Le problème de l’argent dans Cosmopolis de Don Delillo.
La littérature pour sortir du système financier, entre fascination et dénonciation : le problème de l’argent dans Cosmopolis de Don Delillo
Juliette Monvoisin est étudiante à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon et est agrégée de philosophie.
Publié en 2003, le roman de Don Delillo Cosmopolis retrace la journée d’un milliardaire américain, Eric Packer, obsédé par la nécessité de se frayer un chemin jusqu’à son salon de coiffure, dans un New-York bloqué par la venue du président. Cette traversée horizontale, pénible, est contrebalancée verticalement par la facile et insensée montée du Yen, sur la baisse duquel Packer, renchérissant de folie, mise tout ce qu’il a (et même ce qu’il n’a pas). Or, comme c’est le cas pour tous les livres de Don Delillo, la forme de Cosmopolis épouse son sujet. Si l’écriture de l’Homme qui tombe est très aérienne, si les descriptions qu’on trouve dans Mao II entremêlent avec brillo traits grégaires, détails duplicatoires et caractéristiques singulières, le rythme des répliques et des actions de Cosmopolis est aussi virtuel que le monde de la finance dont il y est question. Les phrases résonnent, dans le silence de la stretch-limousine insonorisée du magnat de Wall Street, à l’instar d’actifs financiers dont les cours défileraient sur un écran, aussi interchangeables que ces derniers, et parfois tout aussi mystérieuses. Ce faisant, et dans la lignée des auteurs réalistes du XIXème siècle, l’auteur renouvelle la question du lien entre littérature et économie, avec les contraintes que lui impose le présent : à l’heure où l’argent n’est plus rivé à l’activité réelle, et où la discipline économique a atteint un degré extrême d’abstraction et de mathématisation, le rapport que le roman entretient à l’économie ne peut plus en effet être seulement descriptif ou illustratif. Comment, dès lors, rendre compte du capitalisme débridé, et faire voir par-là l’invisible et l’insoupçonné, sans recourir à des équations ? Posant le problème de l’indicible à nouveaux frais, Delillo invente ici un langage poétique capable de lever le voile sur ce au sujet de quoi excès de technicité et (mauvaise) volonté des puissants nous ont laissés dans l’ignorance.
Qu’est-ce que la valeur dans un monde où la fluctuation des cours boursiers est devenue totalement indépendante des biens réels auxquels ils sont censés se référer ? Et comment résister à un système capitaliste régi par le principe de destruction, s’il se caractérise par sa capacité à s’approprier ses forces d’opposition ? D’un côté, si l’on considère l’argent comme un langage permettant simplement d’évaluer les choses entre elles, alors on échoue à expliquer l’existence de phénomènes tels que les bulles spéculatives, dont la dimension exponentielle ne reflète aucun rapport réel entre les choses. D’un autre côté, si l’on dit que l’argent a ses mécanismes propres, alors on admet qu’il évolue dans un espace qualitativement différent de celui dans lequel évolue la société, et c’est l’existence même d’un marché de biens et de services qui devient incompréhensible. Tout l’enjeu de Cosmopolis consiste à circuler dans l’empan de ces voies impossibles, et à parvenir, par un dévoilement poétique, à offrir au regard une possible réponse aux difficultés conceptuelles de notre temps ; il éclaire par-là, nous le verrons, l’avantage théorique et politique de la littérature sur les autres formes de discours.
I. Interchangeabilité et abstraction : l’invention d’un langage
Le premier choix auquel est confronté l’écrivain voulant révéler un mécanisme caché ou complexe, c’est celui du point de vue : quel regard offrira le meilleur angle d’appréhension du phénomène ? Dès les premières pages du livre, le lecteur s’aperçoit que, à l’instar de George Soros, qui, en 1992, avait établi une fortune colossale en pariant sur la sortie de la Grande-Bretagne du Système Monétaire Européen, le personnage d’Eric Packer est ce qu’on appelle un « contrarian », un spéculateur dont la stratégie consiste à miser contre l’opinion conventionnelle, et donc à parier sur le fait que les marchés se trompent. Ce faisant, il refuse l’idée selon laquelle, dans un marché financier, les actions sont censées toujours s’échanger à leur juste valeur. Étant dans une position dominante sur le marché, ses initiatives provoquent des « tempêtes de désordre » (devises qui s’effondrent, faillites de banques, etc.), ce qui rappelle encore Soros, dont les mouvements de capitaux avaient, dit-on, « fait sauter la Banque d’Angleterre ». On peut dès à présent tirer de ce constat une première conclusion : Eric Packer se méfie de l’hypothèse fondamentale du libéralisme économique orthodoxe de l’efficience des marchés – hypothèse selon laquelle les prix s’ajustent d’eux-mêmes, de façon optimale, en fonction de la loi de l’offre et de la demande. Et c’est cette distance, ce scepticisme, qui rend son point de vue pertinent, faisant de lui un être à la fois à l’intérieur et hors du système, parfaitement à même de nous initier aux enjeux problématiques du monde financier contemporain.
