurs sur le web ?
Pour répondre à cette question, analysons un certain nombre d’exemples.
4 Auteurs ou éditorialisation ?
Commençons par distinguer les actions sur le web sur la base de leur intention de permanence, c’est-à-dire à partir du fait que celui qui les produit veuille qu’une trace de ce qu’il fait reste de façon stable sur le web ou non.
Ce que nous faisons sur le web est, pour la plupart du temps, n’est pas caractérisé par une instance de pérennité. Ce qu’on appelle « navigation » est l’ensemble d’une série d’actes qui n’ont de sens pour leur acteur qu’au moment même où il se produisent. C’est ainsi que l’on peut interpréter la lecture sur le web : le passage d’un lien à l’autre, la recherche sur un moteur généraliste ou sur une plate-forme particulière aussi que les actions telles que les « J’aime », les commentaires, ou les chats.
Ces actions font partie d’une interaction avec la réalité du web ne comportant pas une volonté de permanence de l’écriture qui en ressort en tant que telle. Bien évidemment, ces actions ont des effets et génèrent quelque chose. Mais c’est justement en fonction de ces effets qu’elles sont produites. Ce type d’action peut être rapproché de la parole orale, elle se fait au fur et à mesure, dans l’instant précis, elle n’est pas planifiée et n’est pas destinée à se cristalliser en un tout cohérent. Quand je clique sur un lien, je produis un parcours de lecture mais je n’ai aucune intention de transformer ce parcours en une unité cohérente. Ce qui importe est la page sur laquelle je me trouve, au moment ou je m’y trouve ; je peux oublier la page où j’étais avant et ne pas savoir vers quelle page je vais me diriger ensuite. C’est la même situation lorsque je discute avec quelqu’un sur un chat – par exemple celui de facebook – ou lorsque je laisse un commentaire sur un blog, ou lorsque j’envoie un message sur un forum.
Puisqu’il n’y a pas une volonté d’unité, il n’y a pas non plus une intention de donner un sens à ses actions dans le futur. Il n’y a pas besoin de savoir, une fois que l’action est terminée, qui en est le responsable. Lorsque l’acteur n’est plus là, l’action n’a plus de sens en tant que telle. Selon la définition que j’ai donnée avant, il n’y a donc pas besoin de se poser la question de l’auteur. On est tout simplement face à un acteur, quelqu’un qui réalise une action.
On pourrait objecter qu’en réalité des traces de ces actions restent et se cristallisent sur le web. Prenons l’exemple d’une navigation sur le catalogue d’Amazon qui pourrait pourtant sembler absolument éphémère. Je clique sur la fiche d’un livre, puis d’un autre, puis sur celle d’un DVD. Ces clics peuvent être considérés comme des actions qui n’ont de sens que lorsque je les accomplis. Ce qui importe est la page où je me trouve au moment où je m’y trouve. La suite des actions n’est pas organisée et elle n’est pas destinée à produire une unité cohérente. Pourtant je produis un parcours qui se cristallise en tant que tel : le chemin que j’ai parcouru – la suite des trois pages que j’ai visitées – est enregistré par Amazon qui crée un lien entre ces trois pages. L’algorithme d’Amazon pourra ensuite utiliser mon parcours pour créer un lien entre les trois produits, lien qu’il pourra proposer à un autre client. Lorsque quelqu’un d’autre cliquera sur un des trois produits que j’ai consultés, Amazon lui proposera les deux autres.
Mais ce n’est pas moi qui ai transformé ces trois actions en une unité cohérente et permanente : c’est Amazon. Je suis sans doute l’acteur de ces actions mais je ne peux pas me considérer comme l’auteur de ce parcours, parcours dont je n’ai – parfois – même pas connaissance. La fonction auteur, si elle existe, serait dans ce cas plutôt liée à un rassemblement d’actions qu’à leur production. Est-ce que l’on peut considérer l’instance qui produit ce rassemblement – qui est souvent le fruit d’un travail purement algorithmique – comme un auteur ?
Laissons pour le moment la question sans réponse et passons à l’analyse des actions qui, au contraire, sont supportées par une volonté de permanence. C’est le cas des formes d’écriture organisées en une unité cohérente qui sont destinées à rester sur le web telles qu’on les a produites et donc à être vues et considérées comme un objet unique par d’autres personnes. Prenons l’exemple caractérisé par le plus haut degré de cette intention de permanence : l’écriture d’un article sur une revue électronique. C’est probablement l’une des actions d’écriture – avec d’autres formes de production de contenu fini, tel que des vidéos ou des sons – à laquelle nous ressentons le plus grand besoin de lier la notion traditionnelle d’auteur.
Il s’agit en effet d’une action organisée, planifiée, destinée à rester telle quelle dans le temps et, pour les mêmes raisons, signée. Quelqu’un assume la responsabilité de ce contenu, même, et surtout, après qu’il ait fini de le produire. La signature, le nom propre qui s’associe au contenu, est la fonction qui en garantit la pérennité dans le temps.
Pourtant, si l’on analyse les conditions d’existence de ce contenu, on se rend rapidement compte du fait que le signataire ne peut pas en être considéré comme l’auteur, comme cela était encore, peut-être, le cas pour un article sur une revue imprimée.
