2023Les Méchantsune

A quelles conditions un personnage méchant peut-il être aimable ? Entretien avec François Jost

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François Jost est professeur émérite à la Sorbonne-Nouvelle, où il a créé le Centre d’Etudes sur l’Image et le Son Médiatiques (CEISME). Spécialiste de l’image, il a écrit ou dirigé plus d’une trentaine de livres sur le cinéma et la télévision et publié 270 articles ou chapitres de livres. Il est directeur de la revue Télévision, première revue francophone scientifique sur ce média publiée par CNRS éditions. Il dirige la collection A suivre consacrée aux séries télévisées chez Atlande. Parmi ces ouvrages parus en français : L’Œil-caméra. Entre film et roman (Presses universitaire de Lyon, 1987), De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ? (CNRS éditions, 2011), Sous le cinéma, la communication (Vrin, 2014), Les Nouveaux méchants. Quand les séries américaines font bouger les lignes du Bien et du Mal. (Bayard, 2015), La Méchanceté en actes à l’ère numérique (CNRS éditions, 2018).

Yoann Malinge est chargé de recherches F.R.S.-FNRS à l’Institut Supérieur de Philosophie de l’Université catholique de Louvain. Ancien étudiant normalien, agrégé et docteur en philosophie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, il a codirigé Lire L’être et le néant de Sartre (Vrin, 2023) avec Olivier D’Jeranian. Il dirige le dossier « les méchants » publié dans la revue Implications philosophiques.

Résumé

Cet entretien aborde le travail de François Jost sur les méchants. Son propos entend fonder la distinction entre « méchants » et « nouveaux méchants » afin d’expliquer pourquoi ces derniers peuvent sembler aimables aux spectateurs. Leur rôle dans le récit et la construction de leur caractère sont étudiés pour mettre au jour le rapport particulier que les spectateurs entretiennent avec de tels personnages. Cette étude permet enfin d’aborder la dimension morale des séries.

Mots-clefs : méchant, psychologie, rôle, morale, spectateurs.

Abstract

This interview discusses François Jost’s work on villains. His work establishes the distinction between “villains” and “new villains” in order to explain why the latter can seem likeable to spectators. Their role in the story and the construction of their character are studied to reveal the particular relationship that spectators have with such characters. This study finally allows us to address the moral dimension of the series.

Keywords: villain, psychology, role, morality, spectators.

Pour citer cet article : François Jost, Yoann Malinge, « A quelles conditions un personnage méchant peut-il être aimable ? Entretien avec François Jost », Implications philosophiques, 2023. https://doi.org/10.5281/zenodo.10047555


Yoann Malinge : Dans les séries télévisées contemporaines, les personnages qui agissent méchamment ne sont pas seulement des personnages dont nous réprouvons les actions qui s’opposent aux héros dont nous suivons les aventures, ce sont aussi des personnages dont nous aimons suivre le devenir. Comment interprétez-vous le rapport des spectateurs à de tels personnages, dont les actions sont moralement et/ou juridiquement condamnables ?

François Jost : C’est une problématique ancienne que les anglo-saxons désignent parfois par l’expression « sympathy for the devil ». Déjà dans les années 1950, Edgar Morin s’y est affronté. Dans Le Cinéma ou l’homme imaginaire, il rappelle qu’un film n’existe que par notre capacité de projection-identification dans les fictions, cette capacité nous permettant d’« identifier des ombres à des choses et des êtres réels et leur attribuer cette réalité qui leur manque si évidemment à la réflexion, quoique si peu à la vision. »[1] Et il conclut son analyse par ces mots : le « cinéma, comme le rêve, comme l’imaginaire, réveille et révèle des identifications honteuses (…) à des gangsters ou à des personnages aux comportements douteux »[2]. Tout cela amène le sociologue à concevoir « la participation affective comme stade génétique et comme fondement structurel du cinéma »[3] et à soutenir que, au fond, la situation dans laquelle nous met un film n’est pas différente de celle que nous connaissons dans nos vies : « les processus de projection-identification qui sont au cœur du cinéma sont évidemment au cœur de la vie. Aussi convient-il de s’épargner la joie jourdainesque de les découvrir sur l’écran. »[4] La récente popularité des mèmes « Literally me » apporte de l’eau à son moulin. Cette réactivation d’anciens mèmes est survenue avec la diffusion de Barbie[5]. De nombreux jeunes gens ont eu l’impression de se (re)trouver dans le personnage joué par Ryan Gosling dans ce film et dans d’autres. Ce sentiment de se sentir représenté par un personnage, de coïncider avec lui, doit-il être nommé identification ?

Cette notion a été critiquée de toute part, certains allant même jusqu’à soutenir, comme Esquenazi, que « l’identification avec un personnage n’explique rien. C’est l’univers fictionnel tout entier qui est la source de l’attachement. L’affection jamais démentie pour les méchants récurrents des différentes séries ne s’explique pas autrement » [6]. En d’autres termes, le fait d’être attachés à un monde fictionnel, nous permettrait de supporter les méchants parce que nous aimons le monde dans lequel ils vivent. De nombreux phénomènes de sériephilie montrent pourtant que l’attachement aux personnages est une des raisons qui la fonde. Un autre sociologue repousse l’identification pour une raison du même ordre : « Le rapport des amateurs aux personnages des séries américaines ne semble pas devoir se décrire comme relevant de l’identification, mais de la compagnie »[7]. Noël Carroll, de son côté, pose directement la question de l’attachement aux méchants en s’interrogeant sur ce qui nous lie au personnage de Tony Soprano[8]. Pour lui, nous sommes des « alliés » du héros. Il est le meilleur candidat à cette alliance, parce qu’il est relativement moins volatile et sadique et plus judicieux et professionnel que d’autres personnages. Il est le fairest gangster, en raison de sa forte capacité de compassion, le « least deplorable ». Pour Carroll, il est plus acceptable que son équivalent dans le monde réel car le monde réel a plus de moralité que ce que nous trouvons dans les Soprano[9]. C’est évidemment discutable. Reste une question : est-il moralement acceptable que les créateurs produisent une fiction qui crée une alliance avec un tel personnage ? Nous allons en reparler, j’imagine.