Plus originale et plus subtile est l’invention d’une langue adéquate à la description de ce qui est fondamentalement indescriptible, ou du moins si l’on s’en tient à un langage discursif : les entités monétaires. Le génie de l’auteur, comme nous l’avons déjà suggéré, est de structurer le roman autour de l’interchangeabilité de ses éléments. Les répliques, d’abord, sont courtes, stylistiquement homogènes, et formulées à un niveau d’abstraction tel que la psychologie des personnages n’y transparaît quasiment pas. Pas question pour Delillo d’imiter le parler informel ou d’insérer des expressions familières : les personnages échangent le plus souvent des fulgurances philosophiques, fondées sur l’ellipse et l’effacement des mouvements corporels dont elles sont les conséquences, et qui semblent n’être que l’écume de discours intérieurs inaccessibles au lecteur. De la même façon, la plupart des objets qui reçoivent l’attention d’Eric Packer sont décrits comme des entités virtuelles, dépossédées de toute matérialité véritable. Ainsi, ce que le financier aime dans la stretch-limousine dans laquelle il circule, c’est l’impossibilité qu’il y a à la distinguer des autres : il voit en elle « une image platonique, virtuelle en dépit de sa taille, moins un objet qu’une idée »[1]. De même, les tours des banques sont si « ordinaires et monotones, hautes, transparentes, abstraites, occupant des blocs entiers et interchangeables avec leurs décrochements standard »[2], qu’elles sont difficiles à percevoir en tant que telles.
Cette fascination pour les entités interchangeables et abstraites est selon nous à comprendre comme le pendant de celle qu’exerce l’argent, décrit par Marx comme un « équivalent universel dans le monde des marchandises », autrement dit comme un simple médium d’échange[3], doté d’une « échangeabilité immédiate et universelle »[4]. L’or, nous explique Marx, ne tient historiquement son expression de valeur générale que parce que, en même temps, toutes les autres marchandises expriment leur valeur dans le même équivalent[5].
Dès lors, selon cette conception héritée d’Adam Smith et de Ricardo, il n’y a rien d’intrinsèquement plus insignifiant que l’argent : j’échange un bien contre une certaine somme, et cette somme contre un autre bien, selon une certaine échelle de valeurs, sans que l’argent ne se distingue des autres biens par une qualité propre, autre que le fait d’être facilement divisible, d’avoir un coût de production stable, et de pouvoir être conservée sans frais. Ces conditions étant posées, introduire une nouvelle monnaie ou supprimer son usage ne fait aucune différence dans l’économie réelle : comme le prouve l’existence de bons d’achat, chèques, tickets restaurant, etc., les devises ne sont que des tickets qu’on peut présenter n’importe où en guise de paiement, et qui nous autorisent à recevoir une certaine quantité de biens – elles n’ont rien de productif.
Si l’argent, en tant qu’intermédiaire, n’a pas de valeur d’usage, alors c’est un pur artefact, une unité conventionnelle ne renvoyant à rien d’autre qu’à des acquisitions possibles : autrement dit, sa valeur d’échange repose sur une croyance. Le personnage d’Eric Packer semble bien conscient de ces enjeux économiques – ici, de la dimension conventionnelle de la monnaie – lorsque, s’amusant avec son subordonné Chin à imaginer le remplacement des devises courantes par le rat, ils se donnent ainsi la réplique :
– Le nom dit tout. – Oui. Le rat, dit Chin. – Oui. Le rat a baissé face à l’euro aujourd’hui à la fermeture. – Oui. On redoute de plus en plus une dévaluation du rat russe. – Des rats blancs. Imagine. – Oui. Des rates enceintes. – La Grande-Bretagne se convertit au rat, dit Chin. Oui. Rejoint la tendance à la monnaie universelle. – Oui. Les Etats-Unis fixent la parité du rat. – Oui. Le dollar américain échangeable contre le rat. – Des rats morts. – Oui. Le stockage de rats morts qualifié de menace globale contre la santé[6].
Le surréalisme de ce dialogue rend bien compte de l’absurdité du fonctionnement du marché boursier. Si tout le monde s’accordait à accepter un rat contre un dollar et à acheter et vendre des rats à la bourse, faisant ainsi fi de la « menace contre la santé » que leur stockage représente et de ses coûts de conservation, alors le rat deviendrait une véritable devise.
Dans cette perspective, l’interchangeabilité des répliques et des objets dans Cosmopolis fait signe vers une conception de la monnaie comme langage arbitraire, norme construite au terme d’un jugement collectif et public afin d’évaluer objectivement les valeurs. Mais, sur ce point, Delillo nous prouve, s’il était besoin, que la littérature n’est pas là pour asséner des vérités éternelles : dans le dialogue sur le cours du rat, explicitement fondé sur « l’imagination », en se contentant d’offrir au regard, dans un étrange langage à la fois poétique et froid, un fragment de vérité, dont on ne sait s’il est dit avec ironie, cynisme ou par simple goût des aphorismes, Eric Packer ne se place pas dans l’héritage d’une certaine école de pensée. Rien ne vient ni conforter le sérieux de la critique, ni confirmer que celle-ci n’est qu’un badinage sans conséquence : c’est sans doute cette ambiguïté, cette suspension, qui distingue Cosmopolis à la fois du discours militant et du manuel d’économie.
II. « L’argent a perdu son caractère narratif » : raconter l’inénarrable
Seulement, si le propre du roman est de ne pas trancher entre les théories, qu’apporte-t-il à la pensée économique ? D’abord, en formulant une vérité aussi mobile et instable que la société, le roman réussit à dire ce qui n’est pas encore stabilisé en elle. Si, dans son écriture même, le roman renvoie au monde abstrait de l’économie, il ne s’agit pas simplement de faire voir la nature de l’argent en général – sa dimension fiduciaire –, mais bien de saisir le mouvant, de mettre en mots ce qu’il est en train de devenir du fait de la financiarisation du monde. Dans cette perspective, le choix de mettre en scène un magnat de la finance est stratégique, car il est seul à même de révéler dans toute son ampleur un diagnostic central du livre, formulé par la responsable du service « Recherche et Analyse conceptuelle » de Packer, Vija Kinski : « l’argent a perdu son caractère narratif de même que la peinture l’a perdu jadis. L’argent se parle à lui-même »[7].
