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Art participatif

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  Isabelle Bongard – Enseignante – doctorante à l’Institut d’Etudes Européennes – Université Paris-8

Art participatif : le rôle et le statut du public amateur 

Nous tenons à préciser d’emblée que le champ de cette intervention ne se situera pas dans celui dit des « arts numériques », vocable sous lequel se manifestent de multiples formes et rencontres de la création actuelle et dont les contours sont indéfinis.

Au travers d’exemples d’œuvres de plasticiens et de chorégraphes contemporains qui, bien qu’utilisant les nouvelles technologies n’en sont pas pour autant affiliés aux « arts numériques », nous proposerons ici une tentative de définition du rôle et du statut de l’amateur impliqué dans des formes artistiques participatives par le biais d’un outil numérique.

Si les formes artistiques participatives (performances, installations, œuvres conceptuelles) en vogue dès les années 1950 principalement en Europe et en Amérique ne sont pas initialement liées aux nouvelles technologies, l’avènement du numérique et d’Internet, outre le bouleversement des échanges sociaux, va également doper la création artistique en ouvrant dès la fin des années 1980 d’innombrables possibilités pour les artistes tant dans la conception, la production et la diffusion de leurs œuvres que dans la relation qu’ils mettent en place avec leurs publics.

La question des publics dans les domaines artistiques et chorégraphiques contemporains est fort vaste et si nous parlons ici de « public amateur » nous devons reconnaître qu’il s’agit d’un postulat qui pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses. La figure de l’amateur est-elle soluble dans celle des publics ? Regarder une œuvre d’art, assister à une performance implique-t-il que l’on soit amateur de cette œuvre ? Etre amateur implique-t-il un engagement ?

Si nous n’entreprendrons pas ici de répondre à ces interrogations, nous proposons toutefois de nous approcher de la définition de l’amateur et d’en formuler des variantes.

Il est en effet intéressant de se pencher sur l’évolution du terme « amateur ». Aux XVIIème et XVIIIème siècles, un particulier n’étant pas considéré comme artiste pouvait être élu à l’Académie royale de peinture et de sculpture en raison du goût qu’il proclamait pour les arts, et il y siégeait en qualité d’amateur. Il participait activement à la promotion des artistes de l’Académie et s’exerçait lui-même à la peinture ou la sculpture. Comme le fait observer Jacqueline Lichtenstein[1], l’usage du terme s’est depuis considérablement élargi et n’est plus limité au seul domaine de l’art. Il s’est également déplacé du champ du goût artistique à celui des activités que l’on exerce par plaisir et non pour des raisons professionnelles. Ainsi l’opposition actuelle entre amateurs et professionnels, qui donne une image socialement dévalorisée et dévalorisante de l’amateur, s’est-elle substituée à la distinction ancienne entre amateurs et artistes qui n’était pas une distinction hiérarchique puisque tous portaient le titre d’académiciens.

Le « public amateur » que nous plaçons ici au cœur de formes artistiques participatives auxquelles il apporte expériences et compétences personnelles formerait-il une nouvelle catégorie d’amateurs, dotés d’un rôle et d’un statut spécifique ?

Avant d’aller plus loin, penchons-nous sur ce « public amateur » et quelques exemples, qui nous invitent à poser quelques jalons.

Nous distinguons trois groupes principaux dans le public amateur des œuvres participatives :

–         1) L’amateur « sujet » : figurant, modèle, acteur.

–         2) L’amateur « utilisateur »: joueur, il utilise les dispositifs artistiques mis à disposition (i-phone, géolocalisation, flashcodes…)

–         3) L’amateur « passeur » : témoin, fournisseur de documents, engagé, impliqué auprès de l’artiste, il prend part à la production de l’œuvre en apportant sa compétence, son expérience personnelle et des données nécessaires à l’oeuvre.

