Que faire de l’argument d’autorité dans le cours de philosophie ?
Par Sébastien Charbonnier, auteur de Que peut la philosophie ?, Paris, éditions du Seuil, 2013.
L’argument d’autorité a, on le sait, une valeur logique nulle. Il est donc malvenu en philosophie. Une fois cela dit, il faut prendre garde, comme dit Bachelard, à ce que l’exigence logique ne soit pas oublieuse des conditions de l’apprentissage. En effet, comment combattre, chez l’élève, les autorités précédentes (celles de la socialisation primaire), dont les effets ont pu amener l’individu à douter des pouvoirs de la raison, sans recourir soi-même à une forme d’argument d’autorité : « faites-moi confiance, c’est bien mieux quand on pense rationnellement par soi-même » ? Comment convaincre rationnellement un élève qu’il faut croire en la seule autorité de la raison, si celui-ci ne peut pas jouer le même jeu que nous, car il refuse de reconnaître l’autorité de l’arbitrage rationnel dans l’argumentation ? La philosophie est « un acte de foi irrationnel en la raison », injustifiable en dernier ressort, remarquait Popper. C’est ce paradoxe éducatif que tente d’analyser cet article, en décortiquant le devenir de l’argument d’autorité les situations d’apprentissages de la philosophie.
The argument from authority has no logical value. He is therefore unappropriate in philosophy. However, it is necessary not to forget, as Bachelard says, the conditions of learning. Indeed, how can we fight against the pupil’s former authorities (those of primary socialization), whose effects may have caused the doubt the powers of reason, without using a form of argument from authority: « trust me, it’s much better when you think rationally by yourself »? How can we rationally convince a pupil that one must believe in the sole authority of reason, if one can not play the same game as us, for he refuses to recognize the authority of reason in argument? Philosophy is « an irrational act of faith in reason, » Popper noticed. It is this educational paradox that I try to analyze in this paper, by analyzing the the argument from authority into learning situations of philosophy.
Introduction
Il y a de vieux débats dans la littérature sur l’enseignement de la philosophie entre « apprendre à philosopher » et « apprendre la philosophie ». La tradition française privilégie volontiers la première formule (censée être plus fidèle à l’esprit problématisant du programme et de la dissertation) aux dépens de la seconde (censée refléter un enseignement « bassement » doxographique qui ne correspondrait pas à l’esprit du programme). En même temps, une véritable place est accordée à l’histoire de la philosophie, au moins depuis l’insistance de Canguilhem à vouloir permettre un accès direct aux textes pour les élèves de Terminale. Comment, dès lors, penser l’autorité du patrimoine philosophique au service de l’apprentissage d’une pensée critique ?
Mais alors, dit autrement, quelle place accorder aux « noms propres » dans un enseignement qui veut apprendre aux élèves à penser par eux-mêmes ? Comment concevoir un usage libérateur de la culture qui évite les pièges de la violence symbolique dès lors que sont convoqués des « grands » noms dans le cours, noms qui peuvent vite étouffer la pensée tâtonnante des élèves par leur statut de modèles exemplaires quelque peu intimidants ? Cette question de l’usage de l’histoire de la philosophie dans le cours de philosophie de Terminale est un problème de philosophie de la culture et de didactique de la philosophie qui mérite qu’on s’y attarde.
De fait, l’argument d’autorité est l’épouvantail favori des philosophes : « usez de votre raison contre toute forme d’imposition autre d’une vérité ». Le mot d’Aristote à l’égard de Platon vaut proverbe : « amicus Plato, sed magis amica veritas » (j’aime Platon, mais j’aime encore mieux la vérité). Descartes renverra à la figure des aristotéliciens une semblable fin de non-recevoir à l’égard de leur autorité : « Puisqu’on ne m’oppose ici que l’autorité d’Aristote et de ses sectateurs, et que je ne dissimule point que je crois moins à cet auteur qu’à ma raison, je ne vois pas que je doive me mettre beaucoup en peine de répondre »[1]. Dewey oppose précisément autorité et doute : « Mettre en doute les croyances, c’est mettre en doute leur autorité »[2]. En bref, philosopher c’est apprendre à « penser par soi-même », selon la formule consacrée et répétée à foison dans les divers textes de présentation de la discipline et de son enseignement. Le repoussoir est alors la formule des disciples de Pythagore : « Magister dixit » (le maître l’a dit). Mais il n’est pas si facile de former, chez les élèves, la capacité à effectuer ce geste. Ce qui est pédagogiquement intéressant, c’est de se demander comment on peut mettre en place les conditions de possibilités de la défiance à l’autorité : une telle capacité (ou pourrait dire une telle vertu épistémique) ne se commande pas, mais s’apprend. La question didactique devient : comment apprendre aux élèves la puissance de refuser l’autorité dans le domaine de la réflexion, alors que soi-même, en tant qu’enseignant, on pâtit parfois du manque de respect des élèves pour l’autorité professorale ? Il est en effet paradoxal de vouloir avoir de l’autorité (au sens politique) auprès de ses élèves et de viser à former chez eux une défiance envers l’autorité (au sens épistémologique). Les deux sens ne sont justement pas indépendants l’un de l’autre et il s’agit de comprendre leur articulation dans la formation philosophique à l’esprit critique des futurs citoyens éclairés que les élèves sont amenés à devenir, conformément aux souhaits des programmes officiels.
