Histoire des idéesPhilip Rothune

Ambiguïtés de la tragédie dans American Pastoral de Philip Roth

Print Friendly, PDF & Email

 

Ambiguïtés de la tragédie dans American Pastoral de Philip Roth

 

Michaël Taugis est maître de conférences en littérature américaine à l’université de Poitiers, membre du comité de rédaction de la revue Arts of War and Peace dirigée par Jennifer Kilgore-Caradec, du  LARCA de l’université de Paris VII et du FORELL de l’université de Poitiers.  Il est l’auteur d’une thèse sur la représentation du temps dans l’œuvre de Bernard Malamud.  Depuis 2003 il explore les formes et fonctions du métissage dans la littérature juive américaine et dans les œuvres d’auteurs issus de l’immigration chinoise ou coréenne, Chang-Rae Lee et Gish Jen.  Michaël Taugis travaille actuellement à un ouvrage sur le métissage dans la littérature américaine contemporaine qui met en regard les œuvres de Chang-Rae Lee et Gish Jen, et celles de jeunes écrivains juifs américains originaires de l’ex-Union soviétique.

Résumé

Dans Pastorale américaine le concept de tragédie est problématique. D’une part, l’intrigue du roman semble conforme à la conception aristotélicienne de la tragédie fondée sur la causalité, l’intelligibilité, et se présente comme la reconstitution imaginaire d’une quête d’explication, celle d’un père à la recherche des origines des souffrances provoquées par sa fille, Merry, lorsqu’elle bascule dans le terrorisme. D’autre part, cette quête est sans cesse remise en cause : aucune explication ne semble être concluante ou à la mesure de la violence de Merry. La tragédie est essentiellement imméritée et rebelle à toute interprétation. Ces conceptions antagonistes de la tragédie engendrent une des ambiguïtés de la tragédie dans ce texte : la tension entre l’envie de comprendre, et le besoin tout aussi impérieux de rejeter toute explication. Une autre ambiguïté, celle de la représentation, tient au brouillage de la frontière entre la réalité et la fiction. Dans ce brouillage se marque l’influence ambiguë de Dionysos, entre chaos et « communion heureuse d’un âge d’or soudainement retrouvé » selon J-P Vernant. On y retrouve aussi un des traits principaux de ce roman : la tension entre le chaos terrifiant de la réalité et la pastorale du rêve américain.

Mots-clés: Philip Roth, Pastorale Américaine, Nemesis, tragédie, causalité, contingence, responsabilité, Clément Rosset, Jean-Pierre Vernant, Pierre-Vidal-Naquet.

Abstract

In American Pastoral the concept of tragedy appears to be problematic. On the one hand, the novel seems to conform to the Aristotelian conception of tragedy with its emphasis on causality, intelligibility, human guilt and responsibility. Thus the text appears to be an imaginative reconstruction of Seymour’s quest for explanations, for the origins and causes of his family’s suffering provoked by his daughter’s anti-Vietnam-war terrorism. On the other hand, no explanations seem to be conclusive or commensurate with his daughter’s violence and fanaticism. Tragedy is conceived as essentially undeserved, unjustified, and unamenable to any definitive interpretation. These two antagonistic conceptions of tragedy generate one of the ambiguities of tragedy in the text: the tension between the urge to understand and explain, and the counter-urge to reject any explanation. Another ambiguity, the ambiguity of fiction or representation, originates in the blurring of the boundaries between reality and appearances. That blurring signals the ambiguous influence of Dionysus whose subversive presence can bring either “the blessed communion of a golden age suddenly retrieved” or “the chaotic confusion of a terrifying horror” according to Jean-Pierre Vernant. This additional ambiguity can also be found in the novel, in the tension between the frightening chaos of American reality and the pastoral of Seymour’s American dream.

Keywords: Philip Roth, American Pastoral, Nemesis, Tragedy, causality, contingency, responsibility, Clément Rosset, Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet

 