Pour illustrer la première catégorie, nous proposons l’exemple d’une proposition chorégraphique de Loïc Touzé, intitulée « Masse ».

Masse est un acte chorégraphique basé sur la rencontre entre des danseurs et une communauté d’individus unis dans leur travail ou dans leur hobby par une pratique spécifique du corps (pompiers, rugby-men, enseignants…). Par définition, une masse est un ensemble de personnes assemblées et concentrées de manière temporaire. Masse est une représentation de ce mouvement et a été pensée dès sa conception en terme d’exposition. Des films, des photographies témoignent de l’expérimentation. Le protocole de la rencontre est toujours le même, le changement de contexte modifie l’expérience. Chaque participant avance vers le centre d’un espace en ayant les yeux fermés. Les corps s’agglutinent, se fondent jusqu’à former la masse. Celle-ci monte et s’effondre. Sa durée varie selon le moment et les individus qui la forment. Une masse a été réalisée avec une équipe de rugby de Rennes et une autre masse avec une compagnie de sapeurs-pompiers de Montpellier. L’invitation de la galerie du  Dourven a donné aux artistes l’occasion de rencontrer le Skal gouren bear (club de lutte bretonne de Bégard) et de réaliser en 2005 une exposition sur les étapes de ce projet. [2]

Dans cet exemple, selon les termes du chorégraphe, les participants ne sont ni stagiaires ni interprètes mais plutôt là en tant qu’amateurs engagés. Il n’y a « pas d’argent à gagner, rien à vendre, juste une invitation à accepter, une occasion de se rencontrer », prévient le document d’information[3].

Il est à noter que le support numérique (video) permet non seulement de garder la mémoire de l’acte chorégraphique et de l’archiver mais également de le diffuser au travers d’un dispositif d’exposition, qui a été pensé dès le départ, et qui peut être réactivé à tout moment. Ainsi Loïc Touzé a-t-il pris le parti, sur la base de ce patrimoine numérique, de susciter des rencontres entre groupes d’amateur-sujets.

De nombreux exemples peuvent illustrer la deuxième catégorie d’amateurs « utilisateurs ».

Nous avons choisi de présenter deux exemples très ludiques d’Aram Bartholl, artiste allemand qui met en relation toutes les nouvelles formes d’interactions Internet des médias sociaux, des jeux vidéos et toutes autres ressources de la grande toile avec la vie de tous les jours.

Le premier exemple est le projet « Dead Drops ». C’est un réseau anonyme d’échange de fichiers hors ligne, de pair à pair dans l’espace public, initié par Aram Bartholl lors d’une résidence à New York en 2010. Le principe : des clés USB, appelées « Dead Drops », sont insérées et scellées dans des murs accessibles à tous. Tout un chacun est invité à déposer ou récupérer des fichiers d’un Dead Drop. Le concept permet un échange gratuit (et légal) de fichier entre personnes. Un mode d’emploi pour poser un « Dead Drop » et une cartographie mondiale des « Dead Drops » sont consultables sur le site de l’artiste[4].

Le deuxième exemple est le projet WOW d’Aram Bartholl. WOW, qui signifie World of Warcraft, est, s’il on en croit l’auteur, le MMORPG (« Massively Multiplayer Online Role Playing Games » : « jeux de rôle en ligne massivement multijoueurs ») le plus populaire de tous les temps. Dans ce jeu, les pseudos des utilisateurs (Name Tag), inscrits en lettres vert vif,  flottent au-dessus de leur tête les suivent partout comme des cerfs-volants. Aram Bartholl a voulu reproduire le monde social de WOW dans les rues de différentes villes. Il a  invité les gens à suivre son atelier qui leur permettait de fabriquer eux-mêmes à partir de carton un Name Tag à leur propre nom et ensuite expérimenter la vie de WOW dans la réalité, c’est-à-dire de se promener dans la rue avec son Name Tag qui flotte au-dessus de notre tête. Bartholl a présenté cet atelier un peu partout en Europe et aux État-Unis depuis 2007[5].

