Implications philosophiques

perception, axiologie et rationalité dans la pensée contemporaine

Dossier 2009 - L'habitat, un monde à l'échelle humaine



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Notes et remarques

[27] Voir J. Brunschwig, , “Du mouvement et de l’immobilité de la loi”, Revue Internationale de Philosophie, 1980, n°134, p. 513-540. Il nuance les propos de J. de Romilly dans La Loi dans la pensée grecque, Les Belles Lettres, 1971 (rééd. 2002), ch. X, p. 222, laquelle montre que le débat remontait au Ve siècle, en citant par exemple Cléon dans Thucydide (III, 37, 3), un “démagogue” faisant appel à un argument conservateur.

[28] Tout Aristote est dans ce refus de la précipitation, comme chez Descartes ; voir le DM, II : “Comme un homme seul et dans les ténèbres, je me résolus d’aller si lentement, et d’user de tant de circonspection en toutes choses, que, si je ne m’avançais que fort peu, je me garderais bien, au moins, de tomber.”

[29] Il n’y a pas de raison contraignante de traduire “hôs” par “sous prétexte de”.

[30] On pourrait soutenir que la philosophie tend à dédramatiser (et à résoudre) les apories (Antigone, 360) tragiques : les Euménides sont une tragédie “philosophique”, et non dionysiaque, au sens de Nietzsche, ce qui va à l’encontre de son dualisme (le bon Eschyle contre le mauvais, “socratique”, Euripide). Le conflit est surmonté par l’instauration du Droit.

[31] Ce qui correspond à notre sens du mot “prudence”, ou “circonspection”, et non à la prudentia, traduction latine de la sagesse pratique (phronèsis), qui a un sens bien plus large.

[32] Aristote ne fait pas appel à quelque garantie théologique ou cosmologique que ce soit (contrairement à Platon). Cela dit, comme le rappelle J. Brunschwig, il n’oublie par le rôle de la “puissance » (dunamis) comme garant du respect des lois (1286 b33), ce que disait Athéna dans les Euménides. Il n’a pas de l’autorité une vision aussi candide qu’Hannah Arendt, laquelle affirme curieusement que l’auctoritas sénatoriale n’avait jamais besoin de la force pour s’imposer (“Qu’est-ce que l’autorité?”, La Crise de la culture, Gallimard). La seule autorité charismatique pure est celle que l’on peut attribuer à des personnages comme le Christ : “Jésus dit à Simon : « N’aie pas peur ; dès maintenant, ce sont des êtres humains que tu prendras. » Ils poussèrent alors leurs barques à terre, laissèrent tout et suivirent Jésus.” (Luc, 5, 10-11).

[33] Voir Le Législateur et le loi, hommage à F. Ruzé, Pressses Universitaires de Caen, 2005.

[34] Sur les (sept) fondements possibles de l’autorité (axiômata tou archein), voir Lois, III, 690a. Platon ne mentionne pas la règle démocratique de la majorité, après délibération publique, mais il critique le “droit du plus fort” et met en avant celui du savoir.

[35] Voir Individualism and Economic Order, Chicago & London, The University of Chicago Press, 1948, p. 9, et Law, Legislation and Liberty, RKP, I, 1973, ch I, note 4 (trad. PUF, Quadrige, 2007).

[36] Plutôt pour le coup au sens de la sagesse pratique.

[37] DM, II, Descartes, Œuvres, Garnier, p. 579-80 (AT, VI, 11).

[38] Où la critique du régime spartiate suit immédiatement le passage sur Hippodamos. Aristote est sévère à l’égard de Lacédémone, et insiste sur l’excessive licence des femmes, “contraire aux bonnes mœurs”, comme dit Descartes. L’information de ce dernier vient aussi de Plutarque, peut-être via Montaigne. Mais il est probable qu’il ait lu la Politique au “Collège”.

[39] Voir mon article “Le respect de la nature est-il un devoir ?”, Cahiers philosophiques, n°34, 1988, p. 20, et Hélène L’Heuillet, Basse politique, haute police, Fayard, 2001, p. 149-151, qui fait aussi le rapprochement avec Descartes et commente le plan “hippodamien” de la ville de Richelieu. Ce plan cadre bien avec l’absolutisme français, rationaliste et anti-féodal.

[40] Voir Jacqueline Christien et Françoise Ruzé, Sparte, Géographie, mythes et histoire, Colin, 2007.

[41] Law, Legislation and Liberty, p. 9.

[42]Misère de l’Historicisme (1944), Agora, Presses-Pocket, ch. 21.

