Althusser, le retour à Marx et le matérialisme de l’imaginaire
Althusser, le retour à Marx et le matérialisme de l’imaginaire
Pascale Gillot. Maître de conférences en philosophie à l’Université de Tours.
Résumé
Le retour à Marx engagé par Louis Althusser au début du XXe siècle, conçu sur le modèle du retour à Sigmund Freud engagé par Jacques Lacan quelques années auparavant, vise à poser les fondements d’une théorie marxiste de l’idéologie qui manquait encore dans les textes mêmes de Karl Marx. Pour penser l’efficace propre de l’idéologie, Althusser mobilise à la fois Freud (la théorie de l’inconscient comme modèle de la théorie de l’idéologie en général), Lacan (la théorie de l’antécédence de l’ordre symbolique), et Spinoza (le matérialisme de l’imaginaire). Dans l’élaboration de cette théorie de l’idéologie dont une thèse centrale est celle de « l’interpellation en sujet », Althusser rencontre le problème difficile d’un sujet constitué sur fond de reconnaissance / méconnaissance : un sujet simultanément institué par l’idéologie, et antérieur à l’interpellation idéologique. Le recours à la conception de « l’effet-sujet » promue par Michel Pêcheux dans le cadre de sa théorie du discours vient éclairer l’apparente circularité de la « constitution du sujet » dans l’interpellation idéologique telle que la définit Althusser.
Mots-clés
Althusser, idéologie, inconscient, imaginaire, matérialisme, sujet
Introduction
À partir du début des années soixante du XXe siècle, Louis Althusser entreprend un retour à Karl Marx qui vise à en expliciter la philosophie latente, et, corrélativement, à élaborer la théorie de l’idéologie qui manquait encore au marxisme. Ce retour à Karl Marx est fortement marqué par le retour à Sigmund Freud, tel qu’il fut engagé par Jacques Lacan quelques années auparavant. L’idéologie telle que la conçoit Louis Althusser, en son efficace et en sa nécessité spécifiques, ne se réduit pas au régime du reflet inversé, de l’erreur ou des illusions caractéristiques de la conscience. Elle détient bien plutôt des lois et une systématicité propres, analogues à celle du système Inconscient dans sa thématisation freudienne. L’idéologie, au titre de « “représentation” du rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence », est définie par une spécularité double, corrélative de sa nécessité, et également de sa matérialité, c’est-à-dire de son inscription dans les « appareils idéologiques d’État ».
Toutefois, cette théorie de l’idéologie, que Louis Althusser désignera aussi par la suite comme un matérialisme de l’imaginaire[1], ne se constitue pas simplement à partir d’un retour à Marx redoublé d’un retour à Freud. Elle se nourrit également du détour par Baruch Spinoza : la théorie spinoziste de l’imagination, fondée sur une analyse du corps affectant-affecté engageant le rapport primordial des hommes au monde, fournit le premier modèle, pour Louis Althusser, de ce matérialisme de l’imaginaire qu’il entend constituer à travers sa relecture de Karl Marx.
Il s’agit dans cet article d’interroger le statut de cet entrecroisement des lectures par Louis Althusser de Sigmund Freud et de Spinoza. Si la nécessité et la cohérence d’un tel entrecroisement sont manifestes, sur le terrain de la critique du psychologisme et plus généralement du rejet des philosophies de la conscience, elles n’en laissent pas moins subsister un point aveugle, qui n’est autre que la question du sujet. Si la psychanalyse dans sa détermination freudienne-lacanienne, distingue précisément entre le moi imaginaire et le sujet, entendu comme sujet de l’inconscient, il semble que la référence à Spinoza renforce chez Louis Althusser une critique radicale de la catégorie même de sujet, identifiée du reste à la catégorie fondamentale de l’idéologie. C’est cette ambivalence du traitement de la catégorie de sujet qui constitue l’un des principaux enjeux et l’une des principales énigmes de la double référence, dans l’œuvre de Louis Althusser, à Sigmund Freud et à Spinoza.
I. Le projet althussérien d’une théorie de l’idéologie : le retour à Marx, le retour à Freud, et le détour par Spinoza
La revendication d’un matérialisme de l’imaginaire renvoie au programme althussérien d’une théorie authentiquement matérialiste de l’idéologie, sous la double égide de Spinoza et de Sigmund Freud. Il s’agit alors de développer une théorie non mécaniste de l’idéologie, articulée à l’affirmation d’une autonomie de la superstructure, en relation au thème de l’éternité de l’idéologie, dont on trouve la formulation la plus achevée dans le texte de 1970 intitulé Idéologie et appareils idéologiques d’État[2].
Cette théorie, nous y reviendrons, trouve néanmoins ses prémisses dans des textes de Louis Althusser rédigés au début des années 1960, en particulier l’article névralgique à bien des égards intitulé « Freud et Lacan »[3]. On en repère également une thématisation dans l’ouvrage de 1965, Pour Marx.
Le thème de l’éternité de l’idéologie s’entend comme une reprise et une duplication de la thèse freudienne de l’éternité de l’inconscient, et signifie principalement sa nécessité et son anhistoricité : celles-ci sont autant de marques de la « matérialité » propre de l’idéologie, c’est-à-dire, également, de sa réalité spécifique,dont la fonction généraleest d’assurer, sur un moderelativement autonome – l’ordre spécifique de la superstructure –, la « reproduction des rapports de production »[4]. Il faut donc, à travers l’affirmation de l’éternité et de la matérialité de l’idéologie, postuler l’existence de lois spécifiques à celle-ci, au principe de son efficace singulière, tout comme Sigmund Freud, dès L’interprétation des rêves, avait postulé, à travers la notion de processus primaire, de travail du rêve, l’existence de lois spécifique de l’inconscient défini comme système[5].
La thèse de la matérialité de l’idéologie est dirigée contre la théorie, pré-marxiste même si on la trouve paradoxalement sous la plume de Karl Marx dans L’Idéologie allemande, de l’idéologie comme néant, comme erreur, comme structure fantasmatique sans réalité effective, autre que la vie réelle qu’elle représenterait illusoirement sur le mode du renversement, tel un reflet, un mirage, ou une camera obscura, semblable en ceci à la conscience et à son régime spécifique, celui de l’illusion. À cet égard, la théorie de l’Idéologie comme camera obscura, chez Karl Marx, n’est pas encore marxiste[6].
D’où le programme de Louis Althusser en cette séquence s’ouvrant au début des années soixante, et se poursuivant jusque dans les années 1970 : il s’agit de construire une théorie scientifique, en l’occurrence matérialiste, de l’idéologie, en accord avec la « philosophie latente » de Karl Marx, et contre les déviances d’un marxisme mécaniste qui posait la détermination univoque de la superstructure par l’infrastructure, et réduisait l’idéologie à un simple reflet inversé de la vie réelle, selon un modèle de spécularité simple.