Introduction

Pastorale américaine est, selon le narrateur de ce roman, le récit d’une tragédie, « the Swede’s tragedy[1] », en premier lieu la tragédie d’un père confronté au destin tragique de sa fille. Les termes « tragedy » (86) et « tragic » (80, 82,88) ponctuent les réflexions et interrogations du narrateur, Nathan Zuckerman, qui vient de découvrir le secret de celui qu’on appelle le Suédois. Mais lorsque le narrateur tente d’imaginer ce que ce père a pu éprouver, lorsqu’il feint de disparaître en épousant le point de vue de Seymour Levov alias le Suédois, il révèle le caractère problématique de la tragédie dans ce roman. D’une part, la tragédie semble se fonder sur les concepts de causalité, de responsabilité, de culpabilité, et donc relever de la tradition aristotélicienne, en particulier dans la lecture qu’en propose Paul Ricœur dans Temps et récit. Car le narrateur part du principe que ce père s’est senti coupable et responsable avant de se lancer dans une quête obsessionnelle des origines, des causes de cette tragédie : « He makes himself responsible […]the cause of the disaster for him has to be a transgression […] he went obsessively searching for the origins of their suffering » (88-89 ;92). Et d’autre part, cette quête débouche sur une impasse puisqu’aucune explication, aucune cause ne semble être déterminante, concluante. Ainsi dans la première partie, le désir de retrouver l’origine de la tragédie semble s’effacer pour faire place à la mémoire des engouements de Merry dont la succession se révèle bientôt irréversible (« And then it was too late […] (100)), avant d’aboutir à une impasse, à un dialogue de sourds entre le père et la fille. De même, à la fin de la deuxième partie, Seymour Levov rejette les explications de son frère Jerry : « His idea that things are connected. But there is no connection. » (281). L’avant-dernière phrase du roman (« And what is wrong with their life? » (422)) suggère également qu’aucune des interprétations proposées dans cette troisième partie ne parvient à justifier pleinement les souffrances de Seymour Levov ou le destin de la fille. Dans cette autre perspective, la tragédie est imméritée, rebelle à toute explication ou justification, et semble ressortir à une autre conception de la tragédie, celle de Clément Rosset dans La philosophie tragique.

« Old Map. Historical Ohio. » Soozums. Creative Commons

Il est donc intéressant d’évaluer la pertinence de ces deux conceptions de la tragédie dans ce roman, d’abord celle de la tragédie comme vecteur d’intelligibilité, c’est-à-dire comme une représentation qui rend intelligible[2] le cours des événements humains, puis celle de la tragédie comme la révélation du caractère immérité du destin, l’avènement d’une conscience tragique qui se découvre « irréconciliable et irresponsable »[3]. Cette confrontation conduira à examiner une autre interprétation de la tragédie grecque, celle de Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, dans laquelle l’intelligible et l’incompréhensible sont, sur le plan strictement humain, « les deux pôles d’une réalité ambiguë[4] ». Dans cette autre interprétation la tragédie se caractérise par des « tensions et des ambiguïtés » (MTG, I, 21-40), par des « problèmes et des questions sans réponse » (MTG, II, 22). Parmi ces ambiguïtés il en est deux qui sont particulièrement présentes dans American Pastoral : l’ambiguïté de la causalité quand la tragédie hantée par le mythe suggère que des puissances surnaturelles obscures agissent à travers les hommes, et l’ambiguïté de la fiction lorsqu’elle brouille sans cesse les frontières entre réalité et apparence, comme l’illusion théâtrale que la tragédie, selon Jean-Pierre Vernant, « pour la première fois, instaure sur la scène grecque » (MTG, II, 24).[5]

I. Tragédie et compréhension.

Dans La poétique d’Aristote la tragédie se définit surtout par son intrigue et sa caractérisation. L’intrigue doit montrer un « enchaînement causal »[6] c’est–à-dire des relations de cause à conséquence, une « série d’événements enchaînés selon le vraisemblable et le nécessaire » (P, 61). Ce qui correspond à la notion de « connection » (281) dans le discours de Jerry. Dans cette intrigue trois éléments doivent apparaître : le coup de théâtre (peripeteia), la reconnaissance (anagnorisis) et l’effet violent (pathos) (P,73).  Le terme « coup de théâtre » désigne ici le renversement de situation qui accompagne la reconnaissance, la découverte par le héros tragique qu’il est coupable ou responsable, qu’il a commis une erreur fatale. L’effet violent est une « action causant destruction ou douleur » (P, 73), mort, blessure, « actes de violence surgis au cœur des alliances » (P, 255).  Par alliance (philia) il faut entendre toute relation objective socialement reconnue entre des individus qui peuvent être ainsi liés par le sang, le mariage, l’hospitalité etc. (P, 254).

Un des éléments qui permet à cette configuration de l’intrigue de s’articuler à la caractérisation est  la faute du héros tragique ; car c’est à cette faute qu’il doit de tomber dans le malheur (P,77). C’est cette faute qui sera l’objet de la reconnaissance et l’origine du pathos. Selon Jean-Pierre Vernant, cette faute s’interprète comme « une erreur de l’esprit, un égarement de l’intelligence, un aveuglement entraînant l’échec » (MTG, I, 55)[7].  Le héros tragique est un homme qui jouit d’un « grand renom et d’un grand bonheur » et qui, « ni juste ni méchant » (P, 77), est perçu comme un « cas intermédiaire » (P, 77).

