Recension – Agir Ensemble. Fondements de la coopération.
Recension de Agir ensemble. Fondements de la coopération, par Cédric Paternotte.
Benoit Giry, Maître de conférence en sociologie à l’Ecole Sciences Politiques de Rennes.
[learn_more caption= » » state= »open »] Il s’agit d’une recension du livre Agir ensemble, Fondements de la coopération de Cédric Paternotte. Vous pouvez vous procurer l’ouvrage sur le site de la Librairie Vrin, en cliquant ici
Dans Agir ensemble. Fondements de la coopération, Cédric Paternotte définit la coopération comme un type particulier d’action collective. L’action collective peut s’entendre comme « un ensemble d’actions » de « plusieurs agents » qui « produit un effet global remarquable » (p. 30). Mais la coopération suppose plus : elle implique que les agents de l’action collective soient animés de certains états mentaux permettant de distinguer une action menée « ensemble », « de concert », « conjointement », d’une simple action collective : « Il y a donc coopération lorsqu’un groupe accomplit une action qu’il avait l’intention collective d’accomplir » (p. 37).
Mais en quoi consiste une intention collective ? Une intention collective irréductible aux intentions individuelles des membres du groupe est-elle seulement possible ? Sous quelles conditions, procédant de quelle cause ? La clarification du concept de coopération implique de répondre à ces questions. Après avoir passé en revue les quelques définitions disponibles dans la littérature, l’auteur s’arrête sur celles de Margaret Gilbert, Michael Bratman et Raimo Tuomela. Il ressort de leur confrontation qu’au centre d’une définition générale de la coopération se trouve le concept de « connaissance commune ». Sous sa forme la plus exigeante, parce qu’elle implique un empilement infini de connaissances imbriquées (i.e. de connaissances sur d’autres connaissances : « je sais qu’il sait » ; « je sais qu’il sait que je sais » ; « je sais qu’il sait que je sais qu’il sait », etc.), la connaissance commune est inaccessible aux capacités cognitives humaines. Certes, cette critique devient sans objet dès lors que l’on considère une connaissance commune liée à un évènement public, dont il ne fait pas de doute qu’il est connu de tous. Mais cette condition est passablement restrictive. Une autre pourrait consister à fixer, par convention, un nombre fini de connaissances imbriquées suffisant pour enrôler les participants à une coopération. Mais se pose alors la question des fondements de ce seuil.
C. Paternotte en déduit la nécessité d’élaborer une définition de la coopération minimale qui évite les écueils des précédentes. Pour ce faire, il préconise un détour analytique par les explications de la coopération en partant du principe que cet exercice lui permettra de stabiliser cette forme minimale. L’auteur propose de classer les propositions disponibles dans la littérature en s’appuyant sur la distinction aristotélicienne entre explications ultimes et prochaines. Il distingue trois types d’explications ultimes : une explication génétique (fondée sur l’idée que la coopération procure un avantage évolutif pour l’espèce), une explication culturelle (s’appuyant sur les concepts de norme, d’imitation ou de contrôle social) et une explication géographique (selon laquelle l’explication de la coopération humaine serait à trouver dans son environnement). En réalité, la production scientifique privilégierait les deux premières et les fondrait en une théorie évolutionniste qui, dans ces différentes variantes, consiste en un alignement de l’explication culturelle sur le principe de la sélection naturelle. C. Paternotte ne relève pas le caractère circulaire de l’argument téléologique : la reproduction de l’espèce explique la coopération et est aussi expliquée par elle. C’est plutôt le degré d’abstraction que cet argument impose au phénomène de coopération – le fait qu’il fasse l’économie de toute interrogation sur la connaissance commune – qui incite l’auteur à se pencher sur les explications prochaines.
En la matière, il est possible de formuler deux hypothèses : soit le comportement coopératif procède d’une délibération rationnellement conduite ; soit il est la conséquence d’instincts ou de dispositions. Quoiqu’il juge, dans un premier temps que « l’hypothèse d’une coopération automatique » (i.e. dispositionnelle ou instinctive) est « la plus convaincante » (p. 115), Paternotte conclut à la compatibilité et à la possibilité confondre les deux explications. Mais, en proposant de traiter le problème dans le cadre analytique de la théorie des jeux (p. 116 sqq.), il accorde une place déterminante à l’option rationaliste.