L’alliance avec le héros se fait certes en fonction de valeurs partagées, mais surtout en fonction d’autres personnages, par comparaison. Cela ne résout donc en rien le problème.

Quelle est la relation qui nous lie à un personnage dont les actions sont moralement et/ou juridiquement condamnables ? Dans mon livre sur Les Nouveaux méchants. Quand les séries américaines font bouger les lignes du Bien et du Mal, je propose une autre solution : substituer à la notion d’identification, celle d’empathie. Non pas cette espèce de notion molle véhiculée par les médias, mais au sens scientifique qui la définit comme une capacité à se mettre dans la peau d’un autre. En tant que telle, elle est un mode de connaissance d’autrui à distinguer de la sympathie, qui est un mode de rencontre avec autrui[10] [et non pas le fait de trouver quelqu’un sympathique, comme pour Carroll]. J’ai montré ailleurs que toute fiction audiovisuelle a besoin, pour être comprise qu’on se mette à la place du personnage : d’abord, en adoptant dans certaines conditions son regard, ensuite ses pensées par la voix over, ou encore par ce que Pacherie appelle « l’empathie doxastique ».

Pour rendre vraisemblable ses romans, Balzac multipliait les énoncés du genre « les gens heureux n’ont pas d’histoire » ou, au contraire, « les grandes pensées viennent du cœur » Les séries ne procèdent pas autrement. Bien que le procédé ne soit pas systématique dans Dexter, il est souvent utilisé pour nous faire pénétrer la logique du tueur en série. Quelques exemples : « Les familles heureuses ne sont pas toutes pareilles » (409)[11] ; « On a tous quelque chose à cacher » (505) ; « Que pouvons-nous laisser à ceux qui nous sont chers ? » (603). Pour que l’empathie s’exerce, il faut que le spectateur adhère aux valeurs du personnage. Ou plutôt à certaines valeurs du personnage, pas forcément à toutes.

M. : Dans votre ouvrage Les Nouveaux méchants. Quand les séries américaines font bouger les lignes du Bien et du Mal (2015), vous distinguez « les méchants » des « nouveaux méchants », en analysant en particulier Breaking bad[12] et Dexter[13]. Pourriez-vous revenir sur cette distinction en expliquant ce qui a changé selon vous dans l’existence de personnages dits méchants ? Pour reprendre les exemples de votre ouvrage, en quoi Walter White et Dexter sont-ils différents d’autres méchants classiques alors qu’en première analyse, on pourrait penser qu’ils sont identiques aux autres méchants puisqu’ils commettent le même genre d’actions, en particulier des meurtres ?

J. : Dans ce livre, pour distinguer « méchants » et « nouveaux méchants », j’oppose les premiers, dont la méchanceté est un trait de caractère, donné au spectateur sans autre justification, aux nouveaux méchants dont on peut dire qu’ils ne sont pas nés méchants, mais qu’ils le sont devenus en raison notamment d’un traumatisme. Dexter enfant a vu sa mère découpée à la tronçonneuse dans un container. White dans Breaking Bad, ayant appris qu’il a un cancer lui donnant peu de temps à vivre, s’est « réveillé » et doit trouver de l’argent pour se soigner et entretenir sa famille. Après La Méchanceté en actes à l’ère numérique[14], que j’ai écrit ensuite pour cerner les racines de la haine dans les médias, j’aurais envie de formuler les choses autrement : les méchants sont des personnages qui ont ce caractère de toute éternité, si l’on peut dire. Ils se confondent avec leur character, comme le dit si bien le terme anglais. Les nouveaux méchants accomplissent des actes méchants, pour reprendre la distinction que nous propose Jankélévitch : « Il faudra distinguer le Commettre et l’Être, l’acte de la faute et l’habitus de la méchanceté »[15]. Un personnage comme J.R., dans Dallas[16], a l’habitus de la méchanceté. Il est méchant, dirait-on en termes psychologiques. Dexter tue de nombreuses personnes, mais c’est un bon père, ce qui lui reproche son propre père, considérant qu’être serial killer n’est pas compatible avec une vie de famille. Il prouvera le contraire dans la dernière saison où il reprendra son activité assassine longtemps suspendue pour le bien de son fils.

D’ailleurs, dans Dexter ou Breaking Bad, les méchants ne sont pas ceux que l’on croit. Si les assassinats commis par Dexter et par White-Heisenberg incitent à les ranger du côté du Mal, comparés à d’autres personnages dans les séries où ils évoluent, ils paraissent bien tendres. Dexter élimine ceux qui ont assassiné des innocents et que la police ne parvient pas à retrouver. Ceux qu’il piste n’ont pas cette circonstance atténuante. Rudy, dans la première saison de Dexter, tue des prostituées innocentes et tente d’exécuter Debra avant que son frère cadet ne l’en empêche en lui tranchant la gorge. Quant à Saxon, il n’hésite pas à tuer sa mère, Evelyn Vogel en l’égorgeant avec un couteau, dans la huitième saison de Dexter. Le premier égorge pour sauver sa sœur, et se présente comme un « justicier qui tue des meurtriers » selon ses propres mots (112), le second par haine de sa mère. Les mêmes actes sont séparés par une ligne de partage qui passe par l’attitude du personnage par rapport à sa famille : pour Dexter, elle est une valeur, pas pour Saxon. Ce qui infirme, notons-le en passant ce que la série pose au début, à savoir qu’il ne ressent aucune émotion.