Considérons tout d’abord un premier enjeu du programme althussérien, consistant à établir la systématicité de l’idéologie.
L’analogie cruciale idéologie / inconscient, élaborée à partir de la double lecture de Sigmund Freud et de Jacques Lacan, est proposée dès 1965, dans Pour Marx ; elle a pour fonction d’établirune telle systématicité[7]. Elle constituera ensuite la ligne programmatique du texte de 1970, I et AIE.
Cette analogie permet d’arracher l’idéologie au régime spectral de la conscience et de ses illusions, et de mettre hors circuit, par conséquent, la définition – elle-même idéologique – de l’idéologie comme erreur ou reflet inversé, comme néant fantasmatique, comme ignorance. La nécessité de l’idéologie, quelles que soient les formations sociales considérées, se manifeste dans son caractère anhistorique, dans la mesure où elle est inéliminable. Se trouve ici en jeu la définition de l’homme comme « animal idéologique » : cette définition paraît répondre rigoureusement à la définition lacanienne de l’homme comme animal symbolique, structurellement en proie au langage, nécessairement assujetti à la puissance du symbolique, c’est-à-dire assujetti à l’inconscient et à ses lois, assujetti à l’ordre symbolique, et se constituant précisément comme sujet dans ce rapport fondamental à l’ordre symbolique. C’est une des thèses cruciales du texte de Jacques Lacan intitulé « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » (1953), dans lequel se donne à entendre la formule suivante :
Les symboles enveloppent en effet la vie de l’homme d’un réseau si total qu’ils conjoignent avant qu’il vienne au monde ceux qui vont l’engendrer « par l’os et par la chair », qu’ils apportent à sa naissance avec les dons des astres, sinon avec les dons des fées, le dessin de sa destinée, qu’ils donnent les mots qui le feront fidèle ou renégat, la loi des actes qui le suivront jusque là même où il n’est pas encore et au-delà de sa mort même, et que par eux sa fin trouve son sens dans le jugement dernier où le verbe absout son être ou le condamne (…).[8]
C’est cette puissance du symbolique que Louis Althusser, dans l’article « Freud et Lacan » de 1964, avait identifiée à la loi de Culture, et à sa nécessaire antécédence – toujours-déjà à l’œuvre – sur toutes les étapes du devenir-sujet de l’enfant, sur toutes les étapes de l’humanisation, qui sont autant d’étapes de la subjectivation[9]. La thèse lacanienne de l’assujettissement au symbolique, au principe du devenir humain de l’enfant, se retrouve du reste reprise par Louis Althusser dans I et AIE, et attribuée à Sigmund Freud. La référence à Sigmund Freud est en effet cruciale dans le passage de I et AIE consacré aux « rituels qui entourent la naissance d’un enfant », à l’antécédence du « Nom du Père »[10] : cette référence a pour fonction d’éclairer la question de la nécessaire inscription du sujet dans les « Appareils Idéologiques d’État ».
Le deuxième aspect du programme althussérien tend à établir l’irréductibilité de l’idéologie à la sphère de la représentation. Tel est un des enjeux fondamentaux de la thèse de la matérialité de l’idéologie, liée à sa nécessaire inscription dans les formations sociales. Or la thèse de la matérialité de l’idéologie trouve une première illustration décisive, selon Louis Althusser, avec la théorie spinoziste du premier genre de connaissance, en l’occurrence la théorie de l’imagination telle qu’elle se donne en particulier à lire dans l’Éthique [11].
La référence à Spinoza, et à la théorie spinoziste de l’imaginaire, est particulièrement à l’œuvre dans les Éléments d’autocritique, de 1974. Au chapitre4 de l’ouvrage, intitulé « Sur Spinoza », se trouve évoquée la critique spinoziste des catégories d’origine, de transcendance, d’arrière-monde et également – c’est la différence cruciale avec la perspective hégélienne – de fin. La critique spinoziste se révèle ainsi plus radicale que celle de Hegel, dans la mesure où elle rompt avec toute téléologie. Par où se conçoit la nécessité du détour par Spinoza pour penser le rapport Marx-Hegel, pour donner « des arguments au matérialisme »[12], et pour s’affranchir de toute représentation téléologique, fût-elle mécaniste, du processus historique. Le projet spinoziste de critique de l’idéologie (idéologie dont les manifestations multiples enveloppent notamment la religion, la superstition, la croyance aux causes finales, l’illusion du libre arbitre) se double d’une enquête généalogique concernant les mécanismes spécifiques de l’idéologie : il est inséparable en l’occurrence d’une théorie de l’imagination, de ses lois spécifiques, et de son inscription structurelle dans le monde social, dans le monde humain. En ce sens se donne à entendre la nécessité anthropologique de l’idéologie, en l’espèce de l’imaginaire réassigné à ses conditions dans le monde matériel et social. Ainsi peut-on lire, toujours au chapitre 4 des Éléments d’autocritique :
Faut-il ajouter que si Spinoza s’interdit tout usage de la Fin, il fait la théorie de son illusion, nécessaire, et donc fondée ? Dans l’Appendice du Livre I de l’Éthique, et dans le Traité Théologico-Politique, nous trouvions en effet ce qui est sans doute la première théorie de l’idéologie, qui ait jamais été pensée, avec ses trois caractères : 1) sa « réalité » imaginaire 2) son inversion interne 3) son centre : l’illusion du sujet. Théorie abstraite de l’idéologie, dira-t-on ! Je veux bien : mais trouvez mieux avant Marx, qui n’a guère été bavard sur la question, sauf dans L’Idéologie allemande, où il l’est trop. (…) Ce matérialisme de l’imaginaire ouvrait la voie à une conception surprenante du Premier Genre de Connaissance : tout autre chose qu’une « connaissance », mais le monde matériel des hommes tel qu’ils le vivent, celui de leur existence concrète et historique. Est-ce abusif ? À certains égards, peut-être, mais on peut lire ainsi Spinoza.[13]
Louis Althusser, dans son projet d’élaboration d’une théorie scientifique de l’idéologie comblant les silences ou les « bavardages » de Karl Marx à ce propos, se présente donc comme le continuateur de Spinoza, dans la lignée directe du projet spinoziste inaugural de ce matérialisme de l’imaginaire qui se dessine de façon inouïe au xviie siècle. Certes, quelques pages plus loin, dans les Éléments d’autocritique, Louis Althusser pointe le caractère encore formaliste de cette théorie spinoziste de l’idéologie, dans la mesure où elle serait insuffisamment articulée à la lutte des classes au cœur des formations historico-sociales, autrement dit à la contradiction – la lutte des classes – comme principe du processus historique. Louis Althusser précise en effet :
Assurément, un marxiste ne peut pas faire le détour par Spinoza sans le payer. Car l’aventure est périlleuse, et quoi qu’on fasse il manquera toujours ce que Hegel a donné à Marx : la contradiction. (…) Je laissais ainsi pour compte la différence des régions de l’idéologie, et les tendances antagonistes qui les traversent, les divisent, les regroupent et les opposent. L’absence de la « contradiction » faisait son œuvre : il n’était pas question de la lutte des classes dans l’idéologie. Par la brèche de cette « théorie » de l’idéologie pouvait alors s’engouffrer le théoricisme : science / idéologie. Ainsi de suite.
