Définition de l’homme chez Rousseau – Méthode du récit
Par Alice Finateu.
Récit de l’individu collectif (le citoyen, Emile) et de soi (Rousseau) : révélation de l’homme authentique
[du contrat social, l’Emile, Les confessions]
I. Introduction
La méthode du récit de l’individu collectif et de soi définit l’homme grâce à la description d’hommes fictifs (Emile, le citoyen : individus collectifs impersonnels) et d’un homme réel (Rousseau, individu du singulier). Elle comble les lacunes des méthodes précédentes qui laissaient en suspens des oppositions des irréductibilités au niveau des attributs de l’homme, des figures d’hommes (originel, civil) et de l’homme civil. Les contradictions au sein des facultés, de la raison, de la perfectibilité et de la liberté demeurent. L’homme civil et l’homme originel s’opposent, sans synthèse possible entre les deux (en raison de leur extrême différence) ni respect de leur irréductibilité (sinon le projet d’une définition unitaire de l’homme serait compromise). La démarche du récit veut dépasser (et conserver) ce type d’oppositions nuisibles à l’unité de l’homme, elle tente de réconcilier les figures d’hommes entre elles (ex : homme civil et homme originel, nature, culture en l’homme). Elle précise comment l’homme doit être éduqué et cadré. Elle détaille le devoir être de l’homme qui est un usage spécifique de la liberté et de la perfectibilité. Ces objectifs sous-tendent des questions éthiques (comment mener une bonne vie ? par exemple).
Il convient d’organiser cette méthode aux éléments si divers et que Rousseau ne reconnaît pas. L’ordre sera le suivant : une progression de l’extérieur et de l’abstrait (le citoyen, Emile, fictifs, définissent l’homme) vers l’intérieur, le concret (Rousseau, individu réel, trouve l’homme en lui-même).
II. Le citoyen
Le citoyen résout la contradiction de la sociabilité en l’homme (la sociabilité rend humain et inhumain), elle donne un exemple d’une liberté humaine authentique. Selon Todorov[1] les traits du citoyen se déduisent de l’image idéale de la cité du Contrat Social. Cette cité s’enracine sur une aliénation réciproque de la liberté des individus qui crée l’égalité (les citoyens seront égaux). La souveraineté appartient au peuple actif et passif (le citoyen sera libre). Les lois expriment la volonté générale, présente en moi et en tous (le citoyen sera autonome). Enfin, égalité, liberté et autonomie exigent que le citoyen se considère comme une partie d’un tout (l’Etat) et non pas comme un tout en soi (le citoyen est un être relatif).
Ce portrait du citoyen montre le caractère central de la liberté chez l’homme[2] qui se décline en trois possibilités. D’abord la « non-domination » d’inspiration romaine[3]. Puis, la liberté morale ou autonomie plus riche que la liberté physique de l’homme originel car « l’impulsion du seul appétit est esclavage et l’obéissance à la loi qu’on se prescrit est liberté »[4] En effet la loi dérive d’une volonté (générale) qui s ‘exprime en facteur commun dans l’individu et dans tout le peuple. Quand le citoyen la suit il obéit à une volonté individuelle et universelle. En un mot, la volonté générale subjective et objective donne un cadre à la liberté du citoyen (l’homme civil suivait ses volontés individuelles pures, une liberté démesurée). L’autonomie constitue une forme possible de liberté authentique, Rousseau la limite au champ politique. La vertu est la dernière forme de liberté. Elle consiste à s’arracher aux pulsions, inclinations pour se rendre maître de soi et moral. Ces trois possibilités montrent que la liberté authentique n’est pas celle de l’ « hybris » mais une liberté cadrée. Rousseau oppose la « licentia » (liberté négative de l’homme civil) à la « libertas » du citoyen, possible grâce à un processus de dénaturation. Elle entend transformer l’homme en un citoyen relatif à la communauté. Ainsi, elle exacerbe les traits de l’homme civil et les modifie : dépendance à autrui réciproque, dépendance à l’opinion non-arbitraire, soumission aux bonnes mœurs. Un paradoxe apparaît : L’homme trouve sa vraie nature dans la dénaturation, dans l’accentuation de sa monstruosité. En même temps, cette dénaturation n’est qu’un moyen parmi d’autres pour atteindre la liberté et l’humanité. Si ce processus était une fin ou le seul moyen qui mène à l’homme, Rousseau cèderait à un humanisme civique restrictif comme celui d’Aristote (seul le citoyen serait homme ou presque), ou à une transformation radicale et effrayante de l’homme par l’Etat. En outre cette transformation s’avère impossible (son agent, le législateur, reste mythique). Enfin, le citoyen ne peut pas incarner l’homme, clivé entre ses aspirations de citoyens et les pulsions de la nature, il ne résout pas les contradictions en l’homme et celle du couple nature/société.