Tous ces éléments se retrouvent dans American Pastoral. La reconnaissance du destin tragique de Seymour Levov par le narrateur s’accompagne d’un coup de théâtre, d’un renversement de situation, puisque le narrateur ne s’attend pas du tout à cette révélation. Il croit au contraire que la vie de Seymour est le long fleuve tranquille d’un homme décrit comme « The Prince of Blandness » (37), « the embodiment of nothing »[8] (39). Erreur que le narrateur souligne dans une prolepse qui annonce le coup de théâtre : « I was wrong. Never more mistaken about anyone in my life. » (39). 

La représentation de la reconnaissance de Seymour Levov est plus complexe, non seulement parce qu’elle est à la fois plurielle et sérielle mais aussi parce que cette série de découvertes commence par un silence, une omission du narrateur : la première découverte, celle de l’attentat commis par sa fille, n’est jamais véritablement décrite. A la fin de 1ère partie, dans la brève description relativement factuelle de l’attentat, la voix du père—qu’on  entendait dans les retranscriptions de conversations qui précèdent cette évocation de l’attentat—ses    sentiments et ses pensées ont disparu. La brutalité de l’événement semble oblitérer toute pensée, toute émotion. La sidération implicite empêche toute reconnaissance. Ce n’est qu’après la rencontre avec Merry à la fin de la 2ème partie, dans le taudis où elle se cache depuis qu’elle est entrée dans la clandestinité, que son père reconnaît la tendance qui, dans le comportement de sa fille, explique son engagement politique et son adhésion au jaïnisme : « Fantasy and magic. Always pretending to be somebody else…First the selfless nonsense of the People, now the selfless nonsense of the Perfected Soul…Always a grandiose unreality, the remotest abstraction around… » (242). Tendance qu’il a eu “la gentillesse et la bêtise” de tolérer et dont il se sent en partie responsable : «The girl was mad by the time she was fifteen, and kindly and stupidly he had tolerated that madness… » (242)   Cette reconnaissance sert de prélude à celle de l’infidélité de son épouse dans la troisième partie du roman. Découverte présentée comme un coup de théâtre souligné par la mise en italique du démonstratif « this » (« So this was why she was always losing her patience with Orcutt »(335)),  elle  est suivie de la révélation d’un autre infidélité, celle de Seymour (344) avec Sheila Salzman,  et surtout de la reconnaissance par le héros tragique de son aveuglement à propos de l’Amérique : Seymour qui croyait à la pastorale américaine, à  la coexistence pacifique, harmonieuse et égalitaire des différences culturelles et religieuses dans l’Amérique rurale (311), perçoit le vrai visage de cette Amérique WASP incarnée par Orcutt , son hypocrisie morale et la prédation généralisée  (366) : « And he [Bill Orcutt] did not blush. “Morality” without batting an eye. “Transgression” as though he were a stranger to it … » Et la conclusion du chapitre est sans appel: “Dawn and Orcutt: two predators. The outlaws are everywhere. They’re inside the gates.” (366) On retrouve d’ailleurs cette spatialisation de la transgression à la fin du roman avec l’image de la brèche: « Yes, the breach had been pounded into their fortification, even out here in secure old Rimrock and now that it was opened it would never be closed again.” (423) Seymour Levov comprend aussi que la trahison de sa femme est motivée par le désir de s’approprier sexuellement l’américanité d’un WASP. En filigrane, cette motivation est une parodie de son propre désir. Il a épousé celle qui aurait pu devenir Miss America et sa femme a trouvé en Orcutt « Mr America » (385). Seymour découvre une domination WASP qui n’est pas justifiée par une véritable autorité morale ou culturelle, mais par l’ancienneté généalogique (« his family couldn’t compete with Orcutt’s when it came to ancestors… » (306)), ancienneté qui se mue en « agression—ou en agressivité—généalogique » (« genealogical aggression » (382-383)). Seymour se découvre seul et exclu, lui qui croyait avoir banni la solitude chez les marines, lui pour qui l’américanité était un refuge contre la solitude : « The loneliness he would feel without all his American feelings. » (213).

Son erreur a consisté à croire que l’Histoire pouvait être mise entre parenthèses, dépassée, à oublier que l’Histoire crée aussi des hiérarchies généalogiques et creuse des abîmes d’incompréhension entre les individus et les groupes.  Le destin tragique de sa famille montre qu’oublier l’Histoire, c’est courir le risque de devenir « history’s plaything » (87).