Mais en dépit de tout, il me semble que le compte n’est pas nul. Nous voulions comprendre le détour de Marx par Hegel. Nous avons fait le détour par Spinoza : à la recherche d’arguments pour le matérialisme. Nous en avons trouvé quelques-uns.[14]
Quoi qu’il en soit de ce passage auto-critique, de ces tours et détours, il n’en demeure pas moins que jusque dans ses derniers écrits consacrés au « matérialisme aléatoire », Louis Althusser persiste à revendiquer comme indéfectiblement sien, ce projet d’un matérialisme de l’imaginaire, indissociable de la critique, continuée, de la philosophie transcendantale et des catégories de fin, d’ordre, d’origine et de sujet. La théorie du matérialisme imaginaire, et le rejet d’une philosophie du sujet forment système. Si bien que la référence au matérialisme de l’imaginaire d’obédience spinoziste se retrouve expressément à l’œuvre dans les textes de Louis Althusser consacrés au matérialisme de la rencontre, en rapport également à la thèse du « fait » du monde. Ainsi, évoquant dans le texte de 1982 intitulé « Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre », la philosophie de Spinoza, et en particulier sa théorie du premier genre de connaissance, Louis Althusser écrit, à propos de la puissance de l’imaginaire :
C’est ainsi. On peut en rester au premier genre ou ne pas y rester. Il n’y a pas comme chez Descartes de nécessité immanente qui fasse passer de la pensée confuse à la pensée claire et distincte, pas de cogito, pas de moment nécessaire de la réflexion qui assure ce passage. Il peut avoir lieu ou pas. (…) Étrange théorie, qu’on a tendance à présenter comme une théorie de la connaissance (le premier des trois genres), alors que l’imagination n’est nullement, en rien, une faculté, mais au fond, seulement le seul monde même dans son « donné ». Par ce glissement, Spinoza non seulement échappe à toute théorie de la connaissance, mais ouvre la voie à la reconnaissance du « monde », comme ce au-delà de quoi il n’est rien, pas même une théorie de la nature, à la reconnaissance du « monde » comme (…) totalité unique non totalisée mais vécue dans sa dispersion, et vécue comme le « donné » dans lequel nous somme « jetés » et à partir duquel nous forgeons toutes nos illusions (« fabricae »).[15]
À la théorie de la connaissance, et du sujet connaissant, Louis Althusser oppose donc expressément la théorie de l’imaginaire comme monde dans sa définition spinoziste.
Cette théorie du premier genre de connaissance comme monde, déployée en particulier dans l’Appendice de la première partie de l’Éthique, dessine ainsi les contours d’un monde spécifique de l’imaginaire, inscrit dans la matérialité d’institutions et de pratiques sociales, irréductible donc à la seule sphère des représentations. Par là se trouve toujours déjà institué le monde des formations sociales, le monde des hommes comme monde « vécu », suivant la formule du texte de 1982. Cette expression renvoie à la définition même de l’idéologie dans les textes les plus célèbres que lui consacre Althusser, de Pour Marx (1965) à Idéologie et appareils idéologiques d’État (1970). L’idéologie se trouve en effet d’emblée définie par Louis Althusser, dès les premiers textes relatifs à cette question, comme monde vécu des hommes, en tant que les hommes se représentent leur rapport lui-même nécessairement imaginaire à leurs conditions « réelles » d’existence : dans l’idéologie, les hommes expriment non pas la simple relation qu’ils entretiendraient avec leurs conditions d’existence, la « vie réelle », mais plutôt, selon un fonctionnement spéculaire double, la façon dont ils vivent leur relation à leurs conditions d’existence[16].
Il paraît ainsi légitime de lire dans ce « monde vécu des hommes », rapporté à son origine, le matérialisme de l’imaginaire spinoziste, l’autre nom de l’idéologie. L’idéologie constitue, suivant les textes des années 1960 et 1970 précédemment évoqués, l’élément nécessaire de l’existence des hommes définis comme « animaux idéologiques », c’est-à-dire, également, comme sujets. Le « sujet » représente la catégorie fondamentale – comme telle nécessaire et éternelle – de l’idéologie, en vertu de la fameuse thèse de « l’interpellation en sujet »[17]. Si, comme il est écrit dans Idéologie et appareils idéologiques d’État, « l’idéologie interpelle les individus en sujets », dès lors « le monde vécu » des hommes, l’univers idéologique qui constitue leur élément, est celui d’individus toujours déjà institués en sujets.
II. L’ambivalence de la double lecture althussérienne de Freud et de Spinoza.
Cette ambivalence se joue, de façon nodale, sur le terrain de la question du sujet. Dans la perspective de Sigmund Freud, relu par Jacques Lacan, une place cruciale se trouve accordée à la fonction sujet défini comme sujet de l’inconscient : sujet de l’inconscientdistinct du moi imaginaire, de la conscience et de ses vertiges, distinct, donc, du moi psychologique. En revanche, ce qui intéresse éminemment Louis Althusser, dans la philosophie de Spinoza, dès certains textes datant du début des années 1960, c’est ce qu’il appelle son « anti-cartésianisme résolu ». Celui-ci se manifesterait avec éclat dans une critique radicale, inouïe, de la catégorie sujet, comme des catégories de fin, d’ordre, etc.[18]
La lecture althussérienne de Spinoza est scandée par cette question du sujet, plus particulièrement celle du sujet pensant, dont Spinoza aurait, le premier, non seulement révélé l’illusion constitutive, celle d’être un sujet souverain[19], mais dont il aurait en outre proposé la première généalogie, au titre d’illusion structurelle, dans le cadre de son matérialisme de l’imaginaire. De fait, Louis Althusser associe de façon remarquable la théorie spinoziste de l’imagination – conçue non pas comme faculté de l’esprit, mais comme monde vécu des hommes –, et la contestation spinoziste d’une théorie de la connaissance, théorie d’obédience cartésienne, fondée sur le postulat d’un sujet de vérité, le sujet connaissant. En d’autres termes, ce qui intéresse au plus haut point Louis Althusser, dans le matérialisme de l’imaginaire de l’auteur de l’Éthique, ce serait la mise en cause radicale de la représentation d’un sujet connaissant, et par conséquent la mise en place d’un certain modèle (anti-cartésien) de la pensée et de la connaissance : modèle inouï, anomal, advenu au cœur de l’âge classique, et qui se serait trouvé enseveli pour des siècles dans l’histoire de la philosophie.