Intéressons-nous maintenant à la dernière catégorie de l’amateur « passeur ».

Dans son œuvre vidéo « Temps mort » (2009), l’artiste français Mohamed Bourouissa utilise le téléphone portable pour réaliser un projet artistique singulier. Dialoguant par sms avec un ami se trouvant en prison, il a l’idée de se faire envoyer des photos de l’intérieur de la prison, puis des vidéos. Une évasion par l’image en quelque sorte. L‘artiste se constitue metteur en scène tandis que le détenu se pose en coréalisateur. Au fil d’échanges clandestins très risqués, l’œuvre prend forme : « En prison tu peux prendre une ou deux années de plus sur ta peine si on te prend avec un téléphone, et faire du mitard »[6] . Outrepassant le règlement, Mohamed Bourouissa va donner des directives à son ami incarcéré et se lancer dans un tournage illégal pendant six mois à raison de 10 secondes par jour pour que le détenu ne se fasse pas repérer.

D’autres réalisations de Mohamed Bourouissa feront appel à des « amateurs passeurs » munis de téléphones ou de caméras, qui lui permettront, à coup d’images basse définition de caméras cachées, de détourner le langage des reportages télévisés.

Autre exemple du « passeur », celui de Geoffrey Sorin, un habitant de la cité Paul Eluard à Bobigny,  qui a transmis à l’artiste Denis Darzacq une trentaine de vidéophones réalisés avec son téléphone portable au cœur de sa cité (autant de témoignages comme l’appartement du dealer et autres chroniques de la vie quotidienne). Denis Darzacq, photographe qui a travaillé notamment sur la banlieue bien avant qu’elle ne « brûle » avec les émeutes de 2005, avait proposé de faire le montage de ces vidéos et de les proposer aux Rencontres Internationales de la Photographie d’Arles 2005.

Se pose ici la question : le passeur est-il dans ces exemples également amateur ? Rien n’est moins sûr. Dans le cas de Geoffrey Sorin, Denis Darzacq [7]lui avait proposé de venir, invité en tant que co-auteur, aux Rencontres Internationales de la Photographies d’Arles où les vidéophones « Bobigny Centre-Villes 2004-2007 » étaient exposés. Réponse de l’intéressé : – « Non, je ne suis pas artiste, cela ne m’intéresse pas ». La réponse est sans appel. Denis Darzacq conclut, réaliste: -« Autre milieu, autre tranche d’âge ».

Juridiquement, nous avons posé la question des droits d’auteur à Denis Darzacq. Le DVD, édité à compte d’auteur en quelques exemplaires ne faisant pas l’objet d‘une large diffusion puisque vendu pour un prix modique uniquement à la galerie VU’ représentant l’artiste à Paris,  ne fait de ce fait pas l’objet d’un décompte de droits d’auteur à reverser à un co-auteur qui par ailleurs ne sait que faire de ce statut que l’on voudrait lui octroyer et qui l’indiffère au plus haut point.

Ainsi, le statut juridique et économique de l’amateur-passeur est dans ce cas, et probablement aussi dans l’exemple de Mohamed Bourouissa – mais cela reste à vérifier – inexistant.

Nous souhaitons maintenant revenir en arrière chronologiquement sur un exemple qui illustre à la fois l’amateur « sujet » et l’amateur « passeur » et qui date du tout début de l’ère numérique.

Marylène Negro dans sa série « Dehors », de 2003[8], met en situation de sujet central l’image photographique apparaissant sur l’écran du téléphone portable ou de l’appareil numérique d’un (supposé) amateur.

A cette époque, la démocratisation des appareils photo numériques, qui se miniaturisent, prennent des vidéos et s’intègrent aux téléphones portables, est en route.

En plaçant au cœur de son œuvre une image d’amateur (supposé) et en reléguant au deuxième plan son propre regard sur la scène, Marylène Negro pose la question de la place de l’auteur.