Dans Breaking Bad, de la même façon, la méchanceté du personnage principal, White-Heisenberg, sur laquelle je reviendrai, reçoit des leçons de Gus Fringe, qui punit son lieutenant Victor, parce que celui-ci a voulu faire de la méthamphétamine, en lui tranchant la gorge, geste décidément barbare, et en le faisant plonger dans de l’acide fluorhydrique pour dissoudre son corps. Quant à Todd, complice du vol de méthylamine, il tue un enfant sans aucun état d’âme, pour la seule raison qu’il a été témoin de la scène (505).

Contrairement à des séries classiques comme Dallas, où les personnages sont des monolithes psychologiques, la vie des nouveaux méchants est parsemée d’actes que l’on peut considérer comme méchants, ce qui ne les empêchent pas d’être moraux dans d’autres aspects de leur vie. Comme Dexter, Heisenberg est capable d’actes horribles, mais il manifeste du début à la fin de Breaking Bad, son amour pour sa femme et ses enfants. Ce n’est pas pour rien qu’il a deux noms, comme Jekyll et Mr Hyde : White reste un chef de famille, Heisenberg un chef de bande. Comme on le voit dans ces exemples, même si les méchants et les nouveaux méchants peuvent accomplir des actes similaires, ils modifient profondément la conception de l’être humain mise en jeu par les fictions.

M. : Vous soutenez qu’il y a plusieurs conditions à réunir pour que les méchants puissent être aimables. Ces conditions sont-elles seulement des caractéristiques existentielles de ces personnages ou bien la place des personnages eux-mêmes dans le récit est-elle déterminante ? Après tout, les nouveaux méchants sont au cœur des séries. Selon vous, sont-ce des anti-héros ?

J. : Pour qu’un méchant soit aimable, la première condition se trouve dans la syntaxe du récit : il faut que le méchant soit en position de héros dans le schéma actantiels mis au point par Greimas[17].

D’un point de vue narratologique, le héros occupe une place bien précise dans le récit. Il est celui qui accomplit la quête et, en chemin, va se heurter à des opposants à la réussite de sa quête. C’est comme cela que fonctionne le récit médiéval mais aussi n’importe quel film d’aventure d’aujourd’hui. Dans des blockbusters manichéens, comme les James Bond, par exemple, on retrouve ce schéma à l’état pur. Les méchants sont en situation d’opposants : ils sèment d’embûches le parcours du héraut du Bien, en mettant sur sa route des tueurs, des femmes, des explosifs et, bien sûr, un personnage antagoniste représentant à lui seul le Mal : Dr No, Goldfinger ou Le Chiffre.

Dexter ou Heisenberg accomplissent des quêtes bien définies : tuer des tueurs d’assassins pour l’un, gagner de l’argent pour l’autre, vivre pleinement. Cette position syntaxique de protagoniste est fondamentale car, d’un point de vue affectif, c’est elle qui émeut et meut le spectateur. La remarque de Morin sur l’identification à des gangsters ne s’explique pas autrement. Quand nous voyons une équipe de gangsters préparer minutieusement un casse, nous ne souhaitons qu’une chose, c’est qu’elle réussisse. Quand nous voyons Heisenberg et ses compagnons préparer le vol de méthylamine dans un train, nous espérons qu’ils aillent jusqu’au bout et qu’ils réussissent. Cette identification à celui qui accomplit la quête, le héros, peut poser des problèmes éthiques. Tout va bien quand le héros est vertueux et noble, mais l’attachement suscité par cette position syntaxique est plus critiquable quand il rend aimable un personnage ignoble, comme c’est le cas dans un film comme La Chute[18], qui racontait les derniers jours d’Hitler dans son bunker : au travers de la vie quotidienne racontée de son point de vue, il devient humain, trop humain, et se crée ainsi un lien intime du méchant avec le spectateur. D’autant plus quand la voix over nous fait pénétrer dans ses motivations, ses doutes ou ses « fêlures ». Qu’on me comprenne bien : je me situe strictement ici dans une vision syntaxique du récit. Et l’on peut en vouloir à un scénariste ou un créateur de nous entraîner, par la force de conviction de ce schéma actantiel à adhérer à des valeurs que nous refusons (une certaine image de la femme, par exemple).

Ce critère syntaxique explique pourquoi je refuse l’appellation d’« anti-héros » pour qualifier les méchants. La position syntaxique est en effet contrariée dans l’esprit de certains par un autre critère, d’ordre sémantique, celui-ci : l’on entend généralement par héros un être positif. Un être qui a des valeurs morales. À l’opposé de cette axiologie qui fait du héros un être suscitant l’admiration[19], le méchant serait un anti-héros. D’où une confusion entre la pertinence syntaxique et la pertinence sémantique. Le nouveau méchant n’a certes pas les qualités de son homologue vertueux, mais tout le récit tourne autour de lui, comme l’atteste, dans le cas de Dexter ou Donavan le fait que la série porte son nom. Un personnage peut être un héros du Mal. Pour désigner ceux qui ont tous les vices, un film espagnol ne s’intitule-t-il pas Los héroes del Mal ? (Zoé Berriatùa, 2015) ?