Est ici en jeu la théorie spinoziste de la connaissance conçue comme production, émancipée de la juridiction d’un sujet pensant : connaissance conçue comme procès sans sujet avant la lettre, en rupture avec les théories classiques de la connaissance. Ce contre-modèle de l’esprit et de la pensée, engagé dans ce qui serait la détermination spinoziste de la coupure entre le vrai et le faux – la « veritas index sui et falsi »[20] –, est directement évoqué par Louis Althusser dans les Éléments d’autocritique de 1974. Dans ce texte, la théorie spinoziste de l’imagination, au titre de première théorie de l’idéologie, se trouve directement mise en perspective avec une de ses conséquences absolument déterminantes, à savoir la critique spinoziste radicale de la catégorie philosophique générale de « sujet ». Cette critique engage une attaque spécifique dirigée contre le concept cartésien de « sujet », entendu comme sujet de la connaissance, sujet de vérité, précisément, catégorie inséparable de la théorie classique, idéaliste, de la connaissance.
Louis Althusser affirme ainsi :
Mais cette théorie de l’imaginaire allait encore plus loin. En critiquant radicalement dans le Sujet la catégorie centrale de l’illusion imaginaire, elle atteignait au cœur la philosophie bourgeoise, qui se construisait depuis le xive siècle sur le fond de l’idéologie juridique du Sujet. L’anticartésianisme résolu de Spinoza se joue consciemment sur ce point, et la fameuse tradition « critique » ne s’y est pas trompée. (…)
On pourrait poursuivre. Je me contenterai d’un dernier thème : celui du fameux « verum index sui et falsi ». J’ai déjà dit qu’il nous avait paru autoriser une conception récurrente de la « coupure ». Mais il n’avait pas que ce sens. En affirmant que « le vrai s’indique de lui-même », Spinoza s’écartait de la problématique du « critère de la vérité ». Si l’on prétend juger de la vérité qu’on détient par un « critère » quelconque, on s’expose à la question du critère de ce critère, puisqu’il doit être vrai, et à l’infini. Que le critère soit externe (l’adéquation de l’esprit et de la chose, dans la tradition aristotélicienne), ou interne (l’évidence cartésienne), dans tous les cas le critère est à rejeter : car il n’est que la figure d’une Juridiction ou d’un Juge qui doit authentifier et garantir la validité du Vrai. Et du même mouvement, Spinoza écarte la tentation de la vérité : en bon nominaliste (le nominalisme alors pouvait être, Marx l’a reconnu, l’antichambre du matérialisme) Spinoza parle seulement du « vrai ». De fait, la Vérité et la Juridiction du Critère vont toujours de pair, puisque le critère a pour fonction d’authentifier la Vérité du vrai. Écartées les instances (idéalistes) d’une théorie de la connaissance, Spinoza suggérait alors que le « vrai » « s’indique lui-même », non comme Présence mais comme Produit, dans la double acception du terme « produit » (résultat d’un travail qui le « découvre »), comme s’avérant dans sa production même.[21]
Or cette critique spinoziste de la catégorie métaphysique de vérité, et de la notion cartésienne afférente de sujet de vérité, était déjà clairement évoquée dès l’époque de « Psychanalyse et sciences humaines » (1962-1963).
Louis Althusser, dans le cadre même de sa théorie de l’idéologie et de sa réactivation d’un matérialisme de l’imaginaire d’obédience spinoziste, pose de manière constante le fait de la connaissance, conçue comme production et non comme représentation ou juridiction d’un sujet pensant. La notion classique d’un sujet de la connaissance se trouve référée par Louis Althusser, dans les textes qu’il consacre à la généalogie critique de ce Sujet connaissant[22], à une philosophie du jugement héritée de René Descartes : philosophie du jugement articulée à une problématique du critère de vérité qui procéderait elle-même d’une méconnaissance de la coupure effective entre vérité et erreur. Tel est un des enjeux du spinozisme revendiqué par Louis Althusser, entendu dans le sens d’un « anti-cartésianisme résolu » qui rejette précisément toute « théorie de la connaissance » – laquelle est toujours une théorie du sujet connaissant –, pour lui substituer la théorie du verum index sui : soit, selon les termes du Scolie de la Proposition 43 de l’Éthique II, le modèle de la « veritas norma sui et falsi », ou encore, suivant la perspective du paragraphe 33 du Traité de la Réforme de l’Entendement, celui du « habemus enim ideam veram »[23]. La question de la vérité, par la critique du dispositif conceptuel cartésien du doute et de la certitude, se trouve dissociée de toute question portant sur l’origine de la connaissance vraie (puisque l’idée vraie, de fait, nous l’avons). Par là même, l’activité de connaissance se trouve arrachée à la juridiction supposée d’un sujet pensant, et conçue dès lors sur le modèle d’une production : production ou processus sans sujet, mais également sans origine ni fin, pour reprendre l’analogie spinoziste entre le processus de la connaissance vraie et le modèle technique de la fabrication exposée dans le paragraphe 31 du Traité de la Réforme de l’Entendement. Cette analogie s’établit, du reste, dans le contexte de la réfutation de la conception cartésienne de la certitude : réfutation corrélative de l’identification spinoziste de la certitude à la seule possession de l’idée vraie, la vérité, en l’espèce, ne requérant d’autre signe qu’elle-même.