Pour comprendre le sens de la révolution qui est en train de se faire, il nous faut reprendre les propos d’Adam Smith dans son ouvrage, fondateur de la pensée économique moderne, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des Nations. Pour le philosophe écossais, l’argent est relié à une valeur fondamentale, qui correspond à son pouvoir d’achat : il est le corrélat de l’économie réelle (quantité de richesses produites par la société). A l’ensemble de la monnaie en circulation, correspond donc un ensemble de biens échangeables. Ainsi, il existe pour chaque marchandise un prix naturel, qui dépend de la quantité d’argent nécessaire à payer, suivant leurs taux naturels, et le fermage de la terre, et les salaires du travail, et les profits du capital employé à produire cette denrée, la préparer et la conduire au marché[8] ; plus fondamentalement, il désigne « la valeur totale du travail qui doit être dépensé pour l’apporter au marché »[9]. Et ce prix naturel est pour Smith le « point central vers lequel gravitent continuellement les prix de toutes les marchandises »[10].
On aperçoit ici ce qu’il peut y avoir de narratif dans une telle conception de l’argent : le prix est corrélé à la quantité de travail qui a été nécessaire pour produire l’objet – et donc à une certaine trame narrative (série d’actions réalisées par un groupe d’individus). Il en va de même, théoriquement, pour les actions jouées en bourse, qui ne sont pas à proprement parler de la monnaie, mais qui revêtent la même propriété fondamentale, la liquidité (capacité à être acquis ou cédé très rapidement) : leur cours est censé fluctuer en fonction de la valeur fondamentale de l’entreprise dont elles constituent les parties. Une telle valeur fondamentale, qu’on peut, selon la terminologie walrassienne, diviser en trois catégories – les technologies, les ressources disponibles et les préférences des consommateurs –, donne une idée des profits qu’on peut attendre des entreprises dans lesquelles le détenteur de capital veut investir, et donc de la plus-value qu’il est permis d’espérer de leurs actions. De la sorte, même si argent et compétences productives n’appartiennent pas à la même personne, le processus d’investissement est là pour combler ce décalage, en transférant l’argent des mains de ceux qui l’ont à des individus plus compétents pour l’employer efficacement pour produire[11].
Par conséquent, sur le marché ordinaire, quand le prix proposé augmente, la demande tend à baisser, parce qu’au même prix on peut trouver des produits de substitution d’utilité comparable. Seulement, comme le fait remarquer André Orléan, ce qui est vrai sur le marché ordinaire ne vaut pas forcément sur le marché des produits de mode, où la qualité même du produit dépend des échanges et de son prix : lorsque le prix augmente, la qualité estimée de la marchandise est améliorée de telle sorte que la demande peut augmenter[12].
Ainsi en va-t-il de l’avion acheté trente-et-un million de dollars par Eric Packer, à présent garé dans un hangar en Arizona, inutilisable car privé de pièces détachées essentielles à son décollage, et que le milliardaire va voir de temps en temps : « Pour quoi faire ? – Pour le regarder. Il est à moi »[13]. C’est son prix (valeur d’échange) qui lui confère une valeur fondamentale, et non pas l’inverse : un tel fétichisme de la propriété, en-dehors de toute relation d’usage, en est la preuve. L’idée est alors de s’affranchir des contraintes que fait peser le « capital physique sur le procès de mise en valeur »[14] : c’est d’abord à cet affranchissement, corrélatif du caractère autoréférentiel de la valorisation des produits de luxe, que renvoie la perte affirmée du caractère narratif de l’argent. De la même façon, quand il s’agit de définir ce que Packer a acheté pour cent quatre millions de dollars, tous les biens matériels énoncés sont rejetés : ce pour quoi Packer a dépensé le plus d’argent, ce sont les « droits aériens » et les « capteurs à régulation », autrement dit le chiffre lui-même. Cent quatre millions. Voilà ce que tu as acheté. Et ça les vaut. Le chiffre est sa propre justification[15].
Pour celui qui évolue dans l’univers du luxe, l’argent est donc déconnecté de la chose qu’il achète : il vaut pour lui-même. Mais une seconde façon de comprendre l’affirmation de Kinski, cette fois-ci plus propre à la finance, est possible : c’est la prééminence de la spéculation dans un système économique financiarisé. Puisqu’il est très difficile de connaître la valeur fondamentale des entreprises, et que la liquidité des titres impose néanmoins que soit produite une « évaluation de référence qui dit à tous les financiers le prix auquel un titre peut être échangé » en bourse[16], il est finalement plus facile de chercher à se conformer à l’attitude de la majorité des investisseurs, dont dépendent les cours boursiers. Keynes décrit bien, dans le célèbre passage du « concours de beauté » du douzième chapitre de la Théorie Générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, la genèse spéculative de cette évaluation : les participants ont à choisir les six plus jolis visages parmi une centaine de photographies, le prix étant attribué à celui dont les préférences s’approchent le plus de la sélection moyenne opérée par l’ensemble des concurrents. Chaque concurrent doit donc choisir non les visages qu’il juge lui-même les plus jolis, mais ceux qu’il estime les plus propres à obtenir le suffrage des autres concurrents, lesquels examinent tous le problème sous le même angle[17].