[43] Et Montaigne : Essais, I, 13 : “De la coustume et de ne changer aisément une loi reçüe”

[44] On peut préférer ce terme à “utile”, choisi par P.Pellegrin. Tricot emploie une périphrase.

[45] Plutôt que “les différentes activités” (Pellegrin). “Autres activités” s’oppose à celles (privées) qui ont lieu dans les maisons. C’est à ces autres “actions”, de communication, que servent les rues.

[46] Soulignons l’emploi de l’adjectif : les lecteurs/auditeurs d’Aristote sont supposés bien connaître le sens du terme, devenu un qualificatif.

[47] Qui dans sa République, II, I, affirme que “chez nous l’Etat s’est constitué non par le génie d’un seul, mais par une sorte de génie commun à beaucoup de citoyens ; et ce n’est pas au cours d’une vie d’homme, mais par un travail que des générations ont poursuivi pendant plusieurs siècles”.

[48]Le finalisme aristotélicien (le télos étant la polis) laissant place chez Hayek à une conception évolutionniste et sélectionniste, ce qui permet de penser l’émergence d’“ordres spontanés” sans causalité finale originaire.

[49] J. –S. Mill dans ses Considerations on Representative Government (1862), Everyman, Londres, 1993, ch. I, p. 188, s’oppose lui aussi aux deux excès que sont le rationalisme de Bentham et le “naturalisme” de Burke ou de Coleridge (bien qu’ils ne les cite pas).

[50](1948), in Conjectures et Réfutations, Payot, 1985, ch. 4. L’un de ses arguments est qu’en tant qu’instrument, toute institution est “ambivalente”, et a besoin d’être “animée” par une “tradition” vivante. Mais toute tradition doit être soumise à la critique rationnelle, qui est elle-même une (précieuse) tradition, remontant aux Présocratiques. La position de Popper semble de nature à répondre aux objections “communautariennes” contre le libéralisme prétendu “abstrait”, tout en ne sacralisant aucune tradition.

[51] The Open Society and its Enemies, RKP, 1966 (1ère éd. 1945), p. 210-211.

[52] Dont il signale “l’égalitarisme économique”, en renvoyant à Aristote, ibid, p. 294

[53] Ibid, p. 173.

[54] Au sens marxiste de justification naturaliste de rapports de domination arbitraires.

[55] Voir A. Boyer et F. Sicard, “Popper et Hayek : réforme ou révolution (libérale) ?”, Analyses de la S.E.D.E.I.S., fév. 1982, p. 5-14.

[56] Voir le mythe de Prométhée de Protagoras, dans le dialogue éponyme de Platon, inspiré à l’évidence par le Prométhée enchaîné d’Eschyle.

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Du nouveau chez les Anciens 

Cet article a précédemment été publié dans la Revue Philosophique, PUF, n° 4-octobre-décembre 2008, p. 407-22.

Ce dernier note alors que ceci nous fait tomber sur un autre “problème”, qui relève d’une autre recherche (sképsis), plus générale[27]. Car certains se demandent s’il est “nuisible ou utile” de changer les lois “ancestrales” ((to kinein) tous patrious nomous : les lois de nos pères). Aristote pose ainsi le problème de l’innovation politique en toute sa généralité, celui du “réformisme”. Il est difficile de se ranger hâtivement (takhu)[28] à ce qui est avancé, lorsque l’on propose la “dissolution” (lusis) de certaines lois ou de la constitution elle-même, “en vue du bien commun” (hôs koinon agathon[29]). Il y a une “aporie”[30] : une impasse due à la présence de deux arguments contraires mais plausibles, et dont il faut sortir. Dans les autres savoirs (épistèmai), en effet, le changement s’est révélé profitable, “en médecine, en gymnastique, et de manière générale, dans tous les arts (technai) et tous les savoir-faire”. Et comme la politique en fait partie, il en va de même dans ce domaine. Il s’agit d’un syllogisme : dans tous les arts, l’innovation est un progrès, la politique est un art, ergo… Et Aristote d’apporter comme à son habitude des “instances confirmantes” de cette thèse en ayant recours à des faits qui en fournissent une “preuve” (sèmeïon) : “Les lois anciennes (“archaïques”) sont grossières (aploi) et barbares”. Aristote reconnaît donc que l’état de civilisation (la vie dans une polis) est un progrès. Les anciens Grecs étaient des “barbares”, ce qui indique que lorsqu’il dit que les Grecs sont supérieurs aux barbares, il parle des “Grecs modernes”, si l’on peut dire, citoyens : mais cette idée, qui n’est donc pas du racisme biologique, et qui sera reprise par des thuriféraires de la colonisation moderne, tel Jules Ferry, implique celle de “perfectibilité”, comme diront Turgot ou Constant, et, de manière passablement différente, Rousseau. Ainsi, les anciens Grecs “s’achetaient mutuellement leurs femmes”. Ce qui demeure encore des anciennes coutumes de ce genre est “totalement idiot”. Or, “ce que tout le monde recherche, ce n’est pas la tradition des ancêtres (to patrion), mais ce qui est bon (pour la cité).” Les premiers hommes étaient “semblables aux premiers êtres sans intelligence” : ils étaient « anoètoi », sans noèsis, tels des animaux. Rousseau approuverait, sauf que pour lui, la sortie de l’état de nature sera plutôt une décadence qu’un progrès : sa “perfectibilité” n’est pas un concept naïvement optimiste, et il a des aspects fortement pessimistes. Il serait absurde (atopos) d’en rester à ces “dogmes”. Si l’on passe des coutumes aux lois écrites, il n’est pas non plus préférable de les maintenir à tout prix sans changements. Où l’on retrouve un argument familier d’Aristote : il est impossible de tout écrire de manière précise, en matière d’organisation (taxis) politique, comme dans les autres arts. La loi écrite est nécessairement générale (katholou), et les actions concernent le particulier. On en conclut qu’il faut changer quelquefois (poté) certaines lois. Mais seulement “quelquefois”.