L’argument d’autorité ne s’évanouit en effet pas si facilement ; lorsqu’un professeur dit à ses élèves : « vous devez apprendre à penser par vous-même, et l’argument d’autorité ne vaut rien », cela n’est intelligible par les élèves que s’ils croient en l’autorité du professeur qui leur parle présentement, et s’ils acceptent cette prescription au nom de l’argument de l’autorité professorale. Chaque émancipateur décrète volontiers que son autorité est bonne puisqu’il veut le bien de ceux dont il désire l’obéissance et l’écoute attentive. Sophisme ? Non, à cette condition expresse : il faut que l’acceptation de l’autorité du professeur ne soit pas unique, mais emmène vers une diversité d’autorités différentes. L’hypothèse est ici la suivante : la condition de possibilité pour qu’il n’y ait plus d’autorité (épistémologique) est : toujours plus d’autorités (politiques). Sans cette multiplicité, le discours de l’émancipateur est un piège : on ne peut pas échapper aux tristesses de l’autorité en se fiant à une autorité salvatrice. Cela s’appelle enrégimenter, convertir : « ayez le courage de faire le geste qui va vous sauver, l’acte qui va changer votre vie ». Renoncer à cette mystique du tournant, ou de la conversion, c’est faire tomber corrélativement la figure de celui qui se croit autorisé pour libérer les âmes. « Penser par soi-même » et « refuser l’argument d’autorité » construisent un piège éducatif lorsque ces deux mots d’ordre posent une axiomatique contradictoire – ce qui produit, on le sait en logique, la possibilité de rendre vrai n’importe quoi : cela peut être fort pratique pour les enseignants de philosophie qui se prennent pour des maîtres à penser. Ce couple est la base de la rhétorique de la libération la plus raffinée, déconstruite par Rancière[3]. Débouter l’argument d’autorité d’un geste solennel est le meilleur moyen d’en faire fonctionner la mécanique la plus asservissante. Les élèves en sont alors les premières victimes.
1. La puissance de donner mandat à l’expérience
Voyons donc sous quel régime d’autorité nous vivons habituellement. La confiance que l’autre a mise en moi lui confère autorité : je le crois. En effet, dans les débuts de l’existence, c’est moins un choix délibéré de l’enfant de donner sa confiance à tel adulte qu’une dette affective vis-à-vis de celui dont l’autorité provient du fait qu’il protège l’enfant. Dès lors, toute nouvelle autorité se trouvera mise en concurrence avec les autorités premières qui m’ont affecté positivement. C’est pourquoi j’ai du mal à prêter attention à une autorité qui tendrait à me faire croire autre chose : une telle autorité n’est pas crédible. Or, un discours n’est audible que pour ceux qui lui accordent du crédit. Cela signifie que plus profondément qu’un jeune apprenant se heurte à cette limite précise vis-à-vis des nouvelles autorités (celle de l’institution scolaire par rapport à l’institution familiale, par exemple) : le problème n’est pas de pouvoir croire ou non la proposition elle-même (crédibilité épistémologique), mais de croire qu’il est intéressant d’écouter les propositions venant de telle personne ou de telle situation (crédibilité politique). Le problème de l’autorité, pédagogiquement, est donc d’abord perceptif parce que politique : un élève aura plus de mal à vivre des expériences récalcitrantes (au regard de son système de croyance) parce qu’il n’accordera pas sa confiance à l’expérience elle-même. Il n’est pas évident qu’on écoute son corps et qu’on éprouve du plaisir à se masturber lorsque toutes les autorités (parentales, médicales) vous disent que l’onanisme n’est qu’épuisement et symptôme dépressif[4]. Une rencontre, une expérience ne sont perceptibles que si je leur accorde du crédit : l’imperception est la conséquence de ce que je ne peux pas donner mandat aux expériences qui tendent à me faire croire le contraire de ce à quoi j’ai été voué à me fier. Ma capacité à faire des rencontres dépend de l’autorité – i.e. du crédit – que je peux accorder aux événements. Par cet exemple radical au cœur des perceptions les plus intimes, on voit que l’autorité (politique) n’est pas une qualité mystérieuse d’un enseignant qui en serait porteur (et que les élèves percevraient), mais bien un état de fait relationnel à un moment donné de la formation de chaque apprenant vis-à-vis de l’altérité (qu’elle soit celle du monde ou d’autrui). L’« illusion du charisme », pour reprendre une expression de Bourdieu et Passeron, s’évanouit aussitôt : l’autorité n’est pas une qualité détenue par un individu, elle est relationnelle. On ne dispose d’une autorité qu’en titre de mandataire :
« il faut inverser la relation apparente entre la prophétie et son audience : le prophète religieux ou politique prêche toujours des convertis et suit ses disciples au moins autant que ses disciples le suivent, puisque seuls écoutent et entendent ses leçons ceux qui, par tout ce qu’ils sont, lui ont objectivement donné mandat de leur faire la leçon »[5].
J’insiste, ce n’est donc pas qu’une question de personnes : le professeur parlant en vain dans sa classe à des élèves qui « s’en fichent » n’est qu’un cas particulier de rencontre non mandatée pour ces élèves – dont le drame est de ne pas disposer de la puissance pour mandater grand-chose. Le fait de ne pas être intéressé par un événement ou un discours signifie premièrement une absence de fonds en un sens relationnel : je ne dispose pas des ressources pour créditer mes expériences d’une autorité qui me permettrait de percevoir ce qui m’arrive. La non-attention est d’abord est une incapacité à accorder une autorité à l’expérience elle-même. La question de l’autorité ne se réduit pas aux rapports de force interindividuels et à l’imposition d’opinions ou de théories : elle est ontologique. Par exemple, tel individu s’aveugle sur le plaisir de la sexualité parce qu’il est sous le joug d’une autorité qui lui a fait croire que c’est mal : même l’expérience n’a pas d’autorité suffisante pour se faire entendre, elle n’a aucun charisme – déni de son corps, honte du plaisir éprouvé, etc. L’autorité de la culture, également, peut aller à l’encontre de l’autorité de l’expérience : le pédant méprise le quidam et n’aspire qu’à rencontrer des érudits car il n’arrive pas à percevoir la richesse des signes extérieurs au spectre de la culture qui fait autorité pour lui.
Ce qui se joue institutionnellement dans cette manière de construire le problème du rapport à l’autorité, c’est la question de l’imposition d’un certain calendrier d’apprentissage. C’est la question des rythmes d’apprentissage :
« Nous ne recevons physiquement, intellectuellement ou moralement, que ce que nous sommes préparés à recevoir. Nous entendons et percevons seulement ce que nous savons déjà à demi. Une chose peut être nouvelle et remarquable mais, si elle ne me touche pas, si elle n’est pas de mon ressort, si elle n’attire pas mon attention, je ne l’entendrai pas quand on l’exprimera ; si je la lisais, elle ne m’arrêterait pas. Tout homme se suit ainsi lui-même à la trace durant son existence, dans tout ce qu’il entend, lit, observe, découvre en voyage »[6].