Autrement dit, le but pour chaque participant est de miser sur la photographie qui a le plus de chance d’emporter l’adhésion de tous. Si l’on applique ce mécanisme à la finance, on comprend que A, voyant que B se met à acheter massivement des actions X, cherche à faire de même, ce qui entraîne C, D et E à les imiter tous deux, de sorte que la valeur des actions X se met à monter en flèche : ce qui conforte chacun sur la rationalité de ce mode de jugement. Comme son nom l’indique, la mécanique spéculative est un processus spéculaire : il s’agit, pour deux consciences posées face à face comme deux miroirs, de deviner les croyances de l’autre. Au vu d’une information nouvelle, les spéculateurs ne s’interrogent ni sur son contenu réel, ni sur leurs propres convictions, mais sur la manière dont « le marché » va l’interpréter. Alors que l’attitude fondamentaliste est concentrée sur l’économie réelle, le spéculateur ne s’intéresse plus qu’au marché lui-même. C’est ainsi que peuvent se former des « bulles spéculatives », phénomènes au cours desquels le cours des actions est durablement supérieur à la valeur fondamentale à laquelle celles-ci se réfèrent.
Contrairement à ce que laissait croire la conception classique de l’argent (partagée par Marx lui-même), il n’y a donc rien de plus signifiant que l’argent : loin d’être l’intermédiaire d’un troc entre deux marchandises reconnues comme équivalentes, l’argent reçoit une valeur propre, indépendante de ces marchandises. Par le biais des actifs financiers, il est devenu un capital productif, et ce indépendamment de la productivité des entreprises. C’est en ce sens qu’il se voit comparer à une axiomatique par les penseurs Michael Hardt et Antonio Negri, dans leur célèbre ouvrage Empire : de la même manière que celle-ci annule les définitions antérieures aux rapports de déduction logique, l’argent efface les valeurs préexistantes (notamment la valeur d’usage), et instaure de nouveaux rapports entre les choses[18]. Dans cette perspective, comme l’affirme Vija Kinski, même la chrématistique aristotélicienne, dont le but est pourtant « la richesse et la possession de valeurs » à l’excès, et la jouissance par « le plus grand profit possible »[19], n’est plus suffisante pour décrire l’art actuel de gagner de l’argent : il faut donner un peu de souplesse au mot. L’adapter à la situation actuelle. Parce que l’argent a pris un virage. Toute fortune est devenue une fortune en soi[20]. La propriété, pour Kinski, « n’a plus ni poids ni forme »[21] : la seule chose qui compte, c’est le prix, le geste de l’argent dépensé. La logique financière dominée par la spéculation, loin d’être le reflet de l’économie réelle, ne renvoie qu’à elle-même.
D’un côté, ce constat de la disparition du caractère narratif de l’argent n’est pas sans poser problème pour l’écrivain, car comment un roman peut-il raconter ce qui n’est désormais plus corrélé à aucune trame narrative ? Si Zola parvenait à intégrer la question de l’argent à ses romans, c’est parce que, dans l’économie du Second Empire, l’argent était encore lié à des activités ; mais, s’il n’est plus la valeur de rien, alors il est impossible d’en parler. D’un autre côté, c’est ce diagnostic qui rend la littérature nécessaire, puisque aucun discours argumentatif ne saurait dire une telle abstraction. Dès lors, de même que Fra Angelico, pour rendre compte de l’Incarnation, avait dû forger de nouvelles règles pour la perspective, l’auteur américain est forcé d’inventer une nouvelle manière de dire, ou de laisser dire : puisque l’argent est devenu signifiant en lui-même, il ne reste plus qu’à le laisser s’exprimer. Contre un récit économique donné sur le mode de l’épopée, glorifiant la raison triomphante et esthétisant la violence sociale, et contre une littérature de l’envers du décor, des oubliés de la croissance, Delillo s’efforce avec Cosmopolis de manifester la nature même du système, à savoir son abstraction et son caractère injustifiable. A travers le fourmillement mystérieux des remarques aphoristiques de ses personnages, l’auteur s’applique à offrir au regard du lecteur un système de croyance dont il est impossible de connaître les ressorts réels, ancré dans des hypothèses par définition invérifiables. Son écriture est ainsi tout entière tournée vers des idées ou des événements dont les causes, qu’elles soient psychologiques ou socio-économiques, sont invariablement ignorées ou gommées. Le fait même que presque la totalité du roman se déroule dans une voiture insonorisée est symptomatique de cette valorisation des effets : la stretch-limousine, avec ses vitres teintées, ne laisse filtrer que l’écho du monde, laissé inexpliqué, et non le monde lui-même, lourd de ses chaînes causales entremêlées.
