Achille, la tortue et les principes physiques
I) Introduction
À partir du paradoxe d’Achille et la tortue, le philosophe grec Zénon d’Élée essaye de prouver que le monde n’est pas sécable, que si l’on divise l’univers en sous-parties on arrive à une contradiction. Le paradoxe d’Achille et la tortue implique précisément que l’univers soit divisible en parties et le temps en intervalles sécables. Ce paradoxe est le suivant :
Le héros Achille dispute une course à pied avec une tortue. Comme Achille est réputé être un coureur très rapide, il accorde gracieusement au lent reptile une avance d’un kilomètre. Plus précisément, Achille est initialement au point A (x = 0) et veut atteindre d’une ligne droite avec une vitesse constante v = 1 km/h, la tortue se trouvant au point B (x = 1) à 1 km. Nous supposons qu’Achille ne modifie pas sa vitesse et qu’il commence sa course au temps t = 12 h. Zénon nous dit alors qu’Achille n’atteindra jamais le point B car quand la moitié du temps nécessaire pour atteindre t = 13 h est écoulée, Achille exécutera l’action a1 et aura bougé du point x = 0 au point x = 1/2. De même, lorsque la moitié du temps entre l’action a1 et t = 13 h est écoulée, Achille exécutera l’action a2 et sera passé du point x = 1/2 au point x = 1/2 + 1/4. En répétant ce processus, nous pouvons conclure que lorsque nous atteindrons le moment t = 13 h, Achille aura exécuté une série infinie d’actions (a1, a2, a3, … , an, . . .) dont l’état du monde est l’état du monde de chaque action arbitraire de la série qui sont les positions d’Achille à chaque instant. Par conséquent, Achille n’atteindra jamais le point B car cette série infinie n’a pas de dernière action et à chaque fois que le grec aura atteint un point, il existera toujours un nouveau point qu’il n’aura pas atteint. Nous pouvons résumer le raisonnement de Zénon comme ceci :
– Premier argument : pour parcourir une distance, nous devons parcourir une infinité de distances.
– Second argument : il est logiquement absurde que quelqu’un puisse parcourir entièrement une infinité de distances.
– Conclusion : il est absurde que quelqu’un puisse parcourir une quelconque distance.
Plusieurs solutions afin de résoudre le paradoxe de Zénon ont vu le jour au cours du XXième siècle. Ces solutions proviennent essentiellement du domaine mathématique et plus précisément de l’analyse mathématique où l’utilisation de l’infini est omniprésente. Cependant, ces arguments mathématiques ne sont pas totalement convaincants car comment une théorie telle que les mathématiques qui est indépendante de la réalité physique pourrait apporter une solution à un problème qui semble bien appartenir au domaine empirique? Dans un premier temps, je montrerai que les solutions mathématiques concernant la course d’Achille ne sont pas suffisantes afin de résoudre le paradoxe de Zénon. Je proposerai dans un second temps un principe issu des sciences physiques qui permet de sauvegarder notre intuition du fait qu’Achille arrive bel et bien à rattraper la tortue. Enfin, je montrerai que les sciences physiques sont aussi nécessaires pour résoudre un autre problème concernant l’infini : le paradoxe de la lampe de Thomson.
II) La résolution mathématique du paradoxe de Zénon
Afin de résoudre le paradoxe de la course d’Achille, certaines solutions mathématiques ont été proposées. La résolution standard du problème zénonien est la suivante : il est nécessaire de considérer que les distances successives traversées par Achille à partir de A jusqu’à B forment une série infinie S = 1/2 + 1/4 + 1/8 + 1/16 … dont la somme est 1. Ainsi, d’après la supposition selon laquelle Achille a une vitesse constante v = 1 km/h, ce dernier aura atteint le point B (x = 1) à t = 13 h. Autrement dit, si nous utilisons les résultats mathématiques des séries arithmétiques, il n’existe aucun problème apparent concernant le fait de diviser la course en une infinité de sous-courses. Malheureusement, cette résolution peut être rejetée de plusieurs façons.