III. Emile
Le citoyen glisse toujours vers l’individu qui se voit comme un tout en soi. L’ordre de la méthode du récit suit ce mouvement : elle se concentre sur l’étude d’Emile, l’ « homme naturel, authentique » selon Derathé. Il est à la fois réel et fictif, inspiré de Rousseau, de l’observation de différents peuples et d’un travail de déduction. Ainsi, Rousseau entend livrer une anthropologie, le fonctionnement des vices, de la bonté, des facultés humaines, exhiber le devoir être de l’homme, préciser le sens de l’autonomie et de l’éducation de l’homme et réconcilier les différents hommes (originel, civil, citoyen).
Les traits d’Emile découlent des buts de son éducation qui comprend le développement de l’individu et l’adaptation à la société. Elle suit la nature (ici, le bon ordre des choses) et réalise la nature de l’homme. L’éducation négative vise à former le corps puis l’esprit. Comme l’homme originel, Emile éveille son corps puis ses idées (peu nombreuses, limitées à l’utile, l’Emile n’est pas un érudit) sans besoin d’autrui ou presque (Emile sera indépendant). Emile apprend à gérer ses passions et désirs (peu nombreux) et à accepter ce qui ne dépend pas de lui (il sera fort, maître de lui-même, heureux). L’adaptation à la société développe sa moralité, son esprit cosmopolite, sa sociabilité et son autonomie. Ces deux éducations ramènent Emile à la nature : Emile est un homme naturel. Il possède les traits naturels de l’homme sublimés : la force et l’indépendance. Il est réceptif à la nature non passif, il la comprend comme un moyen d’atteindre sa nature et sa liberté, un chemin vers l’authenticité.
Rousseau généralise cet enracinement dans la nature du devoir être de l’homme. L’homme ne doit pas se détacher de la nature pour accomplir son humanité. Il s’oppose alors à Hegel qui valorise l’esprit sur la nature. Il inspirera les romantiques qui insistent sur le retour de l’homme à une nature finalisée et mystérieuse. La description d’Emile montre que l’homme doit se tenir dans la nature, ce tout où il est une partie[5]. Cette place (la nature) donne un cadre à la liberté de l’homme qui devient une autonomie aux allures stoïciennes : elle consiste à se borner à ce qui dépend de nous et à accepter la nécessité. Le véritable bonheur de l’homme émerge : la sagesse comme jouissance modérée et le plaisir de faire le bien car, comme l’écrit Todorov (Le Jardin imparfait) la découverte du bien est le propre de l’homme et réalise sa bonté selon Rousseau.