Le « spinozisme » de Louis Althusser le conduit ainsi, dès le séminaire de 1963-1964 (« Psychanalyse et sciences humaines »), à une réfutation du sujet connaissant et du Cogito. Celle-ci offre une analyse singulière des conditions d’émergence de la catégorie philosophique de Sujet conçu comme sujet de vérité et d’objectivité, comme sujet connaissant, identifiées à une incompréhension de la nature effective de la distinction entre vérité et erreur : une telle distinction se trouve alors pensée comme partage, sous la juridiction d’un sujet, et non comme coupure. Ainsi, à la question de savoir « pourquoi la vérité s’exprime [chez Descartes] sous la forme de l’ego », Louis Althusser propose la réponse suivante :
C’est un phénomène extrêmement important, parce qu’il est à l’origine de toute la philosophie occidentale ; et la réfutation qu’en a donné Spinoza est une réfutation qui a disparu dans l’histoire, qui a été littéralement submergée par le développement de la problématique ultérieure, et qui n’a peut-être pas encore resurgi, sauf sous une forme latérale et allusive. (…) Pourquoi est-ce qu’il y a un sujet ? Peut-être la nécessité d’un sujet de la vérité est-elle justement imposée par la problématique de Descartes, qui est une problématique opposant la vérité à l’erreur. C’est peut-être dans ces concepts de vérité et d’erreur que se trouve justement renfermée l’exigence du surgissement d’un sujet comme sujet de vérité. (…) L’erreur est pensée seulement comme l’autre négatif de la vérité (…). Autrement dit, l’erreur est pensée simplement comme le dehors d’une vérité, comme l’exclusion d’une vérité, sans que le rapport à ce dehors soit pensé. Le rapport de l’erreur à la vérité est pensé comme un partage, c’est-à-dire comme le résultat d’un jugement (…). Une philosophie du jugement serait donc fondée sur un certain rapport négatif de la vérité à l’erreur, sur une distinction pensée comme un partage et non comme une coupure, et c’est à partir de là que la catégorie du sujet comme sujet de vérité serait instaurée.[24]
Il est frappant que cette critique du sujet cartésien, le sujet d’objectivité et de vérité, le sujet de la connaissance, critique simultanée de toute théorie de la connaissance, se trouve encore mise en exergue dans les derniers écrits d’Althusser[25]. Plus fondamentalement, la critique du sujet connaissant se révèle indissociable, en son origine spinoziste elle-même, d’une réappropriation de la théorie de l’imagination proposée dans l’Éthique : imagination identifiée, non à une « faculté » de l’esprit, mais au monde vécu des hommes dans le cadre de ce que Louis Althusser appelle dans les Éléments d’autocritique un matérialisme de l’imaginaire.
Se trouve ainsi soulignée une dimension fondamentalement et radicalement anti-subjectiviste de la philosophie de Spinoza dans la lecture qu’en propose Althusser. Cet anti-subjectivisme apparaît peut-être aux yeux de Louis Althusser plus radical encore que celui de Jacques Lacan. L’on sait toute l’importance des travaux de Jacques Lacan, pour le programme althussérien de constitution d’une théorie de l’idéologie : se révèlent à cet égard déterminants les concepts lacaniens d’« ordre symbolique », de « Loi de Culture », de « Nom du Père », de « fonction de reconnaissance / méconnaissance », de « division constituante du sujet ». Pourtant, Louis Althusser n’a jamais véritablement ou complètement admis le concept lacanien, fondamental, de « sujet de l’inconscient », hormis, de façon très fugitive, en 1966, dans le cadre du projet concernant une « théorie générale du signifiant » évoqué dans les Trois notes sur la théorie des discours[26].
L’on note par conséquent une divergence importante entre ces perspectives, freudienne d’une part, spinoziste d’autre part, perspectives pourtant inscrites toutes deux dans le contexte général de la lutte contre le psychologisme, et contre un paradigme philosophique cartésiano-husserlien au cœur des « philosophies de la conscience et du sujet ».
III. L’énigme de la question du sujet chez Althusser
Le caractère enchevêtré et énigmatique de la thématisation du sujet, dans l’œuvre de Louis Althusser, semble lié d’une part à son anti-subjectivisme radical, à son « spinozisme », pourrait-on dire, et d’autre part à sa théorie spécifique de la nécessité de l’idéologie, qui induit paradoxalement, au cœur de cette configuration anti-subjectiviste, la nécessité même de la catégorie de sujet, son caractère proprement inéliminable. Le sujet en effet, dans sa définition althussérienne, se trouve défini comme la catégorie fondamentale de l’idéologie, selon I et AIE, qui identifie conjointement « l’interpellation en sujet » comme le mécanisme fondamental de l’idéologie[27].
Dans la mesure où l’idéologie est éternelle, la catégorie de sujet doit l’être également, en dépit de son lien privilégié avec « l’idéologie bourgeoise », « l’idéologie juridique »[28], et la philosophie classique (appréhendée en particulier sous les traits du cartésianisme). Par conséquent, cette catégorie-sujet ne peut se réduire à une catégorie déterminée de l’histoire de la philosophie, assignable à une configuration philosophique et historique particulière. Tout comme l’idéologie, elle est sans histoire, autrement dit elle est douée elle-même d’une sorte d’éternité qu’on pourrait associer à une forme de nécessité conceptuelle. Sous cet aspect, la catégorie sujet se révèle plus complexe que d’autres catégories philosophiques idéalistes comme celle d’« homme » par exemple. Il semblerait donc que cette catégorie sujet résiste à l’anti-humanisme théorique de Louis Althusser, à son anti-psychologisme également, malgré la virulence du combat engagé contre les philosophies de la conscience, identifiées aux philosophies du sujet souverain. Ce combat, en effet, n’induit pas l’abandon univoque du concept de sujet, mais plutôt sa réélaboration radicale, à rebours de sa thématisation cartésienne.
Afin de tenter de préciser les termes dans lesquels se présente la conceptualisation singulière de la catégorie de sujet dans la perspective de Louis Althusser, il importe donc de revenir aux thèses spécifiques qui constituent la « théorie de l’interpellation » telle qu’elle se trouve exposée dans I et AIE.
Tout d’abord, la thèse centrale : « L’idéologie interpelle les individus en sujets »[29]. Thèse qui se trouve immédiatement précisée dans les termes suivants : « (…) il n’y a d’idéologie que par le sujet et pour des sujets. Entendons : il n’y a d’idéologie que pour des sujets concrets, et cette destination de l’idéologie n’est possible que par la catégorie de sujet et son fonctionnement ».
Cette thèse, toutefois, se spécifie et se complexifie, par l’affirmation selon laquelle l’idéologie « a toujours-déjà interpellé les individus en sujets », de sorte que : « Les individus sont toujours-déjà des sujets »[30]. Ainsi peut-on lire dans I et AIE une incise étonnante, à propos des « rituels » de reconnaissance, et également de « l’évidence idéologique élémentaire » d’être sujet (en jeu la question « Qui est-là ? », posée à travers la porte fermée, qui appelle la réponse « c’est moi ! ») ; remarque étonnante, parce qu’elle procède d’une interpellation du lecteur, par le sujet Althusser, et paraît marquer l’irruption de ce « Je » singulier pris dans l’acte d’écriture de I et AIE, induisant une sorte de brouillage, de vertige temporel.