Le terme d’anti-héros convient d’autant moins que ce terme a jadis été utilisé dans une autre acception sémantique en littérature pour désigner des personnages qui n’ont pas les caractères distinctifs du héros. Héros se dit d’un personnage bon ou mauvais, doté d’une identité claire, à tel point qu’il devient parfois une antonomase : un Tartuffe se dit d’un hypocrite ou un Harpagon d’un avare. Le terme d’« anti-héros » a été créé pour marquer la rupture avec la littérature développant des personnages monolithiques, reconnaissables par des traits constants. À cette catégorie appartiennent ces personnages flous de romans qui disent bien leur manque de personnalité : L’homme sans qualité de Musil, A ou X pour désigner les personnages de la Jalousie de Robbe-Grillet, ceux de L’Année dernière à Marienbad ou de l’Immortelle. Il n’y a pas beaucoup d’équivalent dans les séries, si ce n’est peut-être l’agent Cooper dans Twin Peaks, qui continue sa mission après la résolution de la quête-énigme, sans que l’on comprenne très bien ce qu’il veut. Lui seul mérite le nom d’anti-héros.

M. : La forme sérielle de la fiction, par sa répétition et sa durée, conduit non seulement à pouvoir suivre les personnages dans leurs actions mais aussi à les situer à la fois dans la société à laquelle ils appartiennent et dans leur propre histoire personnelle. Vos travaux analysent le rapport entre les caractéristiques propres des séries et leur réception par les spectateurs. Pourriez-vous expliquer l’influence du format « série » de la fiction conduit à ce que les « nouveaux méchants » diffèrent des « méchants » qui sont des opposants aux héros dans des films assez manichéens comme ceux de la saga James Bond par exemple ?

J. : Dans les James Bond, si l’on exclut les tout derniers qui sont un peu différents, nul ne sait pourquoi les méchants sont méchants. C’est comme s’ils l’étaient méchants de toute éternité. Comme JR dans Dallas: qui se demande pourquoi il est méchant ? Personne. C’est juste son rôle. Les nouveaux méchants, en revanche, ne sont pas forcément des méchants, au sens du caractère, comme je l’ai dit, ils le sont devenus. Et, à cet égard, la forme série feuilletonnante est fondamentale. Une série comme Breaking Bad est l’histoire d’un changement, selon, Vince Gilligan, son créateur. Nous voyons au cours des saisons, c’est-à-dire au cours des années, sa transformation, ce qui permet d’en comprendre le pourquoi.

Dans de nombreuses séries, les actes méchants ne sont pas un donné, ils ont des racines – la guerre, en Irak ou en Afghanistan, par exemple – qui expliquent la violence de ceux qui en sont revenus : ils en ont trop vu pour vivre normalement à leur retour. Dans Dexter, plusieurs explications de la violence du héros sont données. Psychanalytique : le traumatisme, déjà évoqué, du meurtre à la tronçonneuse de sa mère devant ses yeux ; sociologique : il a vu son père policier être obligé de relâcher un criminel pour une faute de procédure et il a donc décidé de suppléer la faiblesse des institutions en faisant lui-même justice ; médicale : sa méchanceté a une cause physiologique, la déficience du cortex insulaire antérieur, la partie du cerveau associée à l’empathie.

Dans Breaking Bad, le passé de Walter White, qui s’est vu voler ses recherches par des collègues, est un des aspects qui ont provoqué son aigreur, mais les institutions sont responsables de sa décision : le système de santé est tel que, pour soigner son cancer, il doit sortir une somme énorme, incompatible avec ses revenus de professeur de collège. Surtout, par ces actes méchants, il touche la cause profonde de toute méchanceté et sa valeur existentielle, telle que l’a décrite François Flahaut. Partant de l’idée que « le sentiment que nous avons d’exister ne nous est pas donné d’avance une fois pour toutes »[20] et que « le sentiment d’exister nous met aux prises avec les autres », il arrive à la conclusion que « si enfin, mon sentiment d’exister est dépendant de ces autres par qui il faut en passer (donc relatif et vulnérable), alors l’amorce de la haine et de la méchanceté est présente en moi et en chacun de nous, amorce d’une révolte entre les limitations qu’implique la coexistence, propension à tirer réparation de l’autre (ne fût-ce qu’en faisant sentir sa mauvaise humeur) »[21]. Le personnage de White en devenant Heisenberg illustre parfaitement ce mécanisme, qu’on pourrait croire écrit pour lui et qui explique son Breaking Bad. Mon sentiment d’inexistence, pourrait-il dire, « me pousse à percevoir tel ou tel autre comme quelqu’un qui existe à ma place et que, par conséquent, je hais, j’envie, je jalouse »[22]. Face à Jesse, Heisenberg exemplifie parfaitement ce trajet qui mène de la « propension à tirer réparation de l’autre » au plaisir symbolique de la domination, bien au-delà du seul besoin d’amasser de l’argent, comme on le voit quand il évoque la société Gray matter, qu’il a fondée avec des copains alors qu’ils étaient étudiants. Il explique :

On allait conquérir le monde. Et puis il est arrivé quelque chose entre nous trois, sans entrer dans les détails. J’ai quitté l’entreprise, j’ai vendu mes parts. Je me suis retiré pour 5000 $. L’entreprise vaut aujourd’hui des milliards. Et j’ai vendu mes parts, mon potentiel, pour 5000 $. Tu m’as demandé si je faisais ça pour les amphètes ou pour l’argent. Aucun des deux. Je fais ça pour dominer. (506)

Cet aveu est confirmé un peu plus loin dans la même saison :

Walter : Tout ce que j’ai fait…

Skyler : Si je dois entendre encore une fois que tu as fait ça pour notre famille…

Walter : … Je l’ai fait pour moi. Ça me plaisait. J’étais doué pour ça. J’étais vraiment. J’étais vivant. (516)

Cette conclusion résume parfaitement comment le héros est passé du sentiment d’inexistence où le confinait son triste quotidien de professeur et de mari englué dans les habitudes du couple à la découverte de la liberté. Cette transformation accomplie par une succession d’actes plus ou moins méchants se distingue du destin qui pèse sur le méchant en tant que tel et qu’exprime très bien Jesse :

Walter : Tu n’es pas responsable pour ça […] Non, vraiment, je blâme le gouvernement.