Thoreau pose admirablement le problème politique crucial de l’humilité des éducateurs comme condition du lien politique dans l’apprentissage : qui peut dire qu’il est légitime d’abuser de l’autorité (institutionnelle) pour déciller un enfant ou un élève sur ce qui devrait l’intéresser maintenant, c’est-à-dire sur ce à quoi il devrait accorder une certaine autorité (politique) afin que mon autorité (institutionnelle) me permette de lui faire éprouver les joies de l’autorité (épistémologique) de telle analyse philosophique ? Par autorité politique, il faut entendre le fait que deux personnes soient intéressées à même problème au même moment, qu’elles veuillent devenir ensemble. Faute de cette communauté d’intérêt, l’autorité épistémologique ne pourra être vécue par celui qui subit l’autorité institutionnelle que comme une imposition arbitraire, risquant de former chez les élèves une misologie plus que l’amour de la raison.
Par exemple, que signifie, en terme d’effets de formation, le fait de mettre une mauvaise note à un élève qui rend un travail bâclé sur un commentaire de texte de l’incipit du Qu’est-ce que les Lumières ? de Kant ?
Que telle idée, tel argument, telle objection, telle expérience n’aient aucune autorité sur l’apprenant à tel moment, c’est-à-dire soit incapable de le faire penser, de le faire douter sérieusement, voilà qui est une « nécessité fonctionnelle », celle des lenteurs et des troubles de l’esprit humain[7] dont le déni risque de conduire à forcer sur l’autorité arbitraire que donne le pouvoir des institutions (au nom de l’autorité épistémologique qui veut que telle idée soit rationnelle et bien argumentée) faute d’une autorité politique effective de l’événement lui-même.
C’est donc le projet politique d’une institution « émancipatrice » que pose le problème concret, dans les classes scolaires, du rapport à l’autorité. Comment articuler, au service de la formation de l’esprit critique, l’autorité institutionnelle conférée par le statut de professeur et l’autorité épistémologique des arguments hérités de l’histoire de la philosophie et jugés susceptibles de donner à penser encore aujourd’hui ?
2. La fausse sortie du cercle de l’autorité
Le livre le plus rigoureux sur cette difficulté logique demeure sans conteste La Reproduction. Bourdieu et Passeron expliquent que je suis pris dans un cercle logique entre l’autorité première et les effets possibles d’un apprentissage : « le TP qui a pour condition préalable d’exercice l’AuP a pour effet de confirmer et de consacrer irréversiblement l’AuP »[8]. Ils donnent l’exemple du cercle du baptême et de la confirmation : « la profession de foi accomplie à l’âge de raison est censée valider rétrospectivement l’engagement pris à l’occasion du baptême qui vouait à une éducation conduisant nécessairement à cette profession de foi »[9]. Exposé ainsi, le mécanisme de l’autorité semble rendre incompréhensible le passage d’une autorité à une autre. C’est l’idée même de rééducation comme transformation qui semble paradoxale. La primauté de la relation conduirait droit à un cercle logique : je ne peux entendre que ce qui confirme les autorités premières, ce qui a pour effet de renforcer la légitimité de cette autorité, donc de rendre toujours plus improbable l’altération de mes croyances par l’altérité. Ainsi, il ne suffit pas que celui qui croit fermement en Dieu rencontre des agnostiques ou des athées : tant qu’il ne leur accorde aucune autorité, il peut les côtoyer sans jamais les rencontrer. Leur fréquentation glisse sur le système de croyances sans jamais l’atteindre ou l’altérer. D’où le problème : comment faire une rencontre qui m’offre la possibilité de croire autrement, de croire différemment ? L’autorité étant première – je commence par croire parce que l’autre a confiance en moi, donc me possède –, je semble voué à honorer mes contrats. Et le professeur serait toujours impuissant pour ouvrir le champ de la réflexion de ses élèves !
Ce qu’il semble falloir accepter est ceci : seule une autre autorité peut nous engager vers un mode de croyance qui repose moins sur l’autorité. Prenant acte de ce que toute « action pédagogique implique nécessairement comme condition sociale d’exercice l’autorité pédagogique (AuP) »[10], tout le problème devient : quel genre d’autorité est capable de nuire aux effets pervers de l’autorité ? Poser ainsi la question est d’autant plus bienvenu qu’un enseignant ne bénéficie plus toujours, aujourd’hui, de ce que La Reproduction désignait comme un phénomène de détournement : le charisme professoral s’expliquait par le fait que la personne de l’enseignant se voyait conférer une autorité pédagogique grâce à l’autorité scolaire ; aujourd’hui, il existe des luttes d’autorité : des élèves refusent ne serait-ce que d’écouter un discours dès qu’ils le sentent contester une autorité chère – par exemple, celle de leur éducation religieuse. On peut aussi penser à la théorie de l’évolution, à propos de laquelle, suite à une intervention de Guillaume Lecointre à des journées d’études de l’Acireph[11], de nombreux professeurs témoignèrent d’un refus catégorique de certains élèves d’en entendre parler (pour des raison religieuses) mais aussi d’une incapacité de certains élèves à pouvoir justifier l’autorité épistémologique dont il la gratifie (problème très répandu chez les élèves de l’« opinion droite », au sens de Platon)
D’un côté, la relation de confiance est nécessaire pour toute situation d’apprentissage qui soit autre chose que du dressage. Mais de l’autre, cette hypothèse par ailleurs féconde semble cantonner dans la tautologie selon laquelle on ne pourrait prêcher que des convertis. À tout le moins, il faut prendre au sérieux les effets de l’autorité et non les débouter par décret : s’il y a autorité véritable, il est impensable pour un individu de s’y arracher sans un travail sur soi. Écoutons Wittgenstein : « Une autorité qui est sans effet, à laquelle je n’ai pas à me conformer, n’est pas une autorité. Si je parle à juste titre d’une autorité, il faut aussi que j’en dépende moi-même »[12]. Donc, si les élèves sont pris dans les arguments d’autorité, ils en dépendent effectivement, et l’émancipation consiste justement à se déprendre de cette dépendance. On voit bien que la posture classique de la philosophie achoppe sur ce cercle logique : débouter l’autorité est impossible sauf à recourir à une « mystique de la ‘‘deuxième naissance’’ »[13], pointée par Bourdieu et Passeron et déconstruite par Rousseau avec la fiction de l’homme-enfant. Le « doute de papier » est le symptôme de cette mystique : Peirce fustigeait ainsi le geste de Descartes en arguant qu’un travail pédagogique effectif ne pouvait avoir la forme que d’un doute local, situé, modeste.