III. Un système régi par le principe de destruction : comment dire le rien ?
Toutefois, il ne faudrait pas s’y tromper : les échos que perçoit la conscience de Packer ne sont pas les débris d’un monde révolu, mais bien plutôt des signes avant-coureurs d’un désastre à venir. Comme nous l’avons suggéré, l’écriture de Delillo, émancipée des contraintes du discours théorique, n’est ainsi pas seulement une écriture des effets, mais des effets futurs d’un système encore en train d’advenir. Ainsi que l’explique Peter Boxall dans son essai Don Delillo – The Possibility of Fiction, Cosmopolis est « structuré autour de l’expérience d’un genre d’obsolescence totale »[22] : la technologie, apte à reproduire quasi instantanément le capital, y est obsolète dès lors qu’elle acquiert une forme matérielle. Ainsi, pour Packer, même le terme de « distributeurs automatiques de billets » semble « anti-futuriste, si encombrant et mécanique que même son acronyme DAB paraî[t] daté »[23]. Le golden boy vit dans un monde technologique qui anticipe toutes ses actions, ce qui fait de lui, comme le remarque Joseph Conte, un prophète cherchant dans les moniteurs numériques « les signes d’un pouvoir messianique »[24]. Ainsi, la caméra de surveillance de sa voiture le filme en train de « se passer le pouce sur la mâchoire » une ou deux secondes avant qu’il accomplisse réellement ce geste[25] ; plus tragique, sa montre lui offre le spectacle de sa propre mort, ce qui laisse en suspens son devenir réel dans l’espace originel, où le lecteur le quitte alors qu’il attend encore le bruit de la détonation[26].
Là encore, une telle prééminence du futur sur les autres dimensions temporelles au sein du récit, qui questionne les règles classiques de la narration et du langage, renvoie à une réflexion plus profonde sur la nature de l’argent, à laquelle l’auteur s’efforce de faire rendre gorge. En effet, c’est parce que l’argent ne devient productif que par le futur en tant qu’il est à venir, que le présent est, comme nous le dit Vija Kinski, en train d’être aspiré du monde pour laisser place au futur des marchés incontrôlés et à un énorme potentiel d’investissement[27].
Alors que, comme nous l’avons vu, l’investisseur, qui prévoit le rendement des actifs sur leur durée de vie, doit attendre du futur qu’il devienne présent pour encaisser ses dividendes, le spéculateur, lui, tire sa plus-value du futur en tant que futur – de la prévision. C’est ainsi que les tours des banques sont situées non pas ici et maintenant, mais « dans le futur, un temps au-delà de la géographie et de l’argent palpable »[28] – futur « qui nous les a livrées à titre de prêt »[29], selon les mots de Peter Boxall. Les révolutions industrielles, nous explique Kinski, se sont caractérisées par un décentrement de l’attention des gens de l’éternité vers le temps de l’horloge, qui les aidait à organiser la production plus efficacement. Le temps était alors un outil de mise en valeur du capital : le temps créait de l’argent. Mais aujourd’hui, « l’argent falsifie le temps », c’est à dire que le temps lui-même est devenu une « valeur d’entreprise »[30] : l’argent crée du temps. Les titres financiers, aussi liquides (c’est à dire aussi facilement échangeables) que la monnaie, sont acquis et cédés à un rythme effréné, et c’est ce rythme qui impose un tempo à l’horloge : les flux d’information informent le temps, de sorte que le capital financier, se reproduisant à grande vitesse, génère les infimes fractions de secondes qui sont la condition de sa propre existence.
Seulement, comme on peut déjà le pressentir, cette légèreté a un prix : le prophète qu’est Eric Packer est moins Iris que Cassandre. En effet, l’aphorisme central du livre, dont la force négatrice engloutit tous ses récits périphériques à la manière d’un trou noir, est la réplique de Kinski, affirmant que l’idée sous laquelle nous vivons, et que les manifestants anti-capitalistes ne font que renforcer, est la « destruction »[31]. On peut expliquer cette affirmation à plusieurs niveaux. Au niveau simplement technique, il est intéressant de constater que le mode de création monétaire le plus répandu est le fruit d’un processus de destruction. En effet, la création monétaire au cours d’une opération de crédit commence par un accroissement simultané du passif (argent créé sur le compte du client) et de l’actif (argent que le client doit à terme rembourser) de l’établissement bancaire ; symétriquement, au moment du remboursement, on assiste à une diminution simultanée du passif et de l’actif de la banque, et donc à une destruction de monnaie[32]. Une économie monétaire est donc rythmée par de la création et de la destruction de monnaie scripturale, au fil des prêts et des remboursements : la croissance, objectif du capitalisme, se caractérise par un phénomène de destruction.
Sur un plus large plan, vivre sous l’idée de destruction semble renvoyer à l’idée, aux accents schumpétériens, selon laquelle, comme l’énonce Packer de façon laconique, le brio innovateur de la culture de marché [consiste en] sa capacité à se former en fonction de ses propres objectifs flexibles, par assimilation de tout l’environnement[33].
Autrement dit, nos économies de marché avancent en absorbant ce qui lui fait obstacle. Comme l’analyse Joseph Conte à juste titre, le leitmotiv qui scande Cosmopolis, « we still want what we want », et qui exprime la volonté constamment réaffirmée par Packer de traverser tout New York à la recherche d’un salon de coiffure malgré la paralysie complète de la ville, résume bien l’esprit du capitalisme[34]. C’est toujours « malgré » que le capitalisme veut continuer, malgré les obstacles, les crises et les déséquilibres. Et cela vaut d’autant plus pour sa forme actuelle, comme l’affirment à juste titre Hardt et Negri dans Empire. En effet, celle-ci se distingue selon eux par un effacement de la binarité entre intérieur et extérieur : puisqu’il n’y a pas de profit sans consensus, alors le but du capitalisme est de tout absorber, pour faire en sorte que rien n’existe, ni ‘vie brute’ ni point de vue extérieur, qui puisse être placé à l’extérieur du champ contrôlé par l’argent[35].