Car il faut faire montre d’une grande prudence (eulabéia)[31]. Si l’amélioration (à attendre) est “petite” (mikron), comme il est mauvais de s’habituer à abroger (luein) les lois à la légère (eukhérôs), il ne faut pas attacher trop d’importance à quelques erreurs des législateurs (nomothètes) ou des magistrats (archontes). “L’utilité qu’il y a à changer n’est pas aussi grande que le dommage entraîné par le fait de s’habituer à désobéir aux autorités.” Il faut en quelque sorte procéder à un “calcul” coûts-avantages, à chaque fois. Mais Aristote d’ajouter que l’exemple (paradéigma) tiré des “technai” est faux (pseudon). Ce n’est pas la même chose que de modifier une technique et de modifier une loi. La loi n’a de force que celle que lui donne l’usage (éthos), et il lui faut donc du temps, et passer (métaballein) trop “facilement” des lois existantes à d’autres lois nouvelles rend la puissance (dunamis) de la loi “sans force”, “asthénique”. Aristote affirme qu’il reviendra sur cette question, mais on ne trouve rien de tel dans sa Politique.

Il est difficile de savoir quelle est exactement sa position, mais il est clair qu’il refuse de prendre à la lettre l’analogie entre le progrès nécessaire des “arts” (qu’il reconnaît) et le changement politique. La position opposée correspond donc plutôt à celle d’Hippodamos, même si Aristote prend à son compte l’idée de la nécessité d’abolir certaines normes sociales, barbares et absurdes, et accepte l’idée que l’on ne recherche pas la tradition pour la tradition, mais “ce qui est bon” (ta aghata). Cela dit, autant toute bonne innovation technique est utile, autant il faut être “prudent” en matière politique : le matériau social n’est pas de la glaise, et n’est pas non plus le corps humain, comme c’est le cas pour ce qui concerne les progrès en médecine et en gymnastique. En outre, la temporalité du technique et du politique n’est pas la même. On a affaire à des individus humains, “animés”, et seulement partiellement rationnels : ils ont aussi des passions, et la longue durée joue un rôle crucial dans l’acceptation de l’ordre paisible d’une cité réglée par la loi. Celle-ci n’a pas d’autre force pour s’imposer que l’habitude[32]. Le risque est grand d’instaurer une nouvelle habitude, celle de toujours vouloir changer les lois, ce ne peut conduire qu’à la perte du respect pour l’autorité de la loi[33]. Aristote est un réformiste déclaré lorsqu’il s’agit de se débarrasser de traditions archaïques, un réformiste prudent et modéré lorsqu’il s’agit de modifier les lois d’une cité “policée”. Mieux vaut tolérer quelques lois entachées d’erreur que de s’aventurer à vouloir à tout prix le meilleur, ennemi du bien. Car induire une attitude générale de défiance à l’égard des lois risque de saper les fondements de l’autorité (arkhein)[34].