Ainsi l’erreur tragique engendre l’enchaînement causal que doit révéler l’intrigue selon Aristote, et provoque l’effet violent, le pathos qui prend toutes les formes évoquées dans la Poétique : depuis les meurtres liés aux attentats terroristes de Merry, en passant par les trahisons et infidélités, jusqu’au cancer de la prostate qui a entraîné la mort du Seymour Levov, sans oublier le coup de fourchette de Mrs. Orcutt.  Ces destructions et ces douleurs frappent un personnage conforme au modèle aristotélicien : considéré comme un héros (65,79), il est néanmoins souvent présenté comme un homme ordinaire (81,86), ce qui le rapproche de l’homme moyen décrit par Aristote. Et le malheur dans lequel il tombe suscite la compassion et l’effroi que doit provoquer la tragédie dans le modèle aristotélicien, comme le montre, entre autres, la récurrence de l’adjectif « awful » dans la bouche du narrateur (80,82), terme qu’on retrouve dans le discours de Jerry, autre témoin de la tragédie. Ce dernier exprime d’ailleurs sa compassion dans la langue verte qui le caractérise souvent : « Poor son of a bitch, that was his fate—built for bearing burdens and taking shit… » (70).

Plus généralement, le désir, le besoin de comprendre l’action humaine que satisfait la tragédie dans la conception aristotélicienne ne disparaît dans la première partie que pour s’exprimer à nouveau dans la seconde partie (152-157) : « Five years pass, five years searching for an explanation, going back over everything… » Ainsi commence une longue investigation qui se clôt par la conviction provisoire que cette tragédie trouve son origine dans les images de l’immolation volontaire d’un moine bouddhiste à la télévision : « That was what had done it. » (154).  De même, dans la troisième partie, Seymour ne renonce pas à expliquer, à retrouver la cause de certaines actions, à commencer par la trahison de son épouse. Par conséquent il semble indéniable que la tragédie, dans ce roman, relève de l’intelligible et de la causalité.  Mais en même temps, on observe une autre tendance, une autre récurrence, qui, elle, souligne au contraire l’absence de justification, l’absence de causalité de cette tragédie.

II.  la tragédie comme révélation de « l’absurde anti-humain »  (PT, 64).

  Dans la conception du tragique que propose Clément Rosset en s’inspirant de L’Origine de la Tragédie de Nietzche, le tragique est « rebelle à toute possibilité d’interprétation humaine » (PT,19). Injustifiée et injustifiable, imméritée et surprenante par essence, la tragédie révèle l’absurdité anti-humaine du destin.  Les témoins de la tragédie de Seymour soulignent cette absurdité. Ainsi Jerry qui a pourtant une « théorie » (72) sur le caractère de son frère, souligne l’absurdité de son destin (73) : « That our own ridiculous father should have produced a brilliant father—and that he should then produce her ! » en parlant de Merry. Dans cette exclamation on retrouve à la fois le « surprenant par essence » de Clément Rosset (PT, 20) et l’absurdité implicite de cette nécessité tragique soulignée par le modal should, absurdité préfigurée par la vacuité tautologique et quelque peu nihiliste de cette définition de la vie, tombée de la plume de Merry encore nimbée de l’innocence de ses douze ans, quatre ans avant son attentat terroriste : « Life is just a period of life in which we are alive » (277). Le narrateur suggère également le caractère absurde du destin de son héros lorsqu’il résume ainsi son parcours : « It all began for the Swede—as what doesn’t?—in  a circumstancial absurdity.  And ended in another one. A bomb. » (80) En outre, comme Clément Rosset, le narrateur estime que la tragédie est non seulement incompréhensible mais aussi au-dessus des forces des hommes, (86) : « Who is set up for tragedy and the incomprehensibility of suffering? Nobody. » Mais si Clément Rosset explique que le tragique est « infiniment au-dessus de nos forces et en dehors de notre capacité d’action » (PT, 34), il pense que « …par notre lutte, nous pouvons obtenir que le tragique ne triomphe pas de nous » (PT, 34). Cette lutte semble consister à ne jamais renoncer à la joie, à toujours la conserver, même si le bonheur est impossible.En revanche, le narrateur de Pastorale américaine est plus pessimiste : à ses yeux aucun être humain n’a les ressources spirituelles ou psychologiques permettant d’affronter la tragédie ; le tragique triomphe de Seymour Levov en le détruisant psychiquement et physiquement.

 Ce mystère de la tragédie, le caractère incompréhensible du destin humain, transforme le bégaiement de Merry, dans l’imaginaire de son père, en métaphore d’une absurdité et d’un chaos universels :

 « Il venait d’être initié à un mystère plus déconcertant encore que le bégaiement de Merry : la vie ne parlait jamais couramment nulle part [there was no fluency anywhere]. La nuit, dans son lit, il se représentait toute sa vie comme une bouche bègue, comme un visage grimaçant—elle n’avait ni queue ni tête cette vie, elle partait à vau-l’eau. Il n’avait plus aucune notion de l’ordre. Il n’y en avait pas, d’ordre. Aucun. Sa vie était une pensée de bègue, elle divaguait, elle échappait à son contrôle. »[9]

 Où l’on voit que le bégaiement de Merry se dissémine, car il n’est pas seulement un trouble du langage (no fluency[10]) mais aussi un visage et une forme de pensée sauvage et incontrôlée. Le bégaiement contamine métaphoriquement tous les discours et la vie de son père pour les faire basculer dans le chaos et le non-sens.