Idéalement, par conséquent, « il n’y a pas d’extérieur au marché mondial : le monde entier est son domaine »[36]. La stretch-limousine, espace impersonnel et mouvant déterminé à faire fi des obstacles, est sur ce point assez représentative de cette forme décentralisée et déterritorialisée de gouvernement, capable de s’immiscer partout et surtout là où on tente de lui opposer une résistance.
Enfin, à un niveau global, on peut voir que le désir de liquidité (désir pour les actionnaires de pouvoir à tout moment acheter ou vendre des titres, en cas de hausse ou de baisse des cours des actions), qui sous-tend tout le système financier, est en réalité un désir contradictoire, comme ne manque pas de le rappeler André Orléan. En effet, puisque les capitalistes suivent pour la plupart les jugements conventionnels, tout le monde souhaite acheter ou vendre en même temps, suivant les prévisions collectives. Ce désir ne peut donc « manquer de se détruire dès qu’il est poursuivi simultanément par tous », car il introduit une faille entre rationalité individuelle et rationalité collective (si tous vendent en même temps que moi, je ne pourrai jamais trouver d’acheteur)[37].
Avant même d’aborder les querelles doctrinales et la place des crises dans l’évolution du capitalisme, il est donc possible de constater que l’autodestruction est située au cœur du système. Cosmopolis est d’ailleurs, et sans doute pour cette raison, un livre plein de morts, qu’elles se déroulent directement sous les yeux de Packer, comme celle de son garde du corps Torval, ou bien qu’elles soient rendues visibles par un média (télévision pour l’assassinat d’Arthur Rapp et la mort de Nikolaï Kaganovitch, vitre de la limousine pour le manifestant s’immolant par le feu à Wall Street et le rappeur soufie Brutha Fez, montre digitale pour sa propre mort à venir). Cela explique aussi pourquoi Packer vit avec le rêve d’un quasi anéantissement, imaginant sauver sa conscience en la sauvegardant sur une disquette comme une donnée informatique[38] : la généralisation de la technologie semble devoir aboutir à une disparition généralisée de la matière, réductible à une forme virtuelle.
Écrire un roman sur le rien : voilà l’exploit que Delillo réussit à accomplir. Ce qui suppose que le rien ait été à la fois l’origine et le but de l’écriture : l’origine, car c’est la dimension destructrice et incompréhensiblement abstraite du capitalisme qui rend nécessaire d’en parler ; et le but, car c’est sur ce rien que l’on débouche lorsqu’on mène l’expérience littéraire à son terme. Ce que nous dit la fiction, et que seule elle peut dire, c’est qu’aller jusqu’au bout de la logique économique, tirer les conséquences de son fonctionnement, conduit nécessairement à des énoncés nihilistes. Et de cela, seule la littérature est capable, que ce soit par des procédés diégétiques, comme les morts mises en scène, ou extradiégétiques, comme l’abstraction de l’écriture.
IV. Mise en scène des rapports de force et apologie de la prostate
Tout cela explique sans doute pourquoi, malgré l’impression d’apesanteur qui émane de Cosmopolis, le livre de Delillo est loin d’être politiquement neutre – même s’il ne formule aucune recommandation à usage pratique. D’abord, parce qu’il met en scène les rapports de force que l’argent, et surtout l’inégalité de sa répartition, instaure. La fascination qu’éprouve Packer pour la virtualité de la limousine naît en effet du fait qu’elle s’impose de manière agressive, dédaigneuse, métastatique, vertigineux objet mutant qui trôn[e] à califourchon sur tout argument avancé à son encontre[39].
Autrement dit, c’est parce qu’ils sont des symboles de domination que limousines, gratte-ciel et actions attirent l’attention du magnat de la finance : arbitraires, quasi imperceptibles, ils sont pourtant des symboles de puissance. En cela, ils pourraient bien être les manifestations du type de pouvoir, décrit par Michael Hardt et Antonio Negri et déjà évoqué, qui, dépassant les logiques étatiques, repose avant tout sur des flux monétaires et communicationnels : celui-ci possède en effet une structure parfois imperceptible mais toujours (et de façon croissante) efficace, qui emporte tous les acteurs dans l’ordre du tout[40].
Le génie littéraire de Delillo est donc bien de mettre au jour les logiques de pouvoir, imperceptibles à l’œil nu, qui sous-tendent les relations humaines, et qui disparaissent habituellement derrière la langue de bois et la technicité des équations.
Ces rapports de force filtrent jusque dans la langue qui, parce qu’elle est aussi abstraite et détachée de toute trame narrative que le monde des puissants, revêt par-là une dimension subversive incontestable. Ainsi, l’interchangeabilité entre les phrases, déjà longuement développée, n’est qu’un moyen de montrer l’interchangeabilité existant pour les puissants entre les unités, que ces unités soient des individus, comme en témoigne l’amnésie qui frappe Packer en revoyant son ancien employé Benno Levin, et qui perdure au moment où celui-ci lui révèle son vrai nom[41] ; ou qu’elles soient des unités de paiement, comme le révèle la conversation entre Eric et Didi : « – Ça veut dire quoi, de dépenser de l’argent ? Un dollar. Un million. – Pour un tableau. – Pour n’importe quoi »[42]. Adopter le point de vue des puissants est donc pour Delillo le contraire de leur glorification : il tend à démonter l’insoutenable violence de leur rapport au monde.