Jesse : Si vous fuyez devant les choses soit vous les affronter, Mr. White.

Walter : Qu’est-ce que cela veut dire exactement ?

Jesse : Je l’ai apprise en désintoxe. Il faut accepter ce que vous êtes vraiment. J’accepte ce que je suis.

Walter : Et qui es-tu ?

Jesse : Je suis le méchant. (301)

Jesse accepte ce qu’il est : l’essence même du mauvais garçon, qui donne ici raison à Platon : nul n’est méchant volontairement. Il ne saura se défaire de ce carcan qu’à la fin de la série, quand il jettera littéralement par la fenêtre (de sa voiture) de l’argent à destination des pauvres.

La différence que je viens de faire entre les méchants et les nouveaux méchants amène à une nouvelle syntaxe du récit. Dans un film construit selon le schéma actantiel, le héros a des valeurs positives et trouve sur son chemin des « méchants » qui vont tenter de contrecarrer sa quête. Dans James Bond, les méchants y sont croqués avec de nombreux stéréotypes (comme celui de l’« Asiatique »). Dans Dexter ou Breaking Bad, des méchants luttent contre d’autres méchants : ils sont aussi bien en position de héros que d’opposant. Dexter contre Saxon, White contre Gus Fringe. Dans cette logique du Mal, il peut même arriver qu’ils soient adjuvants : comme Todd qui vient renforcer le plan machiavélique de White pour attaquer un train. En d’autres termes, la méchanceté peut venir de partout, alors que dans un James Bond, elle est contenue dans sa position actantielle d’opposant.

M. : Vous soutenez enfin qu’il y a une troisième différence entre les méchants et les « nouveaux méchants » que vous appelez « le feuilletage du personnage ». Quelles sont ces couches qui constituent le feuilletage ? Au fond, un tel feuilletage ne devrait-il pas nous conduire à ne pas qualifier ces personnages de « méchants » puisque toutes leurs actions n’ont pas des effets moralement condamnables ?

J. : Noël Carroll note que l’identification n’a rien à voir avec l’identité. Je le suis sur ce point. Ce qui ne colle pas dans l’idée d’identification, c’est, d’une part, de laisser croire que nous sommes identiques à certains personnages, d’autre part, de penser que les personnages sont des monolithes. Ces conceptions sont un héritage de la psychologie classique qui définit des caractères, mais elles ne collent plus avec la vision psychanalytique du sujet. C’est pour rendre compte de la complexité des personnages d’aujourd’hui que j’ai proposé une vision du personnage comme être feuilleté. Le nouveau méchant est construit en fonction des trois couches ou trois masques structurant son identité.

Le premier masque donne une identité professionnelle : tout personnage a une activité qui le caractérise. Sur ce point, les méchants diffèrent des autres. Contrairement à Horatio, qui est lieutenant de police (Les Experts), à Patrick Jane, qui est consultant (Le Mentaliste) ou Docteur House, qui est… docteur, leur véritable occupation est masquée : Dexter est un expert du sang, Walter un professeur de chimie, Gus Fringe un gérant de fast food…

La deuxième couche concerne la vie privée. Pendant très longtemps la vie privée des personnages était ignorée par les spectateurs des séries. On savait qu’il existait une madame Columbo, mais on ne la voyait pas. Dans les séries à proprement parler, c’est-à-dire les séries à intrigue fermée et résolue comme Starsky et Hutch, les compteurs étaient remis à zéro à chaque épisode de la collection. Comme on sait, les choses ont commencé à changer avec Hill Street Blues dans laquelle la vie privée est devenue un ingrédient nécessaire de la fiction sérielle. Dans Breaking Bad, où l’activité de White entre en conflit avec l’amour qui régnait jusqu’alors dans sa famille, elle tient une place importante. Plus encore dans Dexter, où le père explique à son fils qu’un tueur en série ne peut pas être père de famille, ce qu’infirmeront les comportements de Dexter.

La troisième couche ou le troisième masque est la personnalité du héros, qui est une composition complexe résultant à la fois de son caractère, de son système de valeurs et de son ethos, c’est-à-dire la façon dont il se présente aux autres, et aussi du but qu’il poursuit dans la société. Cette couche axiologique donne une raison d’agir au personnage : Dexter tue, mais pour des raisons qu’il considère comme éthiques : il s’agit d’éliminer des gens qui s’attaquent à la société en tuant des innocents. En ce sens, il n’est ni plus ni moins condamnable éthiquement que les cow-boys qui tuent les hors-la-loi. L’erreur de la théorie de l’identification est de croire que notre adhésion ou notre projection dans un personnage est inconditionnelle et totale. Or, d’une part, nous sommes prêts à lui accorder des circonstances atténuantes, comme dans un procès, quand son passé particulièrement dur fait dépendre son comportement d’un traumatisme. Mais surtout, nous pouvons le comprendre sur un point, sans forcément l’approuver, ou le comprendre et l’approuver, ou, encore ne pas le comprendre. Tout dépend à la fois de la capacité de la série à nous faire entrer dans sa tête ou son esprit et de notre propre système de valeurs. En cela, l’écriture des personnages a rejoint tout simplement ce que nous sommes dans la vie : nous n’approuvons pas forcément tous les actes de nos amis.