En ce sens l’autorité peut être mise à distance, moins en étant rejetée qu’en étant consciemment acceptée – à titre d’hypothèse, c’est-à-dire de condition de possibilité pour construire vraiment un problème philosophique. Problématiser avec les élèves, pour éventuellement mettre en doute certaines autorités, c’est accepter tous ensemble de mettre de côté, intentionnellement, des données ou des conditions dont on va décider qu’elles ne font pas problème. Comme le disait Bachelard, pour qu’il y ait un vrai problème (et non un doute de posture), il faut que tout ne fasse pas problème[14].
L’indépendance face aux autorités premières (intériorisées, donc partiellement inconscientes) s’apprend peut-être en vivant, grâce aux apprentissage, un moment de haute conscience de la contingence de nos choix qui configurent la situation d’apprentissage : on élit un problème dans la mesure où l’on se repose, par ailleurs, sur des certitudes, donc des autorités. Ce point est très important chez Bachelard, mais aussi chez le Wittgenstein de La Certitude. Certes, en droit, les autorités pourront être remises en cause, être elles-mêmes problématisées : mais plus tard, ailleurs, par d’autres. Ce qui compte, c’est de les accepter et de les conscientiser comme autorités, pour pouvoir réellement essayer de construire un problème précis qui fera peut-être douter d’une certitude,
À l’inverse, refuser de considérer modestement la banalité et la quotidienneté de doutes appliqués et partiels dans l’apprentissage de la philosophie n’est possible que par la brisure du cercle logique de l’autorité. C’est alors le meilleur moyen de reproduire un autre cercle : le mythe de la conversion définit rigoureusement ce saut d’une autorité à une autre. Le mythe de la philosophie comme conversion répète en effet toutes les structures de la relation d’autorité : on transite d’une autorité (éducation familiale, opinion du sens commun) à une autre (celle du maître, de l’instructeur, du marché), transit que seule une autorité surpuissante permet d’assurer – l’institution totale de la caserne en est le paradigme ; l’école en fut un autre, mais l’est de moins en moins. Historiquement, l’enseignement de la philosophie a pu croire à sa puissance de combattre les autorités séculières parce qu’il reproduisait les structures mystiques inverses au mouvement de sécularisation – en faisant des convertis à partir d’un canon d’auteurs saints. Emerson fustigeait cette posture pédante comme l’opposé exact de la confiance en soi : « L’homme est timide, il se répand en excuses ; il ne se tient plus debout ; il n’ose pas dire ‘‘je pense’’ ou ‘‘je suis’’ sans citer un saint ou un sage »[15].
De ce point de vue, la philosophie risque toujours de verser dans ce qu’elle prétend combattre, c’est-à-dire d’amener les élèves à une allégeance pour la philosophie. D’un côté, on dit contester l’argument d’autorité : il est faux que « si Platon l’a dit, alors c’est vrai » ; mais de l’autre, on nage dans l’évidence : il va de soi que « si Platon l’a dit, alors c’est intéressant ». Or tout le problème est là : avant même d’imposer une vérité, l’autorité dit ce à quoi il faut s’intéresser et prêter son attention.
3. L’autorité renversée : le mépris des autres comme envers ce qu’on a été
Il existe donc des demi-mesures dans la critique de l’argument d’autorité, entre-deux qui vaut bien souvent contradiction avec le sens d’une libération par l’exercice de la pensée. Si on croit véritablement que le choix du refus de l’argument d’autorité peut avoir des effets émancipateurs, l’important est de déployer les conditions concrètes d’exercice de ce refus. Le problème n’est pas de liquider l’autorité – fantasme qui n’est réalisable que par l’exercice d’une autorité suprême – mais de jouer avec l’autorité, et premièrement avec le lien d’autorité qui se noue dans une relation d’apprentissage. Montaigne évoquait le portrait de celui qui a « en main la hardiesse de mépriser et contrôler les opinions qu’il avait eues en extrême révérence »[16]. Rien n’est plus difficile ! D’abord parce que cette sortie de l’emprise d’une autorité n’est souvent que l’entrée sous un nouveau joug. Montaigne parle d’ailleurs de « mépris » vis-à-vis de l’ancienne autorité : effet pervers de cette nouvelle puissance qu’on se découvre. C’est comme si on se flattait d’entrer dans une nouvelle caste ; c’est comme si la libération d’une autorité ne pouvait aller sans le mépris de ceux qui y croient encore – qui n’est qu’un mépris de soi déguisé : mépris de ce qu’on a été.