La probabilité selon laquelle les événements doivent se produire dans la Poétique d’Aristote est également battue en brèche :  « He had seen how improbable it is that we should come from one another and how  improbable it is that we do come from one another. Birth, succession, the generations, history—utterly improbable.” (418)

On se souvient également que Seymour rejette les explications de son frère à la fin de la deuxième partie. Or ce rejet se fonde sur un aspect de la conscience tragique que souligne Clément Rosset (PT, 41;85),  la conviction que les êtres humains sont fondamentalement irresponsables, car ils ne sont pas libres, rejet que Seymour formule ainsi : « But there are no reasons. She is obliged to be as she is. We all are…This is all something else, something he[son frère Jerry] knows absolutely nothing about….It is not rational. It is chaos. It is chaos from start to finish.” (281). La généralisation signalée par “we all are” fait écho à un autre passage dans lequel Seymour explique que: « She [Merry] is not in my power and she never was. She is in the power of something that does not give a shit. Something demented. We all are.” (256)  Ces deux passages ne montrent pas seulement l’absurdité anti-humaine du destin. Ils suggèrent que les êtres humains sont à la merci d’une puissance obscure et démentielle.  Cette dimension mythique associée à la folie et au chaos ne se retrouve pas dans la conception du tragique que propose Clément Rosset.  Mais elle affleure dans le roman, avant la métamorphose tragique de Merry, dans cette question que Seymour a une furieuse envie de poser à sa fille : « If you dare the gods and are fluent, what terrible thing do you think will happen? » (90-91). Or c’est précisément cette dimension mythique, ce passé mythique qui hantent la tragédie en Grèce ancienne selon Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet.  Dans la tragédie grecque, ce passé mythique entre en conflit avec le présent dans lequel apparaît la tragédie à la fin du VIe siècle, c’est-à-dire avec les nouvelles formes de pensée politique et juridique propres à la cité grecque, lesquelles marquent l’avènement du droit. Or le droit met en relief les notions d’intention et de responsabilité (MTG1, 39), alors que dans l’univers mythique ce sont les puissances religieuses, divines, en particulier Tuché, la divinité du hasard, et daimon, le mauvais génie (MTG1, 29), qui agissent à travers les hommes dont le caractère et le destin n’est que la manifestation de leur puissance (MTG1, 30).  Jean-Pierre Vernant explique ainsi que « La logique de la tragédie consiste à « jouer sur les deux tableaux » » (MTG1, 30) c’est-à-dire sur les deux plans, divin et humain, mythique et citoyen, sans jamais renoncer à aucun d’entre eux.  C’est dans une certaine mesure cette logique qu’on retrouve dans American Pastoral.

III. Tensions et ambiguïtés tragiques : rémanence du mythe et brouillage de la frontière entre fiction et réalité.

Lorsque Seymour attribue la folie meurtrière de sa fille à une puissance démentielle (256) ou évoque un défi lancé aux dieux (90-91), il révèle ce que la tragédie, dans ce roman, doit à la tradition grecque marquée par le mythe. Jean-Pierre Vernant explique en effet que dans Les Sept contre Thèbes, une tragédie d’Eschyle, « la folie meurtrière…n’est pas seulement un sentiment humain mais une puissance démonique qui dépasse Etéocle de toute part (MTG1, 28).  Il précise que cette puissance prend la forme d’une mania (folie) d’une lussa (rage ou fureur belliqueuse) provoquant des actes criminels qui relèvent de l’hubris (démesure, orgueil et insolence) et que cette fureur destructrice n’est, dans cette réalité mythique, « rien d’autre que le miasma jamais purifié » (MTG1, 28) c’est-à-dire une tâche, une souillure. Or tous ces traits de la puissance démonique se retrouvent dans le portrait de Merry,  jusque dans la souillure (stain) qu’elle représente et dont sa mère veut se laver, se purifier en se donnant à Orcutt (385). Souillure que perçoit aussi Seymour chez sa fille lorsqu’il recherche l’origine de sa violence terroriste dans une blessure qui lui aurait été infligée : «…still…Merry had become tainted !Twisted ! Crazed ! » (92). La succession des participes passés établit un lien implicite entre la souillure de « tainted » et le basculement dans l’anormalité (« twisted ») et la folie (« crazed»). Souillure dont on retrouve la trace jusque dans le secret de son infidélité conjugale : « …a secret that stained and oppressed him » (352).