Tout d’abord, nous pouvons reprocher de façon générale que même si la résolution mathématique nous renseigne sur la position d’Achille à chaque instant, elle ne nous explique pas en quoi le raisonnement de Zénon est fallacieux. De plus, l’affirmation que la série infinie S tend vers 1 est soutenue par le fait que la série de la somme partielle 1/2, 1/2 + 1/4, 1/2 + 1/4 + 1/8 … a pour limite mathématique 1, et donc que la différence entre les termes successifs de la série et le nombre 1 devient progressivement plus petite que n’importe quel entier positif. Cependant, la série S semble indiquer une somme infinie qui présuppose l’existence d’une limite finie alors même que ce qui est recherché est la démonstration de cette limite. Toutefois, les défenseurs de la solution mathématique pourront répondre que supposer que la somme de la série est 1 ne présuppose pas une somme infinie, puisque par définition la somme d’une série est la limite de sa somme partielle, qui est elle-même finie. Enfin, un obstacle à la résolution mathématique concerne sa pertinence avec le domaine empirique. En effet, je reprocherai aux défenseurs de cette résolution de déduire des énoncés empiriques à partir de simples définitions sur les séries arithmétiques infinies. Plus précisément selon moi, le paradoxe de la course d’Achille concerne davantage la division du temps et de l’espace qui sont des concepts physiques que la possibilité mathématique pour une somme infinie de tendre vers une limite finie. C’est donc sur des principes physiques que l’on pourra apporter une solution pertinente au paradoxe de Zénon.
III) Le principe de continuité
Le problème principal concernant le paradoxe de Zénon provient de la question suivante : quel est l’état du monde après l’infinité d’actions exécutée par Achille? Nous avons vu que le recours à la théorie mathématique des séries infinies n’était pas suffisant pour répondre à cette question. En effet, pourquoi devrait-on supposer qu’une théorie non empirique est applicable littéralement à l’univers physique? Par conséquent, dans le but de résoudre le paradoxe de Zénon je me fonderai dans ce qui suit sur la solution proposée par Sainsbury[1], qui fait appel à un principe de nature physique : le principe de continuité. Le principe de continuité de Sainsbury stipule que les trajectoires des corps matériels sont des lignes continues. En termes plus intuitifs, cela signifie qu’une trajectoire, si elle est dessinée avec un crayon sur une feuille de papier, doit être décrite par une ligne sans lever le crayon. En termes techniques, il signifie qu’à l’instant t, la limite de la position du corps matériel au temps t coïncide précisément avec la position du corps au temps t. Par expérience, le principe de continuité est une hypothèse tout à fait défendable, car les trajectoires des corps physiques dans le monde réel sont continues.
Ce principe, s’il est admis, nous permet de résoudre le paradoxe d’Achille et la tortue en démontrant que le grec atteint bien le point B à 13 h. D’une part, nous savons que plus le temps se rapproche de t* = 13 h, plus la distance entre Achille et le point B diminue. D’autre part, nous savons que la limite de la position d’Achille au temps t sera le point B. Par conséquent, puisque le principe de continuité affirme que la trajectoire d’Achille est continue, nous pouvons déduire que la position de ce dernier quand t tend vers t* est la position d’Achille à t*, autrement dit le point B. Toutefois, la course d’Achille n’est pas le seul paradoxe dont la solution est issue des sciences physiques et les principes physiques sont aussi nécessaires afin de résoudre un autre problème fondé sur l’infini. Nous étudions ce problème et le moyen de le résoudre dans la section suivante.
IV) La lampe de Thomson et le postulat de permanence
James Thomson défend en 1954 l’idée selon laquelle l’exécution d’un « super-task »[2] est contradictoire. Un super-task (ou ST) est une série infinie d’opérations exécutée dans un intervalle de temps fini. Pour Thomson, le concept de « super-task » n’a pas à proprement parler de sens car selon lui il est logiquement impossible d’exécuter un nombre infini d’opérations. Paul Benacerraf surnomme les défenseurs de cette position « les éléatiques modernes »[3] car contrairement à Zénon qui voulait montrer que l’exécution d’une unique action est impossible, ces derniers argumentent en faveur de l’impossibilité d’en exécuter une infinité.
Pour démontrer qu’un ST est contradictoire, Thomson se sert d’un exemple célèbre baptisé aujourd’hui « la lampe de Thomson ». Considérons une lampe sur laquelle un bouton (on/off) peut être pressé. Lorsque le bouton est appuyé sur on la lampe s’allume et lorsque le bouton est en position off elle s’éteint. Supposons que la lampe est éteinte et que nous appuyons sur le bouton une infinité de fois en appuyant la première fois au bout de 1 seconde, puis la seconde fois au bout de 1/2 seconde, et ainsi de suite. Quel est l’état de la lampe après cette infinité d’actions? Pour Thomson, cette dernière ne peut être éteinte puisque lors de l’expérience, chaque fois que le bouton était en position off, l’action suivante le remettait sur on. De même, elle ne peut être allumée car chaque fois que le bouton était en position on, l’action suivante le remettait sur off. Pourtant, cette dernière doit forcément être soit allumée soit éteinte lorsque le ST se termine. Par conséquent, Thomson conclue que le ST est contradictoire.