La révélation de l’homme à travers la figure d’Emile montre que la notion de nature est centrale dans la définition de l’homme chez Rousseau. Pourtant, cette nature reste floue. Derathé (L’homme selon Rousseau) écrit que Rousseau n’évite pas les ambiguïtés de cette notion (origine, essence, finalité…) et ne la définit pas. Ainsi, Rosset conclue que la nature de Rousseau tire sa puissance de son absence de signification[6] : elle repousse tout ce qui n’est pas toléré. Cette nature floue risque de déteindre sur l’homme. Donc, la force de la description d’Emile est moins de définir l’homme à travers une nature substantielle que d’utiliser l’idée de nature pour corriger l’ « hybris » humaine et affirmer que l’homme est libre quand il sait borner ses désirs à ses forces, s’il accepte cette finitude. Dès lors, les objectifs éthiques de l’homme apparaissent : se libérer des illusions et accepter l’ordre de la nécessité, viser une liberté comme maîtrise de soi (en termes spinozistes : Rousseau privilégie l’intelligence de la nécessité au libre arbitre). Malheureusement, Emile reste abstrait (comme le citoyen, il est difficile de réunir ses conditions d’existence), le complément de la définition de l’homme nécessite un saut dans la vie réelle d’un individu : c’est-à-dire Rousseau lui-même.
IV. Jean Jacques Rousseau
L’expérience de l’homme « in vivo »[7] annonce une démarche qui rompt avec les méthodes précédentes qui définissent l’homme de l’extérieur (la démarche scientifique s’attache à l’homme originel né de la déduction, l’histoire de l’homme contemple les hommes en société, le récit de l’individu collectif observe le citoyen et Emile, fictifs). Il s’agit de définir l’homme selon un point de vue intérieur. Rousseau puise en lui-même l’homme dans le récit de sa vie intérieure (Confessions, Rêveries du Promeneur Solitaire). Comme Montaigne, il veut se dévoiler dans toute sa vérité. En plus, il se propose comme l’homme, le modèle de l’humanité. Selon Groethuysen, le récit de soi a un aspect mystique[8], Rousseau se replie sur lui-même pour trouver l’homme, il révèle à l’homme que la nature palpite encore dans le cœur d’un individu (Rousseau). Ainsi, Rousseau sera un prophète pour les hommes qui cherchent l’homme en eux. Pourtant, il n’est pas parfait, cette imperfection donne toute sa force à Rousseau qui devient un modèle imitable et humain (l’homme est un jardin imparfait). Emile et le citoyen, parfaits, devenaient inhumains, inimitables. Ainsi, Rousseau veut synthétiser en lui la pluralité des hommes (originel, civil, citoyen, naturel) et trouver l’homme. La quête de l’unité habite le récit de soi, cherche une définition de l’homme unitaire manquée par les démarches basées sur un point de vue extérieur.
La description de Rousseau par lui-même montre qu’il réfléchit en lui les figures d’hommes. Au cours de ses promenades il se sent seul et livré à la nature comme l’homme originel avec lequel il partage le goût de l’oisiveté, la transparence, la simplicité, la vie au présent. Pourtant, Rousseau n’est pas cet homme : son imagination a éclos, elle est source de rêveries et de consolation, non de perte. Il réfléchit même l’homme civil, l’imperfection « je passais de la sublimité à l’héroïsme, à la bassesse d’un vaurien »[9]. Il cultive le goût pour la liberté, la vertu et le mépris de l’opinion, des préjugés comme Emile[10]. Il abhorre la servitude comme le citoyen[11]. La quête de l’unité s’achève par un succès, Rousseau semble être l’homme, il impose l’unité comme devoir être de l’homme. La cinquième promenade des Rêveries du Promeneur Solitaire présente le resserrement en soi comme le bonheur de l’homme. La rêverie éveille une extase où le moi s’étend dans la nature pour se resserrer en lui, être et paraître s’accordent, dans cette harmonie l’homme accède à sa nature. Ce modèle de l’unité s’oppose à la complexité de l’homme civil.