De même on est tenté d’interpréter le personnage de Rita Cohen—dont les apparitions et la quasi-omniscience sont assez improbables, voire invraisemblables—comme étant une incarnation des Érinyes, divinités infernales et vengeresses qui tourmentent, fouettent, insultent, les mortels coupables de crimes, impiétés ou parjures, en leur inspirant remords, angoisse et crainte du châtiment. Ce que suggère le narrateur lorsqu’il explique : « Rita was no longer an ordinary wavering mortal…but a creature in clandestine harmony with the brutal way of the world… » (134) Car dans la tragédie en Grèce ancienne les Érinyes qui appartiennent au passé mythique ont encore toute leur place (MTG1, 25-26, note3). A ceci près, que Seymour n’est un « criminel » (139) que dans le discours outrancier de Rita Cohen dont les activités sont, elles, littéralement criminelles, puisqu’elle pratique l’extorsion de fonds.

Et, comme dans la tragédie antique, cet ordre de réalité mythique ou divin n’exclut pas le plan de la causalité humaine, de l’action humaine.  Il la rend simplement plus problématique, car il implique que l’action humaine échappe, en partie, au contrôle des personnages, qu’ils sont autant agis qu’agents.  Dans la tragédie antique selon Jean-Pierre Vernant « l’action humaine n’a pas en soi assez de force pour se passer de la puissance des dieux, pas assez de consistance et d’autonomie pour se suffire à elle-même » (MTG1, 37). Dans le roman cette conscience de l’insuffisance de l’action humaine se traduit par le fait qu’elle n’apparaît jamais comme la raison suffisante du sort tragique de Merry ou de son père.

L’évocation récurrente du chaos, de la confusion humaine dans la pensée de Seymour (93,281) ou la bouche de Jerry (68) fait le lien avec le dieu auquel est traditionnellement associée la tragédie, Dionysos dont l’irruption se traduit, selon Jean-Pierre Vernant, soit par

« la communion heureuse d’un âge d’or soudainement retrouvé »—et l’on songe à la pastorale qu’évoque le  titre  et le texte  du roman[11]—soit, pour qui le refuse et le nie, « par une confusion chaotique d’une horreur terrifiante » (MTG2, 246).

Plus particulièrement, c’est dans le brouillage de la frontière entre réalité et fiction que se situe aussi, selon Jean-Pierre Vernant, le lien entre Dionysos et la tragédie. Ce brouillage est récurrent dans American Pastoral et se cristallise dans l’oxymore par lequel le narrateur décrit la genèse de son écriture : « I dreamed a realistic chronicle » (89).  Ainsi il place son récit sous le signe du mélange au risque de la confusion.  Ce mélange s’observe en particulier dans la caractérisation et l’intrigue. La caractérisation de Seymour Levov (alias The Swede) est modelée sur celle d’un personnage réel, Seymour Masin, qui lui aussi était un célèbre athlète juif et qui a d’ailleurs eu, en 1997, la surprise de découvrir dans une librairie qu’il était devenu un personnage de roman. Philip Roth lui a emprunté son prénom et son surnom (« Le Suédois ») son apparence physique et certains éléments de sa biographie, entre autres, son engagement dans la marine américaine—il n’était pas chez les marines—et son mariage avec une catholique. Et ce personnage réel a effectivement grandi dans le quartier juif de Weequahic, comme le héros de Pastorale américaine et comme Philip Roth. Mais aucune tragédie ne semble être venue bouleverser la vie de Seymour Masin ou celle de ces enfants.[12]

Dans le cas de Merry Levov, en revanche, Philip Roth a délibérément effacé le nom du personnage réel dont il semble s’être inspiré, tout en mettant le lecteur attentif sur la bonne voie dans un passage qui évoque un fait historique, l’explosion d’une maison de ville de Greenwich Village le 6 mars 1970 dans laquelle ont péri trois membres des Weathermen : Ted Gold, Terry Robins and Diana Oughton. Les Weathermen représentaient le courant le plus extrémiste au sein du mouvement qui incarnait la « nouvelle gauche » dans les années soixante, le SDS (Students For a Democratic Society).  Leur slogan était déjà, depuis le 8 octobre 1969, « Bring the War Home », slogan qu’on retrouve dans la bouche de Jerry à propos de Merry (68). Le 6 mars 1970, deux femmes ont survécu à l’explosion et disparu : Kathy Boudin et Cathy Wilkerson.  Cette explosion avait été provoquée par une erreur dans la manipulation des explosifs que les Weathermen étaient en train de fabriquer afin de commettre un attentat contre une base militaire. Dans un premier temps Seymour se demande si Rita ou sa fille est une des deux survivantes (149) puis il s’intéresse aux victimes décrites dans les journaux, en particulier celle qui, comme sa fille, se consacrait à la fabrication de bombes et dont le corps n’a pas encore été identifié. Or cette victime n’est autre que Diana Oughton et Seymour croit que cette victime est sa fille : « Alone at the kitchen table, the father knows who she is » (150) Mais le nom de Diana Oughton n’apparaît jamais, car le narrateur ne mentionne, un peu plus loin (255), que les weathermen qui étaient juifs. Or Diana   Oughton n’était juive et elle n’était pas non plus issue d’un mariage mixte, contrairement à Bernardine Dohrn, l’un des deux cadres dirigeants du mouvement, avec Bill Ayers. On notera que Ayers,  qui était très lié à Diane Oughton[13], ne s’est pas contenté de dire « Bring the revolution home », il a aussi ajouté « kill your parents ».