Une façon de résoudre ce paradoxe a été énoncée par Benacerraf. Elle consiste non pas à prouver qu’une infinité d’opérations exécutée en un temps fini est possible, mais elle argumente en faveur du fait que l’argument de Thomson ne démontre pas qu’une infinité d’opérations exécutée en un temps fini est impossible. En effet, si nous appelons t le moment où commence le ST et t* le moment où il se termine, l’argument de Thomson porte sur le fait qu’au moment t*, la lampe n’est ni allumée ni éteinte. Benacerraf au contraire affirme que la description de Thomson, même si elle nous renseigne sur l’état de la lampe au cours de l’intervalle [t, t*] (une alternance de position on/off), elle ne nous dit rien quant à son état au temps t*. Autrement dit, l’alternance des positions on/off n’est vraie que pour les temps antérieurs à t*. Il s’ensuit donc que les raisons poussant Thomson à affirmer que le ST est contradictoire ne sont valables que pour les instants avant t*. Par conséquent, l’état de la lampe à t* n’est pas une conséquence logique de l’état de la lampe aux instants antérieurs à t*. Toutefois, nous pouvons aller plus loin dans la critique du paradoxe de Thomson en utilisant non plus les principes issus de la logique mais ceux provenant des sciences physiques.
En effet, nous avons vu dans la section précédente que le principe de continuité nous permet de résoudre le paradoxe de Zénon. Cependant, qu’en est-il du paradoxe de Thomson? L’interprétation physique de l’expérience de la lampe de Thomson consiste à dire que la lampe oscille de plus en plus vite entre les positions on et off du temps t au temps t*. D’après le principe de continuité, la lampe à t* aura pour position la limite de la position lorsque t tend vers t*. Toutefois, le ST de Thomson n’admet pas de position limite car ce dernier oscille de plus en plus vite entre les positions on et off. Par conséquent, si la lampe est allumée ou éteinte à la fin de l’expérience cela contredit le principe de continuité. Il s’ensuit que le bouton à l’instant t* ne peut être ni en position on ni en position off.
Pérez Laraudogoitia[4] en déduit que la lampe ne peut être ni allumée ni éteinte à la fin du processus, ce qui signifie que cette dernière a cessé d’exister à t*. Bien que cette conclusion soit en accord avec le principe de continuité, elle entre en contradiction avec un second principe issu de la physique : le postulat de permanence. Ce second principe énonce qu’aucun corps matériel (quantité de matière) ne peut soudainement cesser d’exister du monde physique sans laisser de traces. Ce postulat bien que très vague, semble néanmoins être pertinent dans le monde réel au même titre que le principe de continuité. En effet, même s’il existe des particules élémentaires pouvant se dématérialiser, ces dernières ne contredisent pas le postulat de permanence car elles laissent une trace énergétique au moment de la dématérialisation. Ainsi, ce postulat issu des sciences physiques nous permet d’affirmer que le paradoxe de Thomson est un faux problème puisque l’expérience de la lampe est physiquement impossible.
V) Conclusion
À travers cet article, j’ai voulu insister sur l’importance d’utiliser les sciences physiques pour résoudre certains paradoxes. Plus précisément, je pense que l’utilisation de principes physiques permet d’apporter une solution à des problèmes qui n’ont été que partiellement résolus à partir des outils logiques. D’une part, le principe de continuité permet de résoudre le paradoxe de Zénon dont la solution mathématique peut être contestée. D’autre part, le postulat de permanence montre que l’expérience de la lampe proposée par Thomson est physiquement impossible. Toutefois, comme nous ne connaissons pas toutes les lois de la nature, nous ne pouvons pas donner une réponse générale à la question de savoir si un « super-task » est possible dans le monde réel. Ce que nous avons fait jusqu’ici, c’est donner certaines conditions nécessaires à la non contradiction physique d’un ST. Ces conditions (postulat de permanence et principe de continuité) ne sont pas suffisantes car de nombreux obstacles provenant des sciences physiques doivent être surmontés. Par exemple, à partir de quelle théorie physique est-il possible de concevoir physiquement un ST ? À l’heure actuelle, certains chercheurs pensent que la théorie la plus prometteuse est la théorie de la relativité[5]. Dans tous les cas, ne doutons pas que le débat concernant les super-tasks va se poursuivre au sein de la recherche.
Florent Franchette
[1] R. Sainsbury, Paradoxes, Cambridge University Press, 1988.
[2] J. Thomson, Tasks and super-tasks. Analysis, 15 pp. 1-10, 1954.
[3] Paul Benacerraf, Super-tasks and the modern eleatics. Journal of Philosophy, 59 pp. 765-785, 1962.
[4] Pérez Laraudogoitia, Supertasks, Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2004.
[5] J. Earman and J.D. Norton. Forever is a day : Supertasks in Pitowski and Malament-Horgarth spacetimes. Philosophy of Science, 60 pp. 22-42, 1993.