Telle est donc la remarque de Louis Althusser :
(…) je veux seulement faire remarquer que vous et moi sommes toujours déjà des sujets, et, comme tels, pratiquons sans interruption les rituels de la reconnaissance idéologique, qui nous garantissent que nous sommes bel et bien des sujets concrets, individuels, inconfondables et (naturellement) irremplaçables. L’écriture à laquelle je procède actuellement et la lecture à laquelle vous vous livrez actuellement [note : « Notez : ce double actuellement est une fois de plus la preuve que l’idéologie est « éternelle », puisque ces deux « actuellement » sont séparés par n’importe quel intervalle de temps, j’écris ces lignes le 6 avril 1969, vous les lirez n’importe quand »] sont, elles aussi, sous ce rapport, des rituels de la reconnaissance idéologique, y compris « l’évidence » avec laquelle peut s’imposer à vous la « vérité » de mes réflexions ou leur « erreur ».[31]
Quoi qu’il en soit, le sujet se constitue par définition à travers le mécanisme de l’interpellation, qui est le mécanisme fondamental de l’idéologie. À ce titre, « devenir » un sujet, se constituer comme sujet, signifie être « interpellé » en tant que tel. Le petit « théâtre théorique » althussérien de l’interpellation policière (« hé, vous, là-bas ! ») engage la conception, antithétique de la représentation d’un sujet souverain, d’une condition subjective constituée par et dans l’assujettissement : l’assujettissement à la loi, dans cet exemple de l’interpellation policière[32].
Mais, et c’est le paradoxe apparent, la nécessité d’un tel assujettissement, au principe de l’être-sujet, implique qu’en vérité, au-delà de la métaphore théâtrale, le mécanisme de l’interpellation n’est pas de nature temporelle, ne s’inscrit pas dans l’ordre de la succession (« Je » suis interpellé, et « je » réponds). L’absence de cadre temporel est ainsi clairement marquée, dans I et AIE : « Mais dans la réalité les choses se passent sans aucune succession. C’est une seule et même chose que l’existence de l’idéologie et l’interpellation des individus en sujets »[33]. Or cette absence de succession temporelle, cette simultanéité, sont un corrélat de la nécessité du processus de subjectivation-assujettissement, impliquée par la nécessité même de l’idéologie : en effet, le monde humain, le monde historique, est par définition un monde idéologique, puisque l’idéologie, quelle que soit la forme particulière qu’elle prenne, quelle que soit la formation sociale dont elle relève, constitue l’élément dans lequel tout individu humain, avant même d’être né, existe et agit – suivant l’exemple de I et AIE, repris de « Freud et Lacan ».
Louis Althusser écrit :
Donc l’idéologie interpelle les individus en sujets. Comme l’idéologie est éternelle, nous devons maintenant supprimer la forme de la temporalité dans laquelle nous avons représenté le fonctionnement de l’idéologie et dire : l’idéologie a toujours-déjà interpellé les individus en sujets, ce qui revient à préciser que les individus sont toujours-déjà interpellés par l’idéologie en sujets, ce qui nous conduit nécessairement à une dernière proposition : les individus sont toujours-déjà des sujets. Donc les individus sont « abstraits » par rapport aux sujets qu’ils sont toujours-déjà. Cette proposition peut paraître un paradoxe.[34]
Le paradoxe est ici nommé, par Louis Althusser lui-même, et il semble que nous rencontrions ici le point nodal qui serait celui du « problème de la circularité » supposément à l’œuvre dans la théorie althussérienne de l’interpellation, selon certains auteurs et commentateurs[35]. Le cercle logique, selon ces auteurs, serait le suivant : l’interpellation (sous la forme de l’interpellation policière, ou bien sous celle de l’appel divin performatif, l’adresse de Dieu à Moïse, suivant le second exemple de Louis Althusser dans I et AIE) constitue bien le sujet en sujet, elle caractérise un processus de subjectivation incompatible avec la thèse du primat ou de l’évidence idéologique d’un sujet purement originaire. Il apparaît cependant que le destinataire d’une telle interpellation, à savoir l’individu qui se retourne et répond à l’Appel (de la loi ou de Dieu), se reconnaît lui-même comme le destinataire de cet appel : comme si le sujet avait toujours-déjà existé, avant même d’être « interpellé ». C’est sur le constat de cette « circularité », que se fondent les critiques souvent d’inspiration lacanienne, celle de Slavoj Žižek en particulier, dirigées contre la théorie althussérienne, accusée de ne pas pouvoir rendre raison de ce processus de subjectivation. Ces lectures critiques ont même évoqué, pour nommer la supposée circularité à l’œuvre dans la théorie althussérienne du devenir-sujet, un « effet Münchhausen », en référence à « l’immortel baron » – le héros de l’ouvrage de Rudolf Erich Raspe, Les aventures du baron de Münchhausen – qui « s’élevait dans les airs en se tirant lui-même par les cheveux »[36].
Il nous semble toutefois que le constat de cette circularité est fondé sur une certaine confusion des registres (ce que la théorie décrit, et la façon dont elle en rend raison), et l’objection pourrait ainsi se révéler moins forte qu’il n’y paraît à première lecture, sinon fourvoyante.
En guise de réponse à l’objection, l’on peut s’appuyer sur les travaux particulièrement stimulants conduits dans les années soixante-dix par un élève de Louis Althusser, Michel Pêcheux, à l’intersection de la philosophie, de la linguistique, et de la théorie lacanienne[37]. Michel Pêcheux entend poursuivre le programme althussérien d’une théorie de l’idéologie qui engage simultanément une analyse matérialiste, anti-subjectiviste, de la condition de sujet, considéré comme sujet du discours.
Dans le registre de sa « théorie du discours », et de la mobilisation des catégories cruciales d’interdiscours et d’intra-discours, enjeu de son ouvrage publié chez Maspero en 1975, Les Vérités de la Palice, Michel Pêcheux dessine les contours d’un sujet constitué, dans la continuité de la théorie althussérienne de l’interpellation en sujet, mais dans la perspective nouvelle d’une réflexion sur la sémantique et les pratiques discursives. Cette réflexion présente ceci d’original qu’elle donne à entendre un « on » (caractéristique de l’interdiscours), toujours-déjà présent, sous la forme de sa propre dissimulation, dans les interstices d’un intradiscours, la parole en première personne, la parole du sujet parlant, dont la spontanéité se double d’une méconnaissance, que l’on pourrait dire structurelle, typiquement idéologique, de sa propre constitution par et dans l’interdiscours.
Cette réflexion conduit Michel Pêcheux à l’analyse singulière de la condition subjective, de « l’être-sujet », comme condition essentiellement paradoxale, marquée du sceau de la contradiction, contradiction inéliminable et dont il reconnaît la nécessité, qu’il ne vise donc pas à réduire ou à effacer. Cette contradiction, c’est celle – pour reprendre la terminologie de Michel Pêcheux – d’une « cause de soi » produite comme résultat, ou encore, d’un « effet-sujet », indissociable d’un « effet de sens », compris comme un « effet de pré-construit ». Une telle compréhension de l’être constitué du sujet, fantasmatique « cause de soi », poursuit le combat engagé par Louis Althusser contre le subjectivisme et le psychologisme. Pour la réalisation de ce programme, Michel Pêcheux mobilise les travaux de Jacques Lacan, qui marqua constitutivement de son empreinte la théorie de l’idéologie proposée par Louis Althusser.