Je peux confirmer empiriquement ce fait par des entretiens collectifs menés auprès d’élèves de Terminale. Le discours philosophique offre une autorité qui peut amener un « séduisant » mésusage de ses forces : un cours sur le concept d’angoisse, et Antoine juge sa mère comme une dupe qui n’a pas assez réfléchi à la question ; une analyse de la compréhension interindividuelle, et voilà les élèves solipsistes convaincus. Loin d’être un travail sur les croyances, la rencontre avec la philosophie fonctionne alors chez les élèves comme l’inculcation de nouvelles croyances, d’autant plus bienvenues qu’elles ont une plus haute valeur dans le marché des idées. Les armes philosophiques permettent de briller en mondanité, selon Antoine : « Dans les notions mêmes qu’on apprécie moins – personnellement : la politique –, ça permet de rattacher un débat sur un sujet, pour rentrer dans la conversation et pour pouvoir émettre un point de vue… et citer des auteurs… dans une conversation. » Voire, les armes philosophiques autorisent le mépris ; lorsque je demande à des élèves de STI s’il leur arrive de parler ou de faire de la philosophie en dehors du cours, Maxime est d’abord sceptique :
« Maxime – Mouais…
Ludovic – Avec nos parents ?
Maxime – Moi j’leur dis qu’ils auraient dû en faire plus parce qu’ils sont vraiment cons ! (éclats de rire). »
Ce phénomène est confirmé par les bilans de fin d’année que les professeurs de philosophie que j’ai suivis ont faits avec leurs élèves – pratiques trop rares parmi les professeurs. À la question : « Que retirez-vous du cours pour vous-mêmes ? », on retrouve des confirmations de ce fait. Par exemple : « Je les [les philosophes] cite parfois pour ‘‘casser’’ mes parents quand je veux quelque chose ou pour faire la morale à quelqu’un ». Loin de libérer, cette revanche contre un destin familial enferme l’élève dans une posture de clivage, si courante chez ceux qui ont fréquenté la philosophie et s’y sentent comme des initiés privilégiés par rapport à ceux qui n’y ont pas goûté.
L’enseignement de la philosophie a pu céder parfois à ce travers en prétendant légiférer sur l’universel ou les valeurs et parler au nom du bien commun – la morale, les devoirs. Si philosopher consiste en cela, alors l’enseignement de la philosophie est une des formes suprêmes de la violence symbolique : « pouvoir qui s’exerce par les voies de la communication rationnelle, c’est-à-dire avec l’adhésion (extorquée) de ceux qui, étant les produits dominés d’un ordre dominé par les forces parées de raison (comme celles qui agissent à travers les verdicts de l’institution scolaire ou à travers les diktats des experts économiques) ne peuvent qu’accorder leur acquiescement à l’arbitraire de la force rationalisée »[17]. Dans ce cas, la philosophie ne fait que créer le plus dramatique des préjugés, le plus féroce et le plus difficile à combattre en ce qu’il s’accompagne de l’assurance d’avoir raison – et non de la confiance en soi nécessaire pour expérimenter. Ces préjugés savants sont alors les véhicules d’une violence symbolique dont on aura du mal à penser qu’elle permette à tout un chacun penser plus librement.
Ce repentir de ce qu’on a cru conduit au territoire des joies malsaines : comment ne pas voir qu’il y a des joies qui satisfont un individu précisément parce qu’elles sont la manifestation de l’exultation d’un préjugé ? C’est ce que j’appellerais les fausses joies de l’autorité. Descartes est plutôt optimiste sur les effets des fausses joies, comme le signale ce propos des Passions de l’âme : « Et même souvent une fausse joie vaut mieux qu’une tristesse dont la cause est vraie »[18]. Mais nous voyons bien que, dans le cadre précis de l’enseignement de la philosophie, ces fausses joies sont antithétiques avec l’effort d’émancipation puisqu’elles répètent les mécanismes d’aliénation subis. L’enseignement de la philosophie est donc confronté de plein fouet au fait que la libération passe par la conscience d’échapper à des puissances qui nous faisaient du mal : cette joie est celle de celui « qui imagine affecté de tristesse ce qu’il a en haine ». Or, précise Spinoza en scolie : « cette joie ne peut guère être solide et aller sans conflit de l’âme. Car en tant qu’il imagine affecté d’un affect de tristesse une chose semblable à lui, en cela il doit être triste »[19]. Il suffit que le préjugé antérieur soit corrigé un petit peu – voire simplement cautionné par un « grand nom » – pour que tel individu ait l’impression de faire amende honorable et s’estime désormais réfléchi et éclairé. Tous les « novices » ont connu cela : lire dans un texte ce qu’on veut y voir, et se réjouir de constater qu’un grand philosophe vient cautionner ce qu’on pressentait obscurément sans réussir à le formuler. Passage sans doute nécessaire de toute personne « découvrant » la culture légitime. L’instrumentalisation de la culture philosophique pour faire effet d’autorité est un problème bien réel que les philosophes abordent trop peu. Pourtant, toute personne qui a fait des études de philosophie sait qu’elle est tombée dans ce piège, d’une manière ou d’une autre, si peu que ce soit. L’hypothèse de cet article permet d’en rendre compte : l’autorité ne peut être combattue que par l’autorité. De même que la raison est impuissante face aux clichés[20], de même on ne peut se libérer d’une autorité qu’en se mettant sous le joug d’une autre autorité. Pour me libérer de mes parents, j’ai besoin de Rousseau ou de Nietzsche, par exemple. En effet, comment lutter contre la force affective des images, des clichés, sinon par d’autres images ou clichés ? C’est une des règles de l’obstacle pédagogique : pour vaincre ce qui est fait d’images, il ne faut pas refuser les images, mais passer par elles, s’en servir pour mieux les neutraliser. Seuls d’autres clichés peuvent me faire sortir de ma fascination pour certains clichés. Mais comment manier cette ressource potentiellement dangereuse ?