La conception hippodamienne de la tripartition de la cité, de ses espaces comme de ses fonctions et de ses classes, a pu influencer Platon, lequel cependant ne le cite pas. Si Hippodamos était effectivement un ami de Périclès, cela se comprend. Il est vraisemblable, si l’on suit Aristote, que son projet était de type “démocratique”. Mais on a l’habitude de le ranger parmi les “utopistes”, comme Platon, et Aristote nous y incite, puisqu’il critique son projet presqu’à la suite de sa critique radicale de Platon. Au sens de Hayek, il est un “constructiviste”, à l’opposé d’Aristote (lequel imagine pourtant une sorte de cité idéale dans les Livres VII et VIII de la Politique), sensible, comme Hayek le sera, aux risques de la construction “scientiste” de modèles artificiels de sociétés, et à l’importance du temps et de l’habitude de se conformer à des règles générales, sans confondre le social avec un matériau inerte et transformable à loisir.

L’une des cibles de Hayek[35] n’est autre que le Discours de la Méthode, où Descartes énonce:

“Les bâtiments qu’un seul architecte a entrepris et achevés ont coutume d’être plus beaux et mieux ordonnés que ceux que plusieurs ont tâché de raccommoder (..) Ces anciennes cités, qui sont devenues, par succession de temps, de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées, au prix de ces places régulières qu’un ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine (…) A voir comme (ces édifices) sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait que c’est plutôt la fortune, que la volonté de quelques hommes usant de raison qui les ont ainsi disposés. (…) Les peuples civilisés qui, ayant été autrefois demi-sauvages, et ne s’étant civilisés que peu à peu, n’ont fait leurs lois qu’à mesure que l’incommodité des crimes et des querelles les y a contraints, ne sauraient être si bien policés que ceux qui, dès le commencement où ils se sont assemblés, ont observé les constitutions de quelque prudent[36] législateur (…) Si Sparte a été autrefois florissante, ce n’a pas été à cause de la bonté de chacune de ses lois en particulier, vu que plusieurs étaient fort étranges, et même contraires aux bonnes mœurs, mais à cause que, n’ayant été inventées que par un seul, elles tendaient toutes à une même fin.”[37]

Rien n’indique que Descartes avait lu de près la Politique[38], mais les concordances avec l’idée hippodammienne peuvent inciter à faire le rapprochement[39]. L’allusion aux rues “courbées et inégales” (l’opposé du plan hippodamien) est frappante. Comme le Milésien, et en plus grand, Descartes était géomètre, et son esthétique est toute classique, au sens du “jardin à la française”. L’allusion au mythique Lycurgue participe du “mythe laconophile”[40] présent déjà chez les Anciens, et que l’on retrouvera chez Rousseau.

Notons cependant qu’un autre passage du DM (II) est évoqué par Hayek [41] et par Popper[42]. Descartes adopte en politique une approche nettement plus “circonspecte” :

“Ces grands corps (publics) sont trop malaisés à relever, étant abattus, ou même à retenir, étant ébranlés, et leur chutes ne peuvent être que plus rudes (…) en même façon que les grands chemins, qui tournoient entre des montagnes, deviennent peu à peu si unis et si commodes, à force d’être fréquentés, qu’il est beaucoup meilleur de les suivre que d’entreprendre d’aller plus droit, en grimpant au dessus des rochers, et descendant jusqu’au bas des précipices.”

La politique cartésienne n’est pas révolutionnaire, mais respectueuse des hasards de l’émergence des institutions et de leur confirmation par l’usage répété. Où l’on retrouve Aristote[43]. Par ailleurs, il faut remarquer que ce dernier adopte sur la question de l’urbanisme idéal une position balancée, entre les deux excès de la ville “mal compassée”, et de la ville géométrisée. Dans le Livre VII (1330 b20), il reparle d’Hippodamos :

“On estime que la disposition (diathésis) des habitations privées est plus agréable et plus pratique[44] (chrèsimôtera) pour les autres activités (tas allas praxeis)[45], quand elle est faite de manière régulière (“bien découpée”: eutomos), sur le mode moderne (néôteron), hippodamien[46] ; mais pour la sécurité en cas de guerre, il appert que c’est le contraire, et que meilleure est la disposition de l’ancien temps, car alors les troupes étrangères ont du mal à entrer et à s’orienter. C’est pourquoi il faut combiner les deux, ce qui est possible si (…) on ne construit pas toute la ville de manière régulière, mais seulement certains secteurs et certains quartiers. Ainsi tout ira harmonieusement (kalôs), aussi bien pour la sécurité que pour le (bel et bon) ordre (pros kosmon).”

Il convient de construire un centre ville hippodamien, bien ordonné, entouré d’un ancien lacis de venelles tortueuses protectrices, ou à tout le moins de blocs disposés entre eux de manière irrégulière, labyrynthe dont le fil d’Ariane n’est possédé que par les habitants, habitués à s’y reconnaître.