L’idéal de l’homme est l’unité, l’homme n’est pas un être excentrique comme l’écrit Groethuysen (Jean-Jacques Rousseau). Mais le règne de l’unité est imparfait : Rousseau ne parvient pas à rester un, en lui comme en l’homme, demeure une asymétrie entre les penchants et les aspirations, le bonheur sur terre devient impossible. La diversité des hommes ressurgit : Rousseau échoue à refléter le citoyen (cf. Second Dialogue où Rousseau écrit que ses penchants le guident et non le devoir et la vertu) et l’homme naturel en même temps. L’opposition nature/société en l’homme réapparaît et l’irréductibilité du citoyen et de l’homme naturel. Todorov voyait en Emile la réconciliation de ces deux hommes (Frêle Bonheur). Hélas, une accommodation est possible, non une réconciliation. En l’homme soit l’accommodation porte sur l’homme naturel (dans ce cas le citoyen devient flou) soit elle porte sur le citoyen (l’homme naturel devient trouble). Le lecteur de Rousseau ne peut pas voir simultanément, avec la même netteté, l’image du citoyen et de l’homme naturel en l’homme.
V. Conclusion
Ce triste constat dévoilerait l’échec d’une définition unitaire de l’homme et ouvre sur la thèse de Derathé (l’Homme selon Rousseau) : il n’y a pas un homme mais des hommes chez Rousseau. La méthode du récit, censée couronner les autres et fournir un effort de synthèse se solderait par une défaite, le constat d’une réconciliation impossible des hommes. Elle s’achève sur le spectacle du clivage, du morcellement.
[1] TODOROV Tzvetan, Frêle Bonheur : essai sur Rousseau, Paris, PUF, coll. Textes du XX siècle, 1985, p30
[2] cf. la célèbre formule « Renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme » in ROUSSEAU Jean Jacques, Du Contrat Social (1762), Paris, Le livre de poche, coll. Classiques de poche, 1996, Livre I, chap. IV p49
[3] Selon Leduc Lafayette, cette liberté serait la véritable liberté de l’homme, une sublimation de la liberté naturelle, cf. LEDUC LAFAYETTE Denise, Jean Jacques Rousseau et le mythe de l’Antiquité, Paris, Vrin, coll. Varia, 1974, p89 et 90
[4] ROUSSEAU Jean Jacques (1762), Du Contrat Social, Paris, Le livre de poche, coll. Classiques de poche, 1996, Livre I, chap. VIII , p57
[5] ROUSSEAU Jean Jacques (1762), Emile ou de l’éducation, Paris, Garnier Flammarion, 1966, Livre II, p98, « Reste à la place que la nature t’assigne dans la chaîne des êtres » et GROETHUYSEN Bernard, Jean Jacques Rousseau, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1983, p57 « A l’harmonie du grand tout correspond l’harmonie particulière de cet tout créé, et l’être humain n’échappe pas à cette loi » selon de Rousseau
[6] ROSSET Clément, L’anti-nature : éléments pour une philosophie tragique, Paris, PUF, coll. Quadrige grands textes, 2004, 4ème partie chapitre V « Rousseau » p274 : « On montre ainsi que jamais Rousseau ne s’est mis en peine de définir précisément ce qu’il entendait par « nature » mot dont l’insaisissable sens varie non seulement d’un ouvrage à l’autre, mais encore d’une page à l’autre d’un même ouvrage »
[7] « Après Emile viendront les Confessions le sujet est le même, il s’agit de penser la nature humaine mais cette fois « in vivo » » in VARGAS Yves, Introduction à l’Emile de Rousseau, Paris, PUF, coll. Les grands livres de la philosophie, 1995, p6
[8] GROETHUYSEN Bernard, Jean Jacques Rousseau, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1983, p48 à 50
[9] ROUSSEAU Jean Jacques (1782), Les Confessions, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 1995, Livre III p 289
[10]« Je ne trouvais rien de plus grand et de plus beau que d’être libre et vertueux, au dessus de la fortune et de l’opinion et de se suffire à soi-même » in ROUSSEAU Jean Jacques (1782), Les Confessions, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 1995, Livre VIII, p436
[11] « Mon esprit impatient de toute espèce de joug ne peut s’asservir à la loi du moment » in ROUSSEAU Jean Jacques (1782), Les Confessions, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 1995, Livre III, p165