4. Comment se déprendre de l’autorité des autres en retournant les armes de sa propre culture ?
La perspective pédagogique de l’enquête permet de débouter l’imagerie « héroïque » de l’exercice de la pensée critique. La figure du penseur solitaire est trompeuse : il est rigoureusement impossible de tenir seul face à une pluralité d’individus. Si un esprit dit « libre » ou « courageux » a la puissance de mettre en doute des croyances partagées de son époque, s’il tient face à la pression de l’opinion, c’est parce qu’il a avec lui une collectivité virtuelle d’autres individus. L’équilibre des forces est nécessaire : on ne peut résister à l’autorité du collectif qu’en lui opposant un collectif au moins aussi puissant. Cette coexistence virtuelle de plusieurs individus est un phénomène banal du processus d’individuation spirituel : la lecture constitue un exemple privilégié de cette solitude peuplée : seul physiquement, je suis en réalité en nombreuse compagnie. Celui qui tient face à l’opinion, face à la pression du collectif, celui-là ne tient pas « seul » en réalité : il tient grâce à la force d’un autre collectif. Un philosophe des Lumières avait souvent les philosophes et poètes antiques avec lui, Montaigne s’y était pris de la même manière. Quand tout le monde me fait douter, pression des proches, de l’entourage, des valeurs d’une société à tel moment de son histoire, j’ai besoin de m’appuyer sur quelque chose. Je n’échappe à l’autorité que par une autre autorité : c’est parce qu’Augustin, Montaigne, Spinoza, Rousseau m’accompagnent en pensée que je demeure convaincu d’avoir raison de soutenir une position face aux interrogations, aux moqueries, aux désapprobations des autres. Avant que d’être des raisonneurs, ce sont des autorités. C’est une physique des croyances : il faut opposer à une force d’autres forces. Face à la pression des croyances des autres, je me remémore tel propos d’Épictète, tel chapitre des Essais, pour me donner la force de ne pas céder. D’où le rôle de la caution : elle est un impédient qui protège de la violence arbitraire d’une culture en offrant, au sein de cette même culture, des éléments de joie pour un êthos globalement attristé par les modalités et les effets de cette culture. La confiance en soi est une force subversive qui nécessite de « piéger sa propre culture » ! Cette expression est le titre d’un éloge de Bachelard par Foucault où l’on peut lire : « Ce qui me frappe beaucoup chez Bachelard, c’est en quelque sorte qu’il joue contre sa propre culture, avec sa propre culture »[21]. La confiance en soi se nourrit ainsi du réseau des confiances que je me donne à travers ces dons purs que sont, entre autres choses, les livres.
Le problème n’est donc pas « comment ne pas avoir d’idées reçues ? », mais « comment jouer avec la réception des idées, comment faire jouer une autorité contre une autre ? » C’est en jugeant les clichés par eux-mêmes, c’est-à-dire en les multipliant pour pouvoir les comparer, que j’échappe à l’emprise des clichés par laquelle toute vie d’homme commence. L’aliénation n’est donc jamais qu’un manque d’autorités, au sens quantitatif : c’est parce que j’ai fréquenté trop peu d’autorités que je crois dans les quelques autorités qui m’ont eu – par leur confiance. C’est une des grandes leçons de Tarde : la force des préjugés réside dans leur faible diversité ! On est toujours d’autant plus fixé et dépossédé que l’on imite un nombre réduit de personnes. L’autorité aliénante naît dans le cercle étroit de la famille, dans le cénacle à peine plus vaste des camarades et des professeurs. Lors de son dernier cours au Collège de France, Tarde s’est attardé sur cette question, en tous points primordiale : « L’enfant n’imite jamais que des adultes autour de lui, dont il sent la supériorité. L’exemple du parent, du maître, du supérieur descend sur lui. Ce n’est pas alors l’exemple d’un milieu social, d’une collectivité impersonnelle, qui s’impose à lui autoritairement ; pour l’enfant, le milieu social n’existe pas. Ce qu’il subit, ce qu’il a la joie à subir, c’est l’autorité de telle ou telle personne déterminée »[22]. Tout homme commence ainsi sa vie dans un milieu essentiellement non divers : entièrement ouvert au dehors, le drame de l’enfant (pour sa capacité à penser de manière critique) est de prendre tout de peu ; et l’on devient majeur (au sens kantien) lorsque l’on en vient à prendre un peu de tout.
5. La caution contre le cautionnement : se déprendre par le jeu des autorités
Pour continuer à apprendre, tout au long de ma vie, j’ai besoin d’étais affectifs qui me libèrent de la dette affective première : si je suis fidèle aux idées transmises pendant ma socialisation primaire, c’est parce que je me suis attaché aux individus qui comptèrent à ce moment-là pour moi, et dont j’ai adopté les croyances.
De ce point de vue, l’autorité d’un texte, d’un cliché, me sert de caution, à la lettre. Pour gagner de la confiance en « moi », je dois aller chercher des cautions qui me libèrent de mes dettes actuelles sans m’inscrire dans un nouveau système de la dette, m’ouvrant ainsi la voie vers une fréquentation des autorités dont le processus me désengage progressivement des autorités premières. Cercle vertueux : plus je fréquente d’autorités, plus nombreuses sont les autorités qui peuvent me parler. Et notamment l’expérience – dont l’autorité ne va pas de soi.
Dans cette perspective, l’argument d’autorité est littéralement une caution intellectuelle. Il me fournit la liquidité dont j’ai besoin pour m’échapper d’un contrat dans lequel je suis engagé. La caution, c’est rigoureusement la « personne qui s’engage envers le créancier, à côté du débiteur principal, pour garantir l’exécution de l’obligation, au cas où le débiteur n’y satisferait pas lui-même »[23]. Je peux ne plus honorer la confiance qui fut placée en moi – mon crédit – parce que j’ai rencontré un nom propre qui peut se porter caution. Par exemple, j’ose remettre en question ma croyance anthropomorphique en Dieu – véhiculée par mes parents, le catéchisme, etc. – parce que j’ai rencontré Spinoza, Diderot, Sade ou Nietzsche. Cette compagnie d’individus fait autorité et me prodigue la force d’oser expérimenter une autre hypothèse. D’où l’intérêt de la lecture : on lit pour se trouver des alliés – ainsi que des ennemis. Le concept de caution, entendu ici en un sens laudatif puisque nécessaire dans le processus d’émancipation, déplace le problème de l’argument d’autorité. La caution ne concerne pas ici l’ordre de la logique (risque du sophisme de l’argument d’autorité, ou bien du sophisme de l’honneur par association), car elle n’est pas un problème d’argumentation mais de fréquentation : elle donne la confiance à celui qui ne peut pas l’obtenir sans cela.