Il est intéressant, dans cette perspective, de voir que la mention des rats comme unité monétaire, qui figure aussi en exergue du roman, est une référence à un poème de l’écrivain polonais Zbigniew Herbert, intitulé « Rapport sur une ville assiégée », décrivant une situation où, par manque de nourriture, le rat, parce qu’il est comestible, acquiert la valeur marchande de l’argent[43]. Dès le début du livre, Delillo nous place donc implicitement devant une vision apocalyptique, et la conversation entre Packer et Chin citée plus haut, malgré ses allures badines, est en réalité chargée d’une violente ironie. La subversion est totale, car, au-delà du fait d’être des biens périssables, et de menacer par la conservation la santé des individus, les denrées de première nécessité que sont les rats, troquées pour survivre, sont aux antipodes des actions échangées en bourse entre des individus baignant déjà dans le superflu, et fermant les yeux sur la réalité sociale.
Face à une telle conception du système économique et financier, aux effets désastreux, est-il encore possible de résister ? Delillo semble en tout cas nous donner des pistes de salut, et ce notamment au cours de la dernière scène du roman. En montrant la confrontation entre le magnat de la finance et son ancien employé Benno Levin, lâchement licencié, l’écrivain met en scène ce qu’on pourrait appeler une reterritorialisation symbolique des gagnants et des perdants de la mondialisation, dans un espace qui n’est plus celui, sans lieu, de la limousine. Ce qui était abstrait jusqu’ici devient concret, à l’image des conséquences du système économique. Or, contre toute attente, c’est la prostate asymétrique de Packer qui, au cours de ce procédé, est érigée en arme suprême de résistance contre l’oppression. Selon Levin, dans son entêtement à « prévoir les mouvements du yen en [s]’inspirant des modèles naturels », et à ne les voir que sous le prisme de propriétés mathématiques harmonieuses, le spéculateur aurait oublié l’importance de l’asymétrique, du truc qui est un peu de guingois. Vous cherchiez l’équilibre, le splendide équilibre, les parts égales, les côtés égaux. […] Mais vous auriez dû traquer le yen dans ses tics et ses bizarreries[44].
Benno Levin nous enseigne ici que la nature elle-même n’est pas un système d’équilibre ; si une prostate peut être asymétrique, alors il est possible qu’un cours boursier déjoue les prévisions sans bafouer les lois naturelles. La nature n’est pas simplement une somme de propriétés disposées en relation harmonieuse, mais elle tolère également des éléments inadéquats, qui ne respectent en rien les lois de l’équilibre.
Les paroles de Benno Levin résonnent comme un avertissement. A première vue, c’est d’abord un avertissement épistémique, comme semble le confirmer rétrospectivement une réplique de Vija Kinski, s’adressant ainsi à Packer : « Tu appliques les maths et diverses disciplines, oui. Mais en fin de compte il s’agit d’un système qui est incontrôlable »[45]. Ce n’est pas la théorie qui est défaillante ; c’est le fait même qu’il puisse y avoir une théorie cohérente, a priori et stable, qui englobe l’ensemble du système financier. Ainsi, l’affirmation « le yen ne peut pas monter plus haut », fondée sur l’interchangeabilité entre cycles de marchés et cycles temporels de la reproduction des sauterelles, ou sur des séquences de nombres classiques, n’est pas remise en question en raison de sa fausseté : « C’est vrai. C’est juste. Sauf qu’il vient de le faire »[46]. Toute loi rationnelle se heurte à l’évidence, certes irrationnelle mais impossible à nier, des faits.
Sur ce point, on ne peut pas ne pas entendre une tentative implicite de justification de l’entreprise littéraire de Delillo : la littérature serait non seulement plus claire que les équations mathématiques, mais aussi plus vraie, dans la mesure où son manque de systématicité lui permettrait de rendre compte de l’asymétrie du monde. Mais, sans doute de façon plus essentielle, la mise en garde de Levin est avant tout politique : la vérité étant ce devant quoi on est réduit au silence, dire que la finance ne peut pas être réduite à des équations revient à rappeler la possibilité de la résistance contre l’oppression. On se souviendra à ce sujet de la critique qu’adressent nombre d’économistes atterrés à l’égard de ce que Jacques Généreux appelle la « déconnomie », le discours néolibéral actuel affirmant la nécessité d’une certaine politique économique en vertu de la vérité absolue de son savoir, et œuvrant à étouffer dans l’œuf tout propos alternatif[47]. C’est en ce sens que l’éloge de l’asymétrique est à même de nous redonner espoir : car, si l’évolution de la technologie n’est pas inexorable, si la prévisibilité des cours boursiers est à nuancer, alors l’injustice du monde, pourvu qu’on en prenne acte, n’est pas vouée à la fatalité. Ce sont donc les faits que Delillo nous invite à observer, et mieux que ça, car l’hystérie des foules, ses « convulsions de masse » qui font qu’aucune science ne peut prédire ce qui adviendra de la production ou des cours boursiers, « se remarque[nt] à peine » la plupart du temps – « c’est simplement notre façon de vivre »[48]. Or, affirme l’auteur, c’est de là que la révolte peut jaillir : c’est tout le sens de l’hypothèse selon laquelle l’idée d’asymétrie est une « force d’opposition à l’équilibre et au calme » qui doit permettre « à la création d’advenir »[49].