On remarque donc une certaine porosité de la frontière entre réalité et fiction dans l’intrigue du roman. Cette porosité est mise en scène et en abyme lorsque le narrateur juxtapose deux récits de la fin du roman, qui se révèlent être deux tableaux de la mort du père, en l’occurrence de Lou, le père de Seymour :  le premier tableau est celui que Seymour imagine en entendant le cri de son père (419-421) et le second, celui que Seymour semble progressivement reconstituer lorsqu’il découvre le visage ensanglanté de son père blessé au visage par Mrs Orcutt (421-423). Dans le premier récit halluciné, son père meurt d’une crise cardiaque en découvrant le corps repoussant de sa petite-fille et la réalité insupportable de ses quatre meurtres. Dans le second Lou est vivant mais l’agression de Mrs Orcutt l’a profondément ébranlé et il n’est plus le même homme : dans le portrait marqué par la négation et le privatif que brosse le narrateur, il prononce la mort symbolique du père.

La juxtaposition de ces deux récits illustre le brouillage de la frontière entre réalité et fiction qui, d’après Jean-Pierre Vernant, montre le lien entre la tragédie et Dionysos, lequel incarne parfois une confusion terrifiante. Dans le roman, ce brouillage est habilement orchestré par le narrateur qui, grâce à l’emploi du style indirect libre dans la phrase qui introduit la description de l’hallucination, dissimule la frontière entre la réalité perçue par le personnage et sa fiction hallucinatoire : At  an hour, in a season, through a landscape that for so long has been bound up with the idea of solace, of beauty and sweetness and pleasure and peace, the ex-terrorist had come… » (420-421). Dans cette phrase au style indirect libre, l’origine de la perception du retour de la terroriste est effacée par l’absence de la proposition introductive implicite (« Seymour Levov thought/envisioned/imagined that) devant « the ex-terrorist had come ».  Ainsi le narrateur rend presque invisible le passage de la réalité à la fiction, le glissement, dans l’expérience de Seymour, de l’imagination encore consciente de la réalité au délire hallucinatoire. Dans le récit halluciné, le dialogue en style direct entre le grand-père et sa petite-fille donne un faux air de réalité à cette conversation  et accentue la confusion entre réalité et fiction, confusion que seule dissipe l’apparition du visage de Lou Levov qui vient de recevoir le coup de fourchette de Mrs. Orcutt,  dans le paragraphe suivant.

Finalement dans ce roman, la tragédie est un mixte, une forme composite dans laquelle se manifestent les tensions et les ambiguïtés de ce genre dramatique, car le tragique suscite à la fois la compréhension et l’incompréhension chez le personnage principal qui oscille constamment entre la recherche d’un enchaînement causal et la conviction récurrente que cette causalité est illusoire. Dans ce texte la conscience tragique est partagée entre le besoin de comprendre et le refus de toute explication, de toute justification, entre la raison et la folie, entre le réel et le surnaturel. On peut aussi se demander si cette déchirure de la conscience tragique n’est pas, dans ce roman, exacerbée par la réalité spécifique qu’elle tente d’appréhender, la réalité américaine du 20ème siècle, laquelle, selon Philip Roth, dépasse l’imagination et semble invraisemblable, incroyable :

…the American writer in the middle of the twentieth century has his hands full in trying to understand, describe, and then make credible much of American reality. It stupefies, it sickens, it infuriates, and finally it is even a kind of embarrassment to one’s meager imagination.[14]

Quoi qu’il en soit, Pastorale américaine, illustre une tension qui semble récurrente dans l’œuvre de Philip Roth, entre le tragique et les notions de responsabilité et de culpabilité, comme le montre un de ses derniers romans, Nemesis, roman dont l’actualité est hélas! aussi brûlante que celle de The Plot Against America. Dans Nemesis, le narrateur résume ainsi le destin tragique de Bucky, figure du sportif, de l’athlète juif, à l’instar de Seymour :