En réalité, un article ne peut pas être considéré comme un tout cohérent et indépendant : il n’est pas, en d’autres termes, un objet unique et séparé. Il ressemble plutôt à un clic sur un lien qu’à un article sur une revue imprimée : et finalement, comme dans le cas d’un « J’aime » ou du passage d’une page à une autre, celui qui écrit l’article n’est que l’acteur de cette écriture.
Pour le démontrer, il suffit de se concentrer sur la façon dont un article est présenté : il se trouve à l’intérieur d’un site, dans un navigateur. Il n’est pas une page statique, mais un code relié de façon étroite à une série d’autres pages. Ce qui compte dans la page, ce n’est pas en premier lieu son contenu, mais l’ensemble des relations dynamiques qu’elle entretient avec d’autres pages. Il est impossible de déterminer où finit le contenu produit par celui qui a écrit et où commencent les autres contenus. Les nouvelles pratiques de lecture cautionnent cette thèse : on passe d’un article à l’autre, d’une page à l’autre, d’une recherche à l’autre et très rarement on s’arrête pour considérer qui a produit ce qu’on regarde. Le nom du signataire s’efface au bénéfice du parcours que nous réalisons et de tous les dispositifs présents sur la page pour nous permettre de réaliser ces parcours : des liens, aux tags, de la barre d’adresse aux moteurs de recherche. Significative est la réponse de plusieurs jeunes étudiants à la question « Où as-tu trouvé cette information ? » « Sur Internet. » Ou encore : « Sur Google ».
Ce qui devient important n’est donc pas l’unité d’un texte produit par une personne mais l’ensemble des relations que ce contenu entretient avec d’autres contenus. Et ces relations sont aussi, en même temps, ce qui détermine l’existence du contenu. C’est l’ensemble des relations et des liens qui rend un contenu accessible, visible et donc existant à proprement parler. Un contenu complètement indépendant serait absolument inaccessible, invisible et donc inexistant.
En d’autres termes : on ne peut pas considérer un article comme une unité cohérente et indépendante et donc son signataire n’est pas son auteur. L’unité est plutôt constituée par l’ensemble des relations qui rendent accessible un contenu. Mais ces relations ne sont pas déterminées par celui qui signe un article. La question sur l’auteur est donc destinée à se transformer : elle devient une question sur l’agencement des liens qui constituent l’espace du web. Ces liens peuvent dériver des actions d’une personne qui lit et passe d’une page à l’autre, ou d’une série de dispositifs mis en place dans le web pour créer des relations, à partir de simples liens, jusqu’aux algorithmes des moteurs de recherche ou des plate-formes commerciales comme Amazon.
En ce sens, la réponse : « j’ai trouvé cette information sur Google » n’est pas fausse. L’auteur est en effet Google, puisque c’est l’algorithme du moteur de recherche qui a déterminé une unité de sens liée à la recherche d’un mot ou d’une expression.
La fonction auteur est donc progressivement remplacée par une fonction d’agencement des relations entre des objets sur le web : une fonction d’éditorialisation. Cette éditorialisation peut être produite par des instances différentes : Google, Amazon, mais aussi la plate-forme d’un site de revue, ou un réseau social.
Sur le web il y a donc des acteurs qui produisent des actions et des fonctions d’éditorialisations qui pérennisent des liens entre ces actions les transformant en unités de sens.
Voilà pourquoi la question de l’auteur devient secondaire, peut-être même incongrue, et laisse la place à la question de l’éditorialisation. Comment créer des formes et des dispositifs d’agencement d’objets sur le web pour pouvoir produire du sens ?
[1] Je me permets de renvoyer à mon livre S’orienter dans le virtuel, Hermann, Paris 2012 pour une explication plus détaillée de cette thèse, ainsi qu’à mes articles publiées sur la revue en ligne Sens Public, http ://sens-public.org/spip.php ? mot139.
[2] Paul Mathias, De la Diktyologie, dans Regards croisés sur l’Internet, dirigé par Éric Guichard, ENSSIB, Villeurbanne 2011, p. 55 et ss.
[3] Je renvoie au cours qu’Antoine Compagnon a tenu en Sorbonne Qu’est-ce qu’un auteur, dont le texte est disponible en ligne, http ://www.fabula.org/compagnon/auteur.php
Bonjour,
Impressionnante vision qui remet pour ainsi dire « à sa place » l’auteur tel qu’idôlatré parfois ; je n’ai en effet -et peut-être à tort, abusivement- pas pu m’empêcher de penser à la littérature où est rarement envisagé le fait que le tout d’une création est constitué de nombreuses parties, influences – lesquelles seraient aussi en quelque sorte éditorialisée par un créateur ne reconnaissant pas toujours ces apports et se voulant seul maître à bord. Mais je vais peut-être trop loin…
Serge Meunier
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L’auctor (latin) semble bien être celui qui fait croître
Je parlerais plutôt d hybridation acteur | Auteur plutôt que de la disparition du second…
La philosophie est un art de dimension variable selon la pensée du penseur
Cette assertion est exactement vraie » Sur le web il y a donc des acteurs qui produisent des actions et des fonctions d’éditorialisations qui pérennisent des liens entre ces actions les transformant en unités de sens »
Puisqu’il n’y a pas une volonté d’unité, il n’y a pas non plus une intention de donner un sens à ses actions dans le futur. je crois en cela