Cette contradiction du sujet mise en relief par Michel Pêcheux, c’est la contradiction qui consiste à produire comme résultat une « cause de soi ». La thématisation de cette contradiction mobilise, outre la référence implicite à Spinoza, la référence à la théorie lacanienne de la chaîne signifiante et de l’inscription du sujet à l’intérieur de cette chaîne signifiante (effets de shifting, constructions syntaxiques, etc.), chaîne signifiante qui lui préexiste en quelque sorte. C’est ce qu’indique, nommément, la reprise de la définition lacanienne du signifiant comme « ce qui représente le sujet pour un autre signifiant »[38].
Cette condition non principielle de la subjectivité se trouve nécessairement effacée dans le phénomène de la reconnaissance et de l’identification conçue comme élaboration d’un moi imaginaire. Telle est aussi la contradiction inhérente à l’identité subjective. « L’effacement, nécessaire à l’intérieur du sujet comme “cause de soi”, du fait qu’il résulte d’un processus a (…) pour conséquence la série de ce qu’on pourrait appeler les fantasmes métaphysiques, qui touchent tous à la question de la cause »[39]. Or ces fantasmes métaphysiques à propos de la causalité, et l’effet fantasmatique du processus de constitution en sujet, le fantasme du sujet à l’origine du sujet : tous ces fantômes métaphysiques se trouvent désignés par Michel Pêcheux, de façon insistante et récurrente, par le nom « d’effet Münchhausen ». En effet, la théorie du sujet qui s’élabore dans l’ouvrage de 1975 est indissociable de la théorie du discours destinée à dissoudre le fantasme du sens à l’origine du sens, ou celui de « l’évidence du sens », symétrique de « l’évidence du sujet ». Un enjeu crucial de cette théorie consiste également dans la tentative de conjuration d’un fantôme philosophique persistant, sous les traits de l’idéalisme et du subjectivisme. Il s’agit d’éviter de répéter, sous la forme d’une analyse théorique, l’effet Münchhausen caractéristique de la constitution en sujet[40].
Ainsi, pour répondre aux différentes critiques adressées à la théorie althussérienne de l’interpellation, nous pouvons souligner que si contradiction il y a, il s’agit de la contradiction et de la circularité constitutives de la subjectivité elle-même. Or ce sont cettecontradiction et cette circularité de la condition même du sujet que la théorie d’Althusser, loin d’être prise aux pièges de l’effet Münchhausen, donne précisément à entendre, en leur nécessité. Dans la mesure où cette théorie est anti-subjectiviste, elle refuse d’oblitérer une telle contradiction, mais tend au contraire à la mettre au jour – à la lumière de la théorie. Et l’effet Münchhausen, à ce titre, n’est pas inhérent à la conception althussérienne de la subjectivité ; il est bien plutôt constitutif, indissociable de la subjectivité elle-même, en tant que celle-ci tient son être de l’oubli (l’oubli nécessaire, l’oubli au sens freudien du refoulement) des conditions qui la déterminent, ce que Louis Althusser appelle précisément « l’effet idéologique élémentaire », ce qu’on peut appeler également « l’effet-sujet ».
Conclusion
Pour conclure, la théorie de l’idéologie, qui occupe une place déterminante dans le programme philosophique de Louis Althusser à partir du début des années 1960, et commande tout le « retour à Marx », se révèle très déroutante, concernant la question du sujet. D’un côté en effet, cette théorie paraît entraîner la disqualification philosophique de la notion de sujet. Le mécanisme fondamental de l’idéologie, tel qu’il se trouve décrit dans le texte de 1970, l’interpellation en sujet, implique que le sujet se trouve dès lors identifié à la catégorie idéologique par excellence, indissociable de l’illusion d’être un sujet libre, unique, responsable, irremplaçable, etc. : ce que Louis Althusser nomme l’« effet idéologique élémentaire ». Cependant, d’un autre côté, cette théorie de l’interpellation en sujet, jointe à la thèse fondamentale de l’éternité, autrement dit de la réalité spécifique, de l’idéologie, entraîne une autre conséquence, paradoxale chez ce partisan d’un « anti-cartésianisme résolu » qu’est Louis Althusser. La catégorie sujet se révèle aussi, tout comme l’idéologie, dotée d’une sorte de nécessité et d’éternité, ce qui la rend irréductible au statut de simple catégorie idéologique dépendante d’une formation sociale particulière. Il faut bien alors reconnaître une forme de rémanence de la catégorie sujet, sous la forme du sujet de l’idéologie, sujet décentré et sujet assujetti.
Le sujet, sous la figure du sujet assujetti dont on trouve une première version, décisive, dansles Écrits de Jacques Lacan – sujet structurellement assujetti à l’Autre, au Sujet, et à l’ordre symbolique – n’est pas entièrement éliminé. Il demeure la catégorie constitutive du monde imaginaire, de l’idéologie, et l’idéologie est absolument inéliminable, quelle que soit la formation sociale considérée. Cette nécessité du sujet, certes, n’est pas celle du sujet connaissant. Au sujet cartésien, au sujet de vérité, au sujet de la connaissance, se substitue donc le sujet assujetti du monde imaginaire et idéologique, qui est précisément le monde humain : l’homme est nécessairement sujet, dans la mesure où il est « l’animal idéologique » par excellence.
Le spinozisme de Louis Althusser le maintient donc dans la position d’un anti-cartésianisme radical : autrement dit, la référence à Spinoza est et demeure stratégique dans le projet althussérien de dissolution de la thématisation classique du sujet pensant, projet amorcé dès le début des années 1960 à l’occasion du travail sur la psychanalyse et sur les enjeux du retour à Sigmund Freud promu par Jacques Lacan. Pour autant, avec la thématisation d’un sujet constitué, le sujet toujours-déjà institué dans la sphère idéologique-anthropologique-sociale, on peut considérer que Louis Althusser contribue à une thématisation décisive de l’inscription sociale-symbolique de l’être sujet.
Ajoutons toutefois que l’anti-subjectivisme radical de Louis Althusser, qui se nourrit de la tradition anti-psychologiste ouverte par Jacques Lacan, au cœur même de la psychanalyse, recèle une vertu puissamment actuelle : celle de nous garder de possibles interprétations psychologisantes des conditions sociales de la subjectivité. Cet anti-subjectivisme s’inscrit dans la continuité, par conséquent, de l’enseignement de Jacques Lacan : Lacan qui, dans l’ordre de la théorie de l’inconscient, récusait les tentatives de repsychologisation de la psychanalyse dont la fonction est d’oblitérer la découverte révolutionnaire de Sigmund Freud. La découverte freudienne de l’inconscient conteste en effet le mythe de l’homo psychologicus, tout comme la découverte par Karl Marx du continent-Histoire rejette le mythe de l’homo oeconomicus en général.