Anonyme, puisque l’on n’en voit que la main ou parfois la chevelure ou l’épaule, le personnage qui occupe l’image dans la posture du sujet glisse en effet très vite vers celle de l’auteur. Image volée ? Mise en scène ? Peu importe. L’artiste ici cite dans son œuvre l’image d’un-e autre, elle invite une figure anonyme à prendre part, de plein gré ou à son insu, au geste d’auteur.

Une fois ces exemples vus, et pour revenir à des considérations plus générales, comment se positionne le « public amateur » ?

Pour reprendre l’interrogation placée plus haut, y aurait-il une nouvelle catégorie d’amateurs, dotés d’un rôle et d’un statut spécifique ?

Assistons-nous avec l’amateur d’aujourd’hui, comme l’avance Gérard Wormser[9], à un renversement de la position même des producteurs symboliques ? La déconstruction des dogmes et des canons artistiques légitiment selon lui les initiatives individuelles et autorisent chacun à revendiquer son territoire artistique, posant au passage la question de la transmission des savoirs artistiques.

Jean-Louis Weissberg, quant à lui, pense que « les technologies intellectuelles multimédias érigent l’amateur individuel et collectif (ni récepteur néophyte, ni professionnel spécialisé) en figure politique cardinale » [10]. Partant du principe que « recevoir en milieu numérique, c’est mettre en scène », il suggère que le « devenir-auteur » hypermedia devrait être enseigné dans les écoles tant ce destin lui apparaît incontournable.

L’émergence d’une nouvelle figure de l’amateur est également attestée par Bernard Stiegler[11] qui explique comment les technologies transformationnelles et relationnelles (réseaux sociaux, encyclopédie libre Wikipédia…) rendent possible une économie de la contribution où les acteurs ne sont plus ni producteurs ni consommateurs mais des contributeurs. Au sein de ces acteurs-contributeurs renaît, affirme-t-il, la figure de l’amateur, qui se sera attribué les dispositifs technologiques et apportera la preuve de l’émergence d’un désir de sublimation, de transformation et non de consommation.

Il apparaît donc qu’au-delà des trois catégories d’amateur énoncées plus haut (l’amateur-sujet, l’amateur-utilisateur et l’amateur-passeur) la figure de l’amateur-auteur-contributeur soit en plein développement. A suivre…

  IEE-Paris8 mercredi 8 février 2012

Table ronde : Les arts et la culture à l’ère numérique : les mutations de la figure de l’amateur


[1] Séminaire « Les Figures de l’Amateur », IRI (Institut de Recherche et d’Innovation), Centre Georges Pompidou, janvier à juin 2008.

[2] Images et descriptif sur http://loictouze.com/index.php?art=5

[4] Le site internet de l’artiste Aram Bartholl : http://www.datenform.de/indexeng.html

[5] Images et descriptifs projet WOW http://www.datenform.de/woweng.html

[7] Site internet de l’artiste : http://www.denis-darzacq.com/

[8] Images sur le site de l’artiste : http://www.marylene-negro.net/image.html

 

[9] Gérard Wormser (IFE-ENS de Lyon), Colloque « Figures de l’amateur, Colloque et performance des artistes Erick Beltran et Bernardo Ortiz», 24 novembre 2011 , ENS de Lyon, dans le cadre de la 11ème Biennale d’art contemporain de Lyon.

[10] Jean-Louis Weissberg « L’amateur : émergence d’une figure politique en milieu numérique », article mis en ligne mai 2011 sur http://multitudes.samizdat.net/L-amateur-emergence-d-une-figure

[11] Bernard Stiegler, « Figure de l’amateur et innovation ascendante », Conférence prononcée dans le cadre du colloque organisé par Vivagora, Paris, le 18 mars 2008, MP3 disponible sur http://arsindustrialis.org/node/1848

 

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