V. Conclusion
Au moment de la parution de Cosmopolis, on a reproché à l’auteur sa fascination pour la finance[50] – mais qui ne serait pas fasciné par ses chants, même sibyllins ? D’autant que cela ne l’empêche pas d’être critique, et, en mettant en cause le caractère absolu de la science économique, d’en appeler au soulèvement. Si l’argent repose sur nos croyances, alors il est légitime que nous dénoncions les injustices criantes que l’inégalité de sa répartition et l’opacité de son fonctionnement nous font subir. A l’économie, grande productrice de fictions (fiction de la main invisible, de l’homo economicus, etc.), le roman de Don Delillo rend en somme la monnaie de sa pièce : ce que souvent la technicité du langage mathématique ou les stratégies de domination laissent dans l’ombre, la langue qu’invente l’écrivain américain permet de le dévoiler. Cette prise de conscience par la fiction est le seul moyen de ne pas se laisser complètement aspirer par la vitesse destructrice de la de la technologie, et de résister, comme le fait la grande littérature, à l’esprit vengeur du capitalitechlittérature, à l’esprit vengeur du capitalisme.
[1] Don Delillo, Cosmopolis, Paris, Actes Sud, Marianne Véron (trad.), 2003, p.20
[2] Ibid, p.47
[3] Karl Marx, Le Capital, Paris, Gallimard, M. Rubel (éd.), 1963, p. 150
[4] Ibid, p. 151
[5] Ibid, p. 146
[6] Don Delillo, Cosmopolis, op.cit., p.34
[7] Ibid, p.89
[8] Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des Nations, I, 7
[9] Ibid, I, 6
[10] Ibid, I, 7
[11] Comme l’écrit Ricardo, « Dans tous les pays riches, il y a un certain nombre d’hommes qu’on appelle capitalistes ; ils ne font aucun commerce, et ils vivent de l’intérêt de leur argent, qui est employé à escompter des effets de commerce, ou qui est prêté à la classe la plus industrieuse de l’État », in Des Principes de l’Economie Politique et de l’Impôt, chapitre IV.
[12] André Orléan, Le Pouvoir de la Finance, Paris, éditions Odile Jacob, 1999, p.24
[13] Don Delillo, Cosmopolis, op.cit., p.116
[14] Ibid, p.31
[15] Ibid, p.89
[16] André Orléan, Le Pouvoir de la Finance, op. cit., p32
[17] John Maynard Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Paris, Payot, Jean de Largentaye (trad.), 1977, p.168
[18] Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Paris, Exils, 2000, p.397
[19] Aristote, Politiques, I, 9
[20] Don Delillo, Cosmopolis, op.cit., p.89
[21] Ibid, p.89
[22] Peter Boxall, Don Delillo – The Possibility of Fiction, Abington-on-Thames, Routledge, 2006, p.222
[23] Don Delillo, Cosmopolis, op.cit., p.65
[24] Joseph Conte, « Conclusion : Writing amid the ruins : 9/11 and Cosmopolis », in John N. Duvall (dir.), The Cambridge Companion to Don Delillo, Cambridge University Press, 2008, p.186
[25] Don Delillo, Cosmopolis, op.cit., p.32
[26] Ibid, p.222
[27] Ibid, p.91
[28] Ibid, p.47
[29] Peter Boxall, Don Delillo – The Possibility of Fiction, op. cit., p.223
[30] Don Delillo, Cosmopolis, op.cit., p.90
[31] Ibid, p.104
[32] Dominique Plihon explique bien ces mécanismes dans La Monnaie et ses Mécanismes, Paris, La Découverte, 2013, 128 pages
[33] Don Delillo, Cosmopolis, op.cit., p.111
[34] Joseph Conte, « Conclusion : Writing amid the ruins : 9/11 and Cosmopolis », in John N. Duvall (dir.), The Cambridge Companion to Don Delillo, op.cit., p.189
[35] Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, op. cit., p.58
[36] Ibid, p.239
[37] André Orléan, Le Pouvoir de la Finance, op.cit., pp.33-34
[38] Don Delillo, Cosmopolis, op.cit., p.219
[39] Ibid, p.20
[40] Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, op. cit., p. 37
[41] « -Sheets. Richard Sheets. – Ca ne me rappelle rien. Il prononça ces mots droit dans la figure de Richard Sheets. Ça ne me rappelle rien. Il éprouva un soupçon de l’ancien plaisir faisandé, lâcher la remarque désinvolte qui donne à quelqu’un le sentiment de n’avoir aucune valeur », in Don Delillo, Cosmopolis, op.cit., p. 205
[42] Ibid, p.39
[43] « J’écris comme je peux au rythme d’interminables semaines/ Lundi : entrepôts vides un rat est devenu l’unité monétaire/ Mardi : le maire assassiné par des assaillants inconnus/ etc. », in Zbigniew Herbert, « Rapport sur une ville assiégée », ma traduction.
[44] Don Delillo, Cosmopolis, op.cit., p.212
[45] Ibid, p.97
[46] Ibid, p.51
[47] Jacques Généreux, La Déconnomie, Paris, Seuil, 2016, 416 pages
[48] Don Delillo, Cosmopolis, op.cit., p.97
[49] Ibid, p.63
[50] On peut prendre pour exemple un article du Guardian : « Brett Easton Ellis in American Psycho and Tom Wolfe in Bonfire of the Vanities satirically distanced themselves from their sharkish heroes. DeLillo is more ambivalent. Not that he approves of Packer. But he shares his enthralment with new technologies. And he lets him think bright, dangerous thoughts and speak good lines », in Blake Morrison, « Future Tense », article en ligne, The Guardian, 17 mai 2003