[1] Louis Althusser, Éléments d’autocritique, Paris, Hachette Littératures, 1974, « Sur Spinoza ».
[2] Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État » (La Pensée, no 151, juin 1970), texte repris dans Positions, Paris, Éditions Sociales, 1976. Texte dorénavant noté I et AIE.
[3] Louis Althusser, « Freud et Lacan », La Nouvelle Critique, no 161-162, décembre-janvier 1964-1965. Article repris dans Positions, Paris, Editions Sociales, 1976, p. 9-34.
[4] Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’Etat », dans Positions, op. cit., p. 88.
[5] Sigmund Freud, L’interprétation des rêves, traduit en français par I. Meyerson, nouvelle édition augmentée et entièrement revisitée par Denise Berger, Paris, PUF, 1967.
[6] Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’Etat », dans Positions, op. cit., p. 98.
[7] Cf. sur ce point Pascale Gillot, Althusser et la psychanalyse, Paris, PUF, « Philosophies », 2009.
[8] Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » (1953), texte repris dans les Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 279.
[9] Louis Althusser, « Freud et Lacan », art. cit., p. 9-34.
[10] Louis Althusser, I et AIE, in Positions, p. 115-116 : « Qu’un individu soit toujours-déjà sujet, avant même de naître, c’est pourtant la simple réalité, accessible à chacun et nullement un paradoxe. Que les individus soient toujours “abstraits” par rapport aux sujets qu’ils sont toujours-déjà, Freud l’a montré, en remarquant simplement de quel rituel idéologique était entourée l’attente d’une “naissance”, cet “heureux événement”. Chacun sait combien, et comment un enfant à naître est attendu. (…) il est acquis d’avance qu’il portera le Nom de son Père, aura donc une identité, et sera irremplaçable. Avant de naître, l’enfant est donc toujours-déjà sujet, assigné à l’être dans et par la configuration idéologique familiale spécifique dans laquelle il est “attendu” après avoir été conçu ».
[11] Spinoza, Ethique, texte présenté et traduit par Bernard Pautrat, nouvelle édition, Paris, Points Seuil, 2010.
[12] Louis Althusser, Éléments d’autocritique, op. cit., p. 168-175.
[13] Ibid., p. 72-73.
[14] Ibid., p. 81-82.
[15] Louis Althusser, Écrits philosophiques et politiques, I, textes réunis et présentés par François Matheron, Paris, Stock / IMEC, 1994, p. 551.
[16] Le thème de la spécularité double de l’idéologie, en jeu dans sa caractérisation comme « monde vécu », est déjà repérable dans Pour Marx (Paris, Maspero, 1965), au chapitre 7 intitulé « Marxisme et humanisme ».
[17] Louis Althusser, « Idéologie et Appareils Idéologiques d’Etat », dans Positions, op. cit., p. 110-116.
[18] Voir à cet égard le second des deux exposés d’Althusser prononcés dans le cadre de son séminaire tenu à l’ENS en 1963-1964, consacré à Lacan, la psychanalyse et les sciences humaines ; ces deux textes ont été publiés par Olivier Corpet et François Matheron sous le titre Psychanalyse et sciences humaines. Deux conférences (1963-1964), Paris, Le Livre de poche, 1996.
[19] Comme il appert de la critique spinoziste du decretum mentis, et du libre arbitre en général.
[20] Spinoza, Ethique II, Prop. 43, Scolie, op. cit., p. 180.
[21] Louis Althusser, Éléments d’autocritique, op. cit., p. 173-174.
[22] Depuis les conférences du séminaire (précédemment évoqué) « psychanalyse et sciences humaines » à l’ENS de 1963-1964, jusqu’aux derniers écrits consacrés au matérialisme de l’imaginaire de Spinoza, en passant par les Éléments d’autocritique.
[23] Spinoza, Traité de la Réforme de l’Entendement, § 33, traduction par Alexandre Koyré, Paris, Vrin, 1994, p. 27.
[24] Louis Althusser, Psychanalyse et sciences humaines, op. cit., Seconde conférence, p. 115-117.
[25] Dans le texte de 1985, « Marxisme et philosophie », Louis Althusser rend à nouveau hommage à Spinoza, qui « parle cliniquement du “vrai”, pas de la Vérité » : « Il soutenait que “le vrai s’indique de lui-même et indique le faux”. Il s’indique de lui-même non comme présence mais comme produit, dans une double acception : 1) comme résultat du travail d’un processus qui le découvre, 2) comme se prouvant dans la production elle-même ». Ainsi Spinoza « refuse les questions de l’Origine et du Sujet qui soutiennent les théories de la connaissance » (L. Althusser, Sur la philosophie, Paris, Gallimard, 1994, p. 59). La processualité du vrai, en l’espèce, se donne encore à entendre dans les termes d’une production exclusive de la position d’un Je pense, ou d’un Ego cogito.
[26] Louis Althusser, Trois notes sur la théorie des discours, Note 1, in Écrits sur la psychanalyse, textes réunis par Olivier Corpet et François Matheron, Paris, Stock / IMEC, 1993, p. 131-140. On lit dans cette Note 1 une référence à un « effet-sujet » (sujet de la science, et de l’inconscient) dans le cadre même de ce projet de « théorie des discours » qui se trouvera ultérieurement développé, dans des perspectives distinctes, par Michel Pêcheux et Michel Foucault. Mais cette notion de sujet de l’inconscient ne trouve pas de développement ultérieur dans la philosophie de Louis Althusser.
[27] Louis Althusser, « Idéologie et Appareils Idéologiques d’Etat », art. cit., p. 113.
[28] Ibid., p. 110.
[29] Ibid., p. 110.
[30] Ibid., p. 115.
[31] Ibid., p. 112.
[32] Ibid., p. 113-114.
[33] Ibid., p. 114.
[34] Ibid., p. 115.
[35] Voir en particulier les critiques adressées à la théorie althussérienne de l’interpellation, de la part de Slavoj Žižek (The Sublime Object of Ideology, London, Verso Books, 1989), et également de la part de Mladen Dolar (« Beyond Interpellation », Qui parle, Vol. 6, no 2, printemps/été 1993).
[36] Rudolf Erich Raspe, Aventures du baron de Münchhausen, traduction française de Théophile Gautier fils, coll. « Il était une fois », Paris, Boivin, 1948.
[37] Sur ce point, voir l’article de Pascale Gillot, « Pour une théorie non subjectiviste de la subjectivité : Jacques Lacan relu par Michel Pêcheux », paru dans la revue Savoirs et clinique, no 16, mars 2013, éditions érès, p. 36-46.
[38] Michel Pêcheux, Les vérités de La Palice, Paris, Maspero, 1975, p. 141, et conclusion, p. 240-245.
[39] Ibid., p. 141-142.
[40] Ibid., p. 142.