Le deuxième paramètre, la vie privée, est central dans l’amabilité du personnage, dans le fait qu’il soit aimable, c’est-à-dire digne d’être aimé. À preuve, les plus méchants n’ont pas de famille, comme Gus Fringe dans Breaking Bad. Ou, à l’inverse, ils accomplissent des actes méchants pour leur famille, selon un principe de résolution du conflit cornélien de Rodrigue dans Le Cid : « Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ? »[23] C’est exactement ce dilemme qui dicte la plupart des comportements de Donavan, dans la série éponyme. Cette référence cornélienne à l’honneur rime avec Your honor[24], qui raconte l’histoire d’un juge parfaitement intègre qui va commettre une série d’actes illégaux pour sauver son fils responsable de la mort du fils d’un maffieux. Dans la dernière saison de Dexter, le héros sera obsédé par sa paternité, ce qui lui donnera l’occasion de revenir à sa fâcheuse manie de tuer qu’il avait totalement oubliée au début de cette saison.

Pour toutes ces raisons, je préfère dire que ces personnages accomplissent des actes méchants que de les enfermer dans l’étiquette « méchant », qui laisse la possibilité qu’ils soient aussi de bons pères ou de bons maris ou de bons frères…

M. : Maintenant que nous comprenons mieux en quoi consiste la construction narrative des personnages de « nouveaux méchants », nous pouvons revenir sur le rapport que les spectateurs entretiennent avec eux, en particulier notre appréhension morale de tels personnages. Après tout, on peut se demander comment des séries qui mettent en avant des personnages immoraux peuvent susciter un tel attachement. Qu’est-ce que cela nous dit de la morale des personnages de telles séries ?

J. : J’hésite à parler de personnages « immoraux » car, si l’on m’accorde le « feuilletage » dont je viens de parler, un personnage peut à la fois commettre des actes immoraux pour parvenir à sa quête, et être un bon père, etc. D’ailleurs, tous ces nouveaux méchants respectent une valeur sacrée : la famille.

Pourquoi une telle place pour la famille dans ce ménage à trois qu’est un personnage à lui tout seul ? Parce que la famille est la condition du bon fonctionnement de l’empathie avec le personnage car nous savons tous ce qu’est une famille.

L’empathie ne part pas de ce « raptus affectif », d’une émotion vivement ressentie qui définit la sympathie, mais décrit la capacité de se mettre à la place de l’autre. Or cette capacité est accrue quand il s’agit de juger non pas n’importe quel acte, mais un acte engageant des relations familiales, parce que celles-ci sont vécues par tout un chacun. C’est cette capacité universelle à reconnaître des événements familiaux faits d’amour et de haine, qui a amené des populations culturellement très différentes à s’identifier à la famille texane de Dallas, avec laquelle elles n’entretenaient par ailleurs aucun rapport quant à ses activités. Pour qu’un personnage devienne aimable, encore faut-il que nous comprenions la logique qui le fait agir.

Retour à notre question initiale : comment peut-on aimer un méchant ? Est-ce que nous sommes nous-mêmes méchants ? La question est évidemment mal posée, si nous en restons là. Car elle suppose que la méchanceté est indépendante d’un système moral qui définit le Bien et le Mal. Breaking Bad est exemplaire en ce qu’elle aborde clairement la question. D’abord avec cette scène dans laquelle Walter formule parfaitement l’enjeu moral de son action. Au début de la première saison, il se demande s’il doit faire disparaître l’un des jeunes gens qui ont surpris son activité. Sur un bloc-notes, il trace deux colonnes. Sur celle de gauche, il développe les avantages et les inconvénients des deux hypothèses : « Le laisser vivre » et « Le tuer ». Sous la première, il écrit : « C’est la chose morale à faire. Principes judéo-chrétiens. Tu n’es pas un meurtrier. Sainteté [sanctity] de la vie »[25]. Sur la seconde, ne figure qu’un seul item : « Il tuera toute ta famille si tu le laisses partir » (103). Il hésite encore un moment, mais c’est la crainte de ce risque majeur qui l’emportera sur toutes les autres réflexions[26], qui relèvent toutes des principes judéo-chrétiens. Comment qualifier la justification morale qu’il est la sienne ? Encore une fois, la protection de la famille entre en conflit avec l’amoralité du meurtre fondée sur le cinquième commandement du Décalogue « Tu ne tueras point ». Ne pas tuer, c’est la « chose morale ». Ce principe appartient aussi bien à la morale chrétienne qu’à la morale kantienne. Toutes deux sont déontologiques (étymologiquement dérivé d’un mot grec signifiant « obligation » ou « devoir »), c’est-à-dire qu’elles considèrent que les actions doivent être réglées en fonction de devoirs. Ceux-ci sont déterminés a priori soit par des commandements, ceux du Décalogue, soit par l’impératif catégorique, dicté par la raison, selon lequel la maxime qui dicte l’action doit pouvoir être érigée en loi universelle.

À l’inverse, l’utilitarisme juge la moralité des actes en fonction de leurs résultats. Introduite par Jeremy Bentham à la fin du XVIIIe siècle, cette théorie est reprise et systématisée par John Stuart Mill, au début du XIXe. Le point de départ est le principe de l’utilité, appelé aussi « principe du plus grand bonheur » par Bentham : Agis toujours de manière à ce qu’il en résulte la plus grande quantité de bonheur. Pour donner du sens à ce principe, encore doit-on préciser qu’à défaut de bonheur, il faut aussi rechercher « la prévention et l’adoucissement du malheur »[27]. En outre, cette maximalisation du bonheur ne prend son sens véritable que par rapport à la société. Les comportements individuels doivent, pour Bentham, viser « le plus grand bonheur du plus grand nombre ». De ce point de vue, éliminer les meurtriers est moral. Lindsay, l’auteur des romans Dexter le reconnait d’ailleurs : « L’idée m’est venue à l’esprit que le meurtre en série n’est pas toujours une mauvaise chose. Je sais bien que c’était pas une pensée vraiment saine mais je ne pouvais pas l’empêcher »[28].