Ce choix est déterminant. Comme le note C. Paternotte à la suite d’Olson, l’anthropologie de l’acteur rationnel rend la coopération – en tant que forme particulière d’action collective – problématique : « il existe de si bonnes raisons expliquant pourquoi les individus ne devraient pas coopérer qu’il devient difficile de comprendre pourquoi ils coopèrent fréquemment » (p. 98). A strictement parler, ce problème n’en est un que dans ce cadre analytique, celui de la théorie des jeux et de la micro-économie ; il n’y a que dans cet espace théorique que l’on peut s’étonner – sans jamais le mesurer cependant – du « degré très élevé de la coopération humaine » (p. 122).
L’effort de l’auteur aboutit in fine à la stabilisation d’une forme de coopération minimale, i.e. « d’une coopération se produisant lorsque des individus inconnus ou isolés interagissent pour une occasion ponctuelle » (p. 169), qui, selon lui, permet d’éviter les écueils des définitions concurrentes. En respectant les critères minimaux qu’elle se donne (formalisation d’un but collectif, connaissance commune indirecte, identification de groupe, rationalité), elle prétend aussi fournir à la recherche scientifique une base définitionnelle solide. Cette entreprise de clarification conceptuelle – qui, dans le cadre de la division du travail analytique, échoit à la philosophie –, menée par Cédric Paternotte dans une écriture sobre et claire, est tout à fait profitable.
Toutefois, le lecteur sociologue pourra regretter l’absence de quelques références familières. Le problème de la coopération a une tradition certaine en sociologie. Il est présent chez des auteurs aussi différents que Talcott Parsons, à travers la question de « la double contingence[1] », ou Howard Becker, lorsqu’il s’interroge sur les conditions sous lesquelles les acteurs sociaux peuvent « faire des choses ensemble[2] ». D’autres exemples, nombreux, pourraient être évoqués (on songe notamment aux propositions de James Coleman sur le « capital social[3] », aux travaux s’appuyant sur de l’analyse structurale des réseaux[4], et plus généralement aux travaux de sociologie des organisations). Mutatis mutandis, ces évocations du « mystère de l’action collective » pour reprendre une expression de Raymond Boudon, qui prend une forme aigue en matière de « coopération », sont largement constitutives de la réflexion sociologique. Pourtant, Cédric Paternotte n’évoque le corpus sociologique que très superficiellement, subsumant généralement, dans un ensemble indistinct (« les théories de l’explication culturelle »), des courants proposant de véritables alternatives sur les questions de coopération[5].
Cette frustration n’a cependant pas pour vocation de nuancer la qualité de l’ouvrage qui fournit, avec une économie de moyens remarquable, des bases claires pour une définition de la coopération. Les chercheurs spécialistes, soucieux d’une démarche scientifique, le consulteront avec profit. En attendant d’éventuelles mises à l’épreuve empiriques…
[1] Parsons, T., Shils, E., 1951. Toward a General Theory of Action. Cambridge, p. 16 ; voir aussi : Parsons, T., 1964 [1951]. The Social System. Free Press, New York, p. 10-11/48/94 et Parsons, T., 1968. « Social Interaction ». In: Sills, D. L. (dir). International Encyclopedia of the Social Sciences. Volume 7. Mac Millan & Free Press, New York, p. 429-441.
[2] Becker, H. S., 1986. Doing Things Together. Northwestern University Press, Evanston.
[3] Coleman, J. S., 1990. Foundations of Social Theory. Harvard University Press, Cambridge.
[4] Nohria, N., Eccles, R. (dir.). Networks and Organizations. Harvard Business School Press, Cambridge.
[5] Les seuls auteurs présents en bibliographie et relevant directement du corpus sociologique sont Emile Durkheim, Peter Kollock et Mancur Olson. Quoique partiellement justifiée par la centration sur la recherche d’une théorie rationaliste de la coopération, cette mise à l’écart de la littérature sociologique est regrettable. Notamment parce qu’elle génère d’étranges effets dans l’argumentaire. Ainsi, au moment d’évoquer les causes de la coopération par exemple, C. Paternotte évoque l’altruisme réciproque qui « postule qu’un individu peut en aider un autre et endurer des coûts à court terme parce qu’il attend de l’autre des bénéfices à plus long terme » (p. 104). Tout en ayant exclu les formes de coopération animale de son objet d’étude (p. 40-41), il prend comme « exemple par excellence » de l’altruisme réciproque le comportement des chauves-souris vampires qui partagent parfois, par régurgitation, le sang qu’elles ont trouvé pour se nourrir, de préférence avec celles qui ont déjà partagé avec elle (p. 104). Cette forme d’altruisme réciproque est pourtant abondamment documentée dans le corpus ethnographique, au moins depuis Mauss, et la mise à l’épreuve du cadre analytique de C. Paternotte par ces exemples aurait été bénéfique au sociologue.