Recension – What’s wrong with science ?
MAXWELL Nicholas, What’s wrong with Science?, Bran’s Head Books, 1976, repr. London, Pentire Press, 2009
Nicholas Maxwell publie en 2009 une réédition de son livre de 1976 au titre si direct : What’s wrong with science? (Qu’est-ce qui ne va pas avec la science ?). Il ne s’agit pas d’un pamphlet antirationaliste, car l’auteur a passé sa vie à enseigner la philosophie des sciences à l’University College de Londres et se réclame en tout premier lieu de Sir Karl Popper, référence rationaliste incontestable s’il en est. Il s’agit d’un plaidoyer pour une réforme radicale de deux institutions majeures : la science et l’université. Ce plaidoyer est tout aussi actuel plus de trente ans après, ce qui suggère la question : pourquoi Maxwell ne parvient-il pas à se faire entendre ?
Commençons par examiner ce que Maxwell essaie de faire entendre. La forme la plus développée de sa position se trouve dans son livre de 1984 (From Knowledge to Wisdom. A Revolution for Science and the Humanities, Oxford, Blackwell, 1984, 2nd ed. London, Pentire Press, 2007). La réhabilitation de la notion de sagesse est devenue dans les années 1980 un objectif important du programme de Maxwell, qui prend la forme d’un projet de réunification des fameuses « deux cultures », la science et les humanités. Mais auparavant, dans ce premier texte passionné de 1976, Maxwell mettait en scène deux personnages qui dialoguent, ou plus exactement se disputent et s’écoutent monologuer, avant d’être envahis par une foule d’autres personnages au final. Cette forme est surprenante ? C’est celle des dialogues de Platon, rappelle Maxwell.
Sont face à face un scientifique et un philosophe, philosophe derrière lequel il faut reconnaître l’auteur du livre, qui ne dissimule pas l’artifice de cette mise en scène. Aucun scientifique, probablement, ne se reconnaîtra dans le personnage du livre, mais peu importe, il sert à faire avancer l’intrigue.
Si nous avons de la science une idée aussi inadéquate, elle-même n’en est pas directement responsable, selon Maxwell. La faute en revient à une mauvaise philosophie des sciences, arrogante et dogmatique, qu’il appelle « l’empirisme standard ». Cette mauvaise philosophie des sciences influence les scientifiques eux-mêmes, pour peu qu’ils essaient d’élargir la réflexion sur leur pratique, au lieu de simplement pratiquer la science. Les philosophes ont voulu absolument savoir expliquer pourquoi la science réussissait si bien, et ils n’ont reculé devant aucune inconséquence pour y parvenir, explique Maxwell. La physique théorique, en conséquence des constructions branlantes de cette mauvaise philosophie des sciences, se fait vertu de son incompréhensibilité, et nous édifions en physique une « monstruosité » dit Maxwell, aussi utile à notre civilisation que les pyramides l’étaient aux Égyptiens de l’Ancien Empire (p. 156). L’obsession de la rationalité « inductive » et « démonstrative », dans la mauvaise philosophie des sciences que dénonce Maxwell, doit laisser place à une rationalité des fins, des objectifs que nous visons (p. 216). Telle est la voie d’une véritable rigueur (p. 239), qui ne se laisserait pas impressionner par l’autoritarisme des institutions de savoir en place.
Le livre s’ouvre par une belle histoire de chamanisme, que nous transposerions aujourd’hui dans l’univers du film Avatar (James Cameron, 2009). Chez Maxwell, il s’agit de Pygmées qui « chantent » leur lien vital avec la forêt, la nuit, dans une civilisation qui tisse des liens poétiques, magiques et utilitaires avec le monde environnant. La science est notre manière de tisser des liens entre la communauté humaine et la nature, et de plus en plus aussi elle intervient dans notre manière de tisser des liens entre nous, entre personnes humaines et entre communautés. Cette essentielle fonction de civilisation doit lui être reconnue, mais non pas en entraînant comme conséquence une vénération de la science et une délégation de responsabilité aux experts scientifiques. Maxwell est au contraire un avocat de la réappropriation de la science par la société, par la communauté humaine. Nous devons comprendre que « notre connaissance n’est qu’une spéculation soigneuse, attentive, aimante et confiante, un magnifique chant pygmée à notre cher cosmos » (p. 56).
La philosophie universitaire (l’anglais dit « académique ») est pour Maxwell une cause perdue (p. 41), elle s’est enfermée dans une production de discours à usage interne, stériles, en essayant de prendre modèle sur l’idée erronée qu’elle se faisait du succès de la science. Les dégâts causés par une mauvaise philosophie des sciences dans les « sciences de l’homme et de la société », effectivement, me semblent plus graves que ceux occasionnés à la science elle-même – car les scientifiques ont souvent la sagesse immanente de ne rien vouloir savoir de la philosophie des sciences et en restent ainsi protégés. En conséquence, l’admonestation de Maxwell s’adresse aux philosophes plus qu’aux scientifiques, et c’est un point que j’inscrirais en bonne place sur la liste des raisons pour lesquelles Maxwell a du mal à se faire entendre… par les philosophes.
Le livre propose un plan pour réorienter la science vers des objectifs humanistes, ce qui mérite d’être su ou recherché par un communauté humaine décidée à se conduire elle-même. « Les scientifiques experts ne sont pas les propriétaires de la science : le centre de gravité de la science se trouve à l’intérieur de la communauté, comme un aspect de sa culture générale, et pas à l’intérieur de la connaissance technique des experts » (p. 7). Cette démarche suppose qu’on cesse de croire en une science « pure » (p. 99) qui maintient un mystérieux dialogue d’experts avec le monde, dialogue dont les profanes n’ont pas à connaître – quoiqu’ils soient invités à en financer la marche et à en louer les résultats. Tout au contraire, selon Maxwell, les scientifiques sont là pour nous assister dans notre dialogue avec le cosmos, pas pour nous en exclure. L’essentiel de la science est donc son application, il faut renverser l’ordre des dignités ontologiques : « Les scientifiques tendent à négliger les problèmes qui surgissent autour des usages que les humains font de la connaissance scientifique. Beaucoup de soin, d’attention, de savoir-faire et d’intelligence est mobilisé pour acquérir la connaissance, alors qu’une sorte de totale indifférence règne là où il s’agit des problèmes de compréhension, de valorisation et d’usage de la connaissance dans la vie des gens. » (p. 123). Ce qui nous invite à réfléchir par exemple au fait que nous enseignons scrupuleusement à nos étudiants la différence entre contexte de découverte et contexte de justification de la connaissance scientifique… sans songer au contexte d’usage. Comme si tout ce qu’on attendait de la science était la création d’un discours (découverte) doté d’une capacité spécifique d’auto-démonstration (justification) ! Si notre culture générale et nos pratiques scolaires prenaient conscience de cette aberration, peut-être pourrions-nous agir sur la persistante désaffection des jeunes gens pour les études scientifiques.
Nicholas Maxwell est devenu un militant de la sagesse, à travers une association, « Friends of Wisdom ». Mais la sagesse se prête-t-elle au militantisme et au statut d’association ? Ce moyen de se faire entendre me paraît indiquer, tout au contraire, l’une des raisons pour lesquelles le message de Maxwell a du mal à se faire entendre : la sagesse ne peut se dire sous la forme d’une polémique avec les savoirs institués. Lire Maxwell nous permet aussi d’en prendre conscience, et c’est incontestablement une leçon de sagesse.
Michel Puech (Paris-Sorbonne)