Une scène de Half Measures (épisode 312) le dit très clairement : Mike, l’homme de main de Gus, raconte un souvenir montrant qu’il ne faut pas prendre de demi-mesure : quand il était policier, il a arrêté à plusieurs reprises un homme qui battait sa femme. Un jour, dit-il, il a compris qu’il était Irlandais et a failli le tuer. Mais, voulant faire le bien, il y a renoncé au dernier moment. Deux semaines plus tard, cet homme tuait sa femme. « La morale de l’histoire, conclut-il, c’est que j’ai choisi la demi-mesure, alors que j’aurais dû aller jusqu’au bout. » Cette leçon entre sans difficulté dans le cadre utilitariste tracé par Mill : pour sauver une innocente, qui est la fin recherchée, il vaut mieux tuer un villain. C’est aussi la logique de Dexter, qui ne s’en prend qu’à ceux qui tuent des innocents. La loi américaine, « Stand your ground defense », héritée du Far West, affirme « l’idée qu’un individu peut utiliser la force létale afin de se défendre s’il se croit menacé, protégeant celui-ci de toute accusation criminelle en cas d’homicide »[29]. Lorsque Walter cherchera à acheter une arme de contrebande, ce principe sera d’ailleurs explicité par l’homme qui la lui vendra : « On est dans l’Ouest. Le Nouveau-Mexique n’est pas un état paisible. Si un type vous cherche noise, vous avez le droit de l’abattre. Certains pensent que c’est un droit moral. Je le pense aussi » (412).

Les scénarios de Dexter et Breaking Bad définissent donc le type de morale qu’il faut accepter pour comprendre leur récit. Mais, de même que les méchants ne sont plus des êtres monolithiques, l’adoption d’un paradigme éthique peut être contrarié par l’objet auquel il s’applique. La façon dont le spectateur se situe par rapport à la famille peut entraver une mécanique bien huilée. Pour beaucoup d’Américains, le comportement de Skyler a été jugé inacceptable, parce qu’il quittait ponctuellement le conséquentialisme au profit d’un postulat déontologique selon lequel une épouse doit aider son mari (au lieu de le désapprouver). On l’a traitée de « Whore (putain) », parce que, au fond, elle ne répondait pas au cliché de la femme soumise. Hormis ce cas, Breaking Bad ne choque pas ceux qui regardent la société d’un point de vue utilitariste.

M. : Dans la continuité de la question précédente, et pour revenir encore sur vos travaux ainsi que sur ceux de Sandra Laugier dans Nos vies en séries[30] notamment, j’aimerais vous interroger sur l’effet que les séries avec ces « nouveaux méchants » ont sur nous, les spectateurs. Les séries, notamment grâce à leur forme, proposent un éventail de situations, de formes de vie, d’actions que les spectateurs suivent dans leur développement. Ce faisant, les spectateurs peuvent comprendre les dilemmes moraux des personnages, leurs réflexions éthiques et leurs actions. Il y a une forme d’éducation morale par les séries. Selon vous, quel est l’effet sur les spectateurs de séries qui ont pour héros des « méchants » ?

Une certaine critique des séries les envisage comme des vecteurs d’une idéologie, participant d’un soft power culturel. Est-ce que vous pensez que les séries avec ces « nouveaux méchants » peuvent être abordées sous cet angle ?

J. : Les séries nous proposent des expériences de pensée. A cet égard, j’ai toujours à l’esprit Desperate Housewives, qui partait d’une pensée doxastique et qui montrait, en l’incarnant dans plusieurs personnages, plusieurs façons d’interpréter cette pensée. Je suis d’accord avec Sandra Laugier sur le fait que l’attachement aux personnages – et pas au monde fictionnel, comme dit Esquenazi – joue un rôle fondamental dans notre relation aux séries. Et ce sont parfois de petits détails qui nous attachent à un personnage facilitant ce type d’empathie dont j’ai montré qu’elle crée ce lien avec le personnage : préparer le petit-déjeuner ou faire l’amour sur la table de cuisine. D’autant plus dans une série comme Breaking Bad, qui, je l’ai dit, est l’histoire d’un changement.

La réception permet de constater aussi que parfois les formes de vie présentées occasionnent un rejet éthique, comme dans le cas de Dexter que la Radio Télévision Suisse (RTS) a jugé contraire aux valeurs d’une chaîne publique et a donc décidé de ne pas la programmer.

Du point de vue sémiologique qui est le mien, les séries sont aussi des symptômes. Les nouveaux méchants ont partie liée avec les discours critiquant les institutions. Parce que la police est impuissante à attraper des meurtriers, parce que la justice relâche des meurtriers pour une faute de procédure, parce que le système médical américain coute une fortune, des personnages décident de faire justice eux-mêmes ou de trouver un moyen rapide mais illégal de faire de l’argent. Il est clair que Dexter ou Breaking Bad traduisent fictionnellement un combat sociétal entre deux éthiques. L’utilitarisme, on le sait, règne en maitre aux Etats-Unis. En France, pendant longtemps, la morale déontologique a dominé. Mais on la voit, depuis quelque temps, occuper le terrain. La conception de la « défense excusable » promue par Zemmour pendant sa campagne présidentielle est l’adaptation du « Stand your ground defense ». Breaking Bad en montre les effets. Comme le suggère les deux colonnes que White trace pour savoir s’il doit faire disparaitre, la série illustre un dilemme moral.