 Il faut qu’il convertisse la tragédie en culpabilité. Il lui faut trouver une nécessité à ce qui se passe. Il y a une épidémie, il a besoin de lui trouver une raison. Il faut qu’il se demande pourquoi. Pourquoi ? Pourquoi ? Que cela soit gratuit, contingent, absurde et tragique ne saurait le satisfaire. Que ce soit un virus qui se propage ne saurait le satisfaire. Il cherche désespérément une cause plus profonde, ce martyr, ce maniaque du pourquoi et il trouve le pourquoi soit en Dieu soit en lui-même, ou encore, de façon mystique, mystérieuse, dans leur coalition redoutable pour former un destructeur unique.[15]


[1] Philip Roth, American Pastoral. London: Vintage Books, 1998, p.75. Première publication : 1997. Les autres citations extraites de ce roman seront tirées de cette édition et les références de ces citations seront insérées dans le texte.

[2] Voir Paul Ricœur, Temps et récit, t. I, Paris : Seuil, 1983, p. 70 : « Composer l’intrigue, c’est déjà faire surgir l’intelligible de l’accidentel, l’universel du singulier, le nécessaire ou le vraisemblable de l’épisodique. »  

[3] Clément Rosset, La philosophie tragique, Paris : Puf-Quadrige, 2003. Première publication : 1960. Les autres citations extraites de ce livre seront tirées de cette édition et les références de ces citations seront insérées dans le texte, le numéro de page précédé de l’abréviation PT.

[4] Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, t. I, Paris : la Découverte-poche, 2001, p. 39. Première publication : 1972. Les autres citations extraites de ce livre seront tirées de cette édition et les références de ces citations seront insérées dans le texte, le numéro de page précédé de l’abréviation MTG et I ou II pour indiquer le tome.

[5] C’est ce brouillage incessant, cette confusion qui rattache la tragédie au culte de Dionysos, selon Jean Pierre-Vernant (MTG, II, 24&42)

[6] Aristote, La poétique, texte, traduction, notes par Roselyne Dupont-Roc et Jean-Lallot, Paris : Seuil, 2011, p. 67. Première publication : 1980. Les autres citations extraites de cet ouvrage seront tirées de cette édition et les références de ces citations seront insérées dans le texte, le numéro de page précédé de l’abréviation P.

[7]Hamartia appartient à une famille de mots (le nom hamártēma et le verbe hamártanein) qui lui confère ces différentes significations.

[8] Josée Kamoun traduit « blandness » par « bonhomie » mais la charge négative du mot anglais est plus forte : il désigne non seulement une douceur affectée, un côté mielleux, mais aussi et surtout le caractère fade et terne, l’absence d’émotion véritable et de relief et donc un vide qui favorise, dans le discours du narrateur, le passage de « blandness » à « blankness », à cette vacuité qui fait de lui une « incarnation (embodiment) du néant ».

[9] traduction de Josée Kamoun (Paris : Gallimard, 1999) ; j’ai mis entre crochets la phrase qui contient l’expression « no fluency » dans le texte original pour faciliter le repérage de l’expression « no fluency » dans la traduction et parce que la dissémination du bégaiement me semble plus plus forte dans le texte original.

[10] littéralement : une absence de facilité ou d’aisance à s’exprimer

[11] par exemple lorsque Seymour se prend pour Johnny Appleseed (315-318)

[12] voir l’article de Tad Friend, qui s’est entretenu avec Seymour Masin, dans The New Yorker, May 26, 1997, pp.29-30.

[13] Voir la biographie de Diana Oughton par le journaliste Thomas Powers, Diana: The Making of a Terrorist (Boston : Houghton Mifflin Company, 1971), qui montre un certain nombre de similitudes frappantes entre Diana et Merry. Diana  et Merry ont été toutes deux des membres du  4H club, une association éducative pour jeunes ruraux. Elles ont grandi dans l’Amérique profonde, celle des Orcutts et des Oughtons. Diana est originaire de la ville de Dwight, dans l’état de l’Illinois et ce nom de ville est un paronyme de Dwyer, le nom de jeune de fille de la mère de Merry. Les deux personnages, Diana et Merry, ont une prédilection pour l’espagnol dans lequel elles s’expriment avec aisance. Cependant Diana Oughton n’était ni demi-juive, ni bègue. Quant aux liens de Merry avec  les weathermen, ils sont explicitement évoqués dans le roman, en particulier par cette affiche que son père décide d’arracher dans la chambre de sa fille et sur laquelle on pouvait lire une des devises provocatrices des weathermen (252).

[14] Philip Roth, «Writing American Fiction » dans Reading Myself and Others. New York: Vintage, 2001,    p.167. Première publication de ce recueil d’articles : 1975.

[15] Philip Roth, Némésis, traduction de Marie-Claire Pasquier, (Paris : Gallimard, 2012), p. 214.

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Next Article:

0 %