Cela dit, la possibilité de l’effet pervers demeure : le bien que me fait une nouvelle hypothèse me conduit d’abord à la tentation de me placer sous cette nouvelle autorité. Ayant vécu sous l’autorité, je me comporte d’abord en passant d’une autorité à une autre qui me fait plus de bien. Par exemple, bien qu’un auteur mort il y a plusieurs siècles ne semble pas exiger la gratitude en retour, je peux recréer et projeter ma propre aliénation dans la relation à l’auteur, et l’admirer : je recrée ainsi les conditions du système de la dette en anticipant un contre-don que les conditions tendent pourtant à rendre objectivement absurde[24]. Ce risque est encore plus prégnant dans une relation pédagogique, surtout dans l’enseignement de la philosophie. Bourdieu et Passeron ont bien décrit la propension à détourner l’autorité scolaire au profit de sa personne – autorité pédagogique – d’autant mieux qu’on fait semblant de s’en détacher. L’improvisation et la distance apparente à l’autorité sont les meilleures astuces pour s’accaparer l’autorité scolaire et créer une « adhésion enchantée » des élèves au maître. Ce paradoxe du charisme professoral trouve ses ressorts dans une simple transition de l’autorité. De ce point de vue, le fantasme de la figure du maître de philosophie, généré par l’institution scolaire française, est de l’ordre du contrat pur. Le système de la dette y est poussé à la perfection : générant des disciples sans doctrine, le maître de philosophie lie les individus dans une confiance a priori et une autorité sans contenu : « je lui dois tout » Le sentiment de reconnaissance personnalise ainsi, de manière trompeuse, les causes de l’émancipation. La conscience de l’apprenant est oublieuse en ce qu’elle reconnaît un effet de libération à une autorité unique, masquant par-là même un mécanisme essentiellement pluriel, au sens où ça ne peut être que la pluralité des autorités qui a autorisé qu’il y ait un peu de jeu dans le rapport aux autorités premières.
En résumé, la fréquentation des autorités permet de se vivre comme un initié de la « grande » culture aussi bien qu’elle permet de conquérir la confiance en soi en tant que puissance d’expérimentation – donc l’opposé d’un accès à un univers fermé. L’autorité des noms forme un système d’économie transgressif qui permet de sortir du système aliénant en ce qu’il joue sur les deux tableaux. Autrement dit, le sort de Janus des grands philosophes – subversifs contestant l’autorité et loués ensuite comme des autorités ; Descartes en est le meilleur exemple en France – constitue le risque et la chance de l’activité philosophique : il permet de marchander dans le système des clichés pour pouvoir s’en extraire. La caution des grands noms est à la fois une arme terrible de violence symbolique et un blanc-seing qui permet de rembourser ses dettes. La difficulté est de mettre en place la confiance en soi qui permette d’aller vers l’avenir et non de répéter le passé. C’est la leçon féconde de tout perspectivisme : j’ai besoin d’autres perspectives pour comprendre que l’autorité n’est jamais qu’une perspective hypostasiée. La confiance en soi embrasse les autorités en ne se plaçant jamais sous la tutelle d’une : j’ai besoin des idées des autres pour comprendre qu’elles ne seront jamais que des clichés pour moi, c’est-à-dire des formulations de croyances qui n’ont d’intérêt qu’en tant que je les injecte dans un problème que je développe moi-même. Il faut donc reconnaître sans ambages que la puissance d’insoumission à une autorité – le désengagement d’une dette – se conquiert par la médiation d’autres autorités. Cette acceptation permet de penser le problème de la dynamique d’apprentissage et de pouvoir en prévenir les perversions.
Conclusion
L’enseignement de la philosophie devrait peut-être assumer plus clairement cette fonction libératrice de l’argument d’autorité, plutôt que de se vanter de former à une « autonomie » qui m’apparaît bien abstraite : celle de la figure mythifiée du penseur-héroïque pensant « par lui-même » et déboutant tous les arguments d’autorité au profit de la sainte raison.
Et les premiers concernés, ce sont les enseignants de philosophie eux-mêmes ! Faute d’un rapport libéré et joyeux à la culture philosophique, ils ne peuvent pas, eux-mêmes, devenir de bonnes rencontres pour leurs élèves. En effet, à trop croire que seul ce qu’ont dit les philosophes vaut la peine, il devient difficile pour un individu d’accorder du crédit à ce que disent les autres, ses contemporains, et à les prendre pour ses semblables (or la perception d’autrui comme un égal fonde la possibilité de la démocratie). Cela vaut particulièrement pour le regard que le professeur porte sur ses élèves : est-il capable d’entrer en dialogue avec eux, c’est-à-dire les considérer comme des interlocuteurs valables ?
À ce titre, les travaux de Miranda Fricker sur l’« injustice épistémique » (cas de vice épistémique qui est une disposition contractée par une forte adhésion aux arguments d’autorité)[25] concernent un phénomène courant chez ceux qui ont intériorisé les hiérarchies des institutions : or, les professeurs de philosophie, avec les concours de recrutement qu’ils doivent traverser, sont particulièrement exposés ! Ce vice épistémique se définit par le fait d’accorder des valeurs différentes aux idées en fonction de qui les tient. Ce manque de vertu épistémique suggère ceci : savoir écouter vraiment ce que dit son interlocuteur ne va pas de soi, cela s’apprend. Le mot d’Héraclite (« ceux qui écoutent non moi, mais le discours ») qui résume admirablement, dans sa forme courte, le style rationnel philosophique, est particulièrement difficile à pratiquer dans l’exercice du métier d’enseignant. Le problème didactique, en philosophie, est le suivant : comment réussir à accorder suffisamment de crédit à l’élève, non pas pour croire a priori ce qui est dit, mais ne serait-ce que pour désirer examiner vraiment ce qu’il dit ? « Accorder du crédit à ce que l’autre dit » relève d’une émotion cognitive qui doit s’apprendre : à force de croire les élèves autorisés, c’est-à-dire capables de formuler des hypothèses ou des objections qui méritent qu’on s’y intéresse, je construis des habitudes professionnelles : me réjouir parce que l’autre parle, éprouver du plaisir à ce qu’il prenne la parole car on se dit que l’occasion va nous être donné d’examiner ensemble une idée. On est bien loin de la magistralité ! Or, si l’on est honnête, est-il si facile, pour un professeur de philosophie, de vivre un tel affect de la pensée ? Ne presse-t-on pas parfois les élèves pour qu’ils disent « vite » ce qu’ils ont à dire car un texte philosophique nous attend après, et on veut avoir le temps de l’étudier. Comment, alors qu’on a passé une bonne partie de ses études à écouter des universitaires délivrer des analyses érudites sur des « grands » philosophes, échapper à la pente imitatrice qui nous amène (faute d’un imaginaire pédagogique bien formé) à répéter des formes identiques d’enseignement ?
