Nietzsche, le petit surhomme des jeux vidéo et le transhumanisme (1/2)
Benjamin Lavigne, doctorant en Arts Plastiques – Université Lorraine – Laboratoire Lorrain de Sciences Sociales (2L2S).
En prenant une certaine distance sur l’univers des jeux vidéo et les capacités d’action (ou empowerment) qu’il offre au joueur, nous pouvons voir apparaître un squelette idéologique qui se détache assez nettement : l’idéologie du surhomme. Afin de tisser les liens qui unissent intimement les trois principales notions nietzschéennes au jeu vidéo, nous verrons que la « volonté de puissance » est la raison d’être des divertissements vidéoludiques ; le « surhomme » est le but du jeu vidéo ; l’« éternel retour » est la forme inhérente aux logiciels ludiques. Cette idéologie du surhomme présente dans une écrasante majorité de titre vidéoludique, nous éclaire sur la conjoncture techno-politique qui nous conduit à l’avènement du transhumain : l’humain 2.0. Le « dernier homme » de Nietzsche – l’homme unidimensionnel, cherchant le confort et la gloire sans effort – peut alors devenir un surhomme technologique, l’homme augmenté par la science : le surhomme à la portée de tous.
Introduction
(Ndlr: il s’agit de la première partie de l’article, publiée le 5/05/17. La seconde partie de l’article est publiée séparément.)
Bien loin des poncifs « ce qui ne me tue pas me rend plus fort » et « par-delà le bien et le mal » utilisés à outrance dans les dialogues des blockbusters vidéoludiques (par exemple Battlefield (2011), The Witcher 2 (2007)), la philosophie de Nietzsche nous offre un éclairage particulier sur les moteurs, les valeurs et les buts inhérents au jeu vidéo. Nous tâcherons de tisser les liens entre le jeu vidéo et trois notions issues de la philosophie Nietzschéenne : la volonté de puissance, le surhomme et l’éternel retour. Nous expliquerons en quoi l’interactivité ludique favorise l’émergence d’un surhomme technologique.
Dans la première partie de cet article, nous étudierons la raison d’être des jeux vidéo dont la vocation est de satisfaire la « volonté de puissance » du joueur afin d’augmenter sa sensation d’être en vie. Mais cette volonté de puissance ne peut être satisfaite sur le long terme, elle est insatiable ce qui a pour conséquence de pousser l’homme à vouloir se dépasser pour satisfaire davantage sa volonté de puissance, et donc à se diriger en direction du surhomme. Nous examinerons la pratique du superplay où le joueur ne cherche plus à gagner mais à maîtriser le jeu pour vaincre la machine. Nous conclurons que les créations vidéoludiques peuvent permettre au « dernier homme » – un homme guidé par sa recherche de confort et sa soif de gloire sans effort – de s’avancer avec aisance en direction du surhumain.
Dans une deuxième partie, nous étudierons la structure du jeu vidéo qui permet cette montée en puissance. La notion d’éternel retour permet de prendre en compte nos actions passées afin d’influencer nos actes à venir. Cette notion présente des similarités avec le principe de boucle de rétroaction (ou feedback) cher à la cybernétique, un principe fondamental dans les jeux vidéo. Nous définirons ensuite la notion de transhumanisme : un surhomme augmenté par la science, une sorte de dieu omniscient, omniprésent et omnipotent libéré