Si l’on suivait Hayek, on aurait une opposition Platon-Descartes-Bentham-Saint-Simon versus Aristote-Cicéron[47]-Hume-Burke sur la question du “constructivisme rationaliste”, d’inspiration géométrique, face à une position plus “prudente”, sensible à l’importance du temps, de l’habitude, et du développement quasi biologique des bonnes institutions[48]. Mais le texte précédent montre qu’Aristote est “pragmatique” : il convient de combiner les avantages des deux systèmes, l’ancien, spontané, et le moderne, construit[49]. Une troisième possibilité est ouverte, qui inscrit dans l’espace les deux types de situations fondamentales dans lesquelles une cité peut se trouver : la guerre et la paix. Si l’on reprend l’analogie avec les normes sociales, on dira qu’il convient de combiner la construction d’institutions justes et bien ordonnées, facilitant l’action vertueuse des citoyens, avec des traditions partagées (mais non “barbares”), susceptibles de “sécuriser” la cohésion sociale et les anticipations des agents. Telle est peu ou prou l’idée proposée par Popper dans son article “Vers une théorie rationnelle de la tradition”[50].

Par ailleurs, le même Popper, citant Aristote, décrit Hippodamos comme le premier “ingénieur social”[51], mais pas seulement au sens de l’ingénierie sociale “utopiste” de Platon, puisqu’il range le “planificateur de villes” parmi les fondateurs de la “société ouverte”, avec Alcméon, Phaléas[52], Hérodote, et les Sophistes, qui posèrent les premiers le problème de la “meilleure constitution” de telle manière qu’il puisse être “rationnellement discuté”[53]. Aristote faisait une différence de taille entre Platon d’une part, et Phaléas et Hippodamos de l’autre : les constitutions de ces deux derniers “se rapprochent plus de celles qui sont établies actuellement (nun)” que ne le font les projets de Platon, telle la communauté des femmes et des enfants, qu’il juge aussi absurdes que les coutumes des anciens Hellènes. Ils partent des “choses qui sont les plus nécessaires” (à la vie de la cité). En d’autres termes, leurs projets sont plus réformistes, moins “révolutionnaires”, et plus réalistes que ceux de Platon, même si Aristote va les critiquer (surtout celui de Phaléas). Si l’on suit cette ligne d’arguments, il vient que l’on a au moins trois possibilités : l’utopisme “constructiviste” (et en l’occurrence aristocratique) de Platon, qui fait table rase de l’existant, le réformisme audacieux et (semble-t-il) démocratique d’Hippodamos, et le mixte complexe de réformisme limité et de conservatisme raisonné d’Aristote, enté sur un naturalisme biologisant. Il tente en effet de “naturaliser” les rapports de domination traditionnels, entre Grecs (civilisés) et Barbares, entre maîtres et esclaves, entre hommes et femmes, entre citoyens “non manuels” et artisans (non citoyens), alors qu’Hippodamos ne parle pas d’esclaves et classe les paysans et les artisans parmi les citoyens, à égalité avec les guerriers. On peut récuser l’idéologie[54] inégalitariste d’Aristote, tout en sauvegardant son idée de la souhaitable combinaison harmonieuse du volontarisme hippodamien et du maintien de certaines traditions “civilisées”, tels le respect des promesses ou de l’autorité de la loi commune de la cité, le sens de l’intérêt général ou du service public, sans oublier un patriotisme ouvert, hospitalier, mais assez solide pour permettre la défense de la civitas contre ses ennemis. Popper proposa l’idée réformiste de “technologie ou ingénierie sociale par morceaux (piecemeal)”, idée que récusa son ami Hayek, à cause des connotations “constructivistes” des termes “ingénierie” et “technologie”[55]. Suggérons qu’Hippodamos en fut l’un des promoteurs, sans oublier la circonspection aristotélicienne, et sa proposition pragmatique de conciliation de certains aspects de l’ancien comme du moderne, dont on retrouvera des traces chez Montesquieu, Hume ou Tocqueville.

Les Anciens avaient une authentique conception du progrès[56] des arts et des sciences, de la nécessité de l’innovation en vue du mieux vivre, de la perfectibilité humaine, et de la possibilité de réformer les lois, le Livre II de la Politique montrant que leurs désaccords sur la nature et la temporalité des réformes à accomplir recoupent en partie les nôtres, et qu’ils connaissaient l’éternelle “querelle des Anciens et des Modernes”. Et enfin que la question de l’urbanisme était déjà pour eux une question politique.

A. Boyer