Chaque professeur de philosophie devrait ainsi garder à l’esprit ses souvenirs d’étudiant : n’a-t-il pas déjà croisé ces universitaires qui ne savent pas écouter avec une égale justice épistémique et qui, ayant trop intériorisé les hiérarchies, sont toujours émotionnellement éblouis quand un mandarin parle – même s’il dit des banalités – et ressentent souvent un ennui un peu dégoûté quand un jeune étudiant parle – même si c’est pertinent.
Peut-être arrivera-t-on à prémunir les élèves du sophisme de l’argument d’autorité lorsqu’on leur aura donné suffisamment d’autorité par notre manière de les écouter. On ne demande pas impunément à des hommes de poser les armes sans leur faire sentir qu’ils ne sont pas fous de baisser ainsi la garde. En ce sens, c’est aussi la politique de la classe qui peut aider, didactiquement, l’apprentissage de certains savoirs épistémologiques comme le fait de renoncer, dans ses raisonnements, à l’argument d’autorité. Alors, on arrivera peut-être à rendre sympathiques, aux yeux des élèves, les philosophes du passé, perçus comme des amis, des interlocuteurs potentiels, et non plus des « références » qu’il faut brandir pour accaparer un petit peu d’attention chez ceux qui n’entendent les discours que s’ils ont un « nom » qui les signe.
[1] René Descartes, « Lettre à Hyperaspistes d’août 1941 », reprise dans Méditations métaphysiques, Paris, GF, 1992, p. 558.
[2] John Dewey, Comment nous pensons ?, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2004 [1910], p. 195-198.
[3] Le professeur qui veut « libérer » les élèves, même avec toute la bonne volonté du monde qu’on peut lui prêter, produit l’inégalité en la présupposant, c’est-à-dire qu’il réalise l’aliénation (au double sens du terme : en la croyant réellement présente chez l’autre, c’est lui qui la rend réelle). C’est donc la démarche d’émancipation, en tant qu’elle est unilatérale (« tu as besoin d’aide et je vais t’aider, moi qui suis plus intelligent que toi »), qui est l’aliénation même.
[4] Jean Stengers, Anne Van Neck, Histoire d’une grande peur, la masturbation, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 1985.
[5] Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction, Paris, Éd. de Minuit, 1970, p.40-41.
[6] Henri David Thoreau, Journal, « 5 janvier 1860 », Paris, Le mot et le reste, 2014.
[7] Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1938, chapitre premier.
[8] « TP » : travail pédagogique ; « AuP » : autorité pédagogique.
[9] Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction, op. cit., p. 52.
[10] Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction, op. cit., p. 26.
[11] Acireph, Journées d’études d’octobre 2007. Voir le numéro consacré à ces journées : CôtéPhilo, n°12, juin 2008. En ligne : http://acireph.org/Files/Other/CP12%20WEB.pdf (consulté le 13 mai 2017).
[12] Ludwig Wittgenstein, « 22 février 1937 », Carnets de Cambridge et de Skjolden, Paris, PUF, 1999 [1930-1937], pp. 123-124.
[13] Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction, op. cit., p. 53.
[14] Gaston Bachelard, Le Rationalisme appliqué, Paris, PUF, 1949, p. 50.
[15] Ralph Waldo Emerson, « Self-reliance » – traduit dans Essais I, Paris, Michel Houdiard, 1997, p. 41.
[16] Michel de Montaigne, Essais, II, 12, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1976, p. 416.
[17] Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Éd. du Seuil, 1997, p. 98-99.
[18] René Descartes, Les Passions de l’âme, II, 142, Paris, Vrin, 1994 [1649], p. 167 (j’ai modernisé le français de l’édition).
[19] Spinoza, Éthique, III, prop.23 et scolie, Paris, Éd. du Seuil, « Points : bilingue latin-français », 1998 [1677], p. 239-241.
[20] Un des meilleurs textes sur cette question reste la « Réponse à la lettre d’un anonyme à propos de la Schwärmerei de notre époque » de Lichtenberg – écrite en 1782 – dans laquelle il souligne l’inefficience totale de la raison quand elle doit faire face à des individus qui ne raisonnent pas.
[21] Michel Foucault, « Piéger sa propre culture », dans Dits et écrits I, 1954-1975, Paris, Gallimard, « Quarto », 2001, p. 1250 (je souligne).
[22] Gabriel Tarde, « Interpsychologie infantile » (dernier cours de l’année 1903-1904 au Collège de France), Archives d’anthropologie criminelle, n°183, mars 1909, pp. 161-162.
[23] Entrée « Caution », dans le Trésor de la Langue Française.
[24] On pourrait objecter : pourquoi ne pourrait-on pas admirer gratuitement, de façon désintéressée, et ce justement parce que les conditions objectives ici le permettent ? C’est le difficile problème pédagogique de l’effet encapacitant ou aliénant de l’admiration. Sur ce point je renvoie aux pages stimulantes de Pascal Sévérac, Le Devenir actif chez Spinoza, Champion, 2005, pp. 244-250.
[25] Voir Miranda Fricker, Epistemic Injustice: Power and the Ethics of Knowing, Oxford, Oxford University Press, 2007.