M. : Enfin, comment inscrivez-vous la réflexion sur les « nouveaux méchants » des séries dans le reste de votre démarche intellectuelle et votre œuvre ?

J. : J’ai commencé ma carrière par des travaux sur le Nouveau Roman et sur le cinéma de Robbe-Grillet. Cela m’a permis de jeter les bases de ce qu’on a appelé à la fin des années 1970 une nouvelle sémiologie. En déplaçant ma réflexion vers la télévision, avec l’ouverture du dépôt légal en 1995, la question de ma recherche s’est déplacée : d’une part vers de plus gros corpus, d’autres part, vers l’analyse de ce média populaire, la plupart du temps méprisé par les intellectuels. Dans les spectacles de reality show règne une certaine méchanceté au quotidien. Je me rappelle qu’au début des années 2000, j’ai commencé à parler du sadisme des spectateurs, ce qui a fait un petit scandale. Aujourd’hui, on le mesure plus facilement sur les réseaux sociaux et j’ai donc entrepris de décrire ce trajet dans un La Méchanceté en actes, qui prolongeait Les Nouveaux méchants. Cette année j’ai sorti un roman #balancetonprof (Neuilly-sur-Seine, Atlande, 2023), qui part d’une situation vécue dans l’université pour développer une fiction fantasmatique. Ces trois livres constituent ce que j’appelle ma trilogie de la méchanceté.

 

[1] Edgar Morin, Le Cinéma ou l’homme imaginaire, Paris, Minuit, 1956, p. 97. [Sauf indication contraire, les notes sont de François Jost]

[2] Ibid., p. 111.

[3] Ibid., p. 112.

[4] Ibid., p. 97.

[5] Réalisé par réalisé par Greta Gerwig, le film Barbie est sorti en 2023. [Y. M.]

[6] Jean-Pierre Esquenazi, Les séries télévisées, Paris, Armand Colin, 2010, p. 35.

[7] Hervé Glevarec, La sériephilie, Paris, Ellipses, 2012, p. 99.

[8] Noël Carroll, « Sympathy for the Devil » in R. Green, P. Vermezze, The Sopranos and Philosophy: I Kill Therefore I Am, Chicago: Open Court. 2004

[9] Les Soprano (The Sopranos) est une série télévisée créée par David Chase et diffusée entre 1999 et 2007 sur la chaîne HBO. [Y. M.]

[10] Elisabeth Pacherie, « L’empathie et ses degrés » in A. Berthoz, G. Jorland, L’Empathie, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 151.

[11] Cette numérotation se comprend de la manière suivante : le premier chiffre désigne la saison, les deux suivants l’épisode. Ainsi « 409 » signifie « dans la quatrième saison, l’épisode 09 ». [Y. M.]

[12] Breaking Bad est une série télévisée américaine en 62 épisodes créée par Vince Gilligan, diffusée de 2008 à 2013 sur AMC aux États-Unis et au Canada, et ensuite sur Netflix. [Y. M.]

[13] Dexter est une série télévisée américaine, créée par James Manos Jr, diffusée entre 2006 et 2013 sur Showtime aux États-Unis et au Canada, en simultané sur The Movie Network et Movie Central. [Y. M.]

[14] François Jost, La Méchanceté en actes à l’ère numérique, Paris, CNRS éditions, 2018.

[15] Vladimir Jankélévitch, L’innocence et la méchanceté, Paris, Champs-Flammarion, 1986 p. 5.

[16] Dallas est un feuilleton télévisé américain en 357 épisodes, créé par David Jacobs et diffusé entre 1978 et 1991 sur le réseau CBS. [Y. M.]

[17] Algirdas Julien Greimas, Sémantique structurale, recherche et méthode, Paris, Larousse,1966. [Y. M.]

[18] La Chute (Der Untergang) est un film allemand réalisé par Oliver Hirschbiegel et sorti en 2004. [Y. M.]

[19] Bergson avance que les héros « n’ont pas besoin d’exhorter ; ils n’ont qu’à exister ; leur existence est un appel. » (Les deux sources de la morale et de la religion (1932), Paris, PUF, 1958, p. 30).

[20] François Flahault, La Méchanceté, Paris, Descartes et Cie, 1988, p. 14.

[21] Ibid., p. 17.

[22] Ibid.

[23] Pierre Corneille, Le Cid, acte 1, scène 4.

[24] Your Honor est une série télévisée américaine en vingt épisodes, adaptée de la série israélienne Kvodo, diffusée entre 2020 et 2023.

[25] La liste finale ne correspond pas exactement aux phrases que nous lui voyons écrire au fur et à mesure : « C’est la chose morale à faire. Il pourrait entendre raison. Stress post-traumatique. Ne serais pas capable de vivre avec toi-même. C’est mal de tuer. »

[26] Cette crainte est alimentée par le fait qu’encore hésitant sur ce qu’il doit faire, il découvre dans la poubelle qu’il manque un éclat de l’assiette qu’il a cassée et il soupçonne Krazy-8 de l’avoir gardé par-devers lui pour le tuer.

[27] John Stuart Mill, L’Utilitarisme, tr.fr. Philippe Folliot dans « Les classiques des sciences sociales », site web : http://perso.wanadoo.fr/philotra/, p. 20 de la version Word.

[28] Fantask n°1, La tentation du mal, mai 2021, p. 180.

[29] Francis Langlois, Le Devoir, 4 janvier 2014, http://www.ledevoir.com/international/etats-unis/383075/du-far-west-a-george-zimmerman. Nous soulignons.

[30] Sandra Laugier, Nos vies en séries, Paris, Climats, 2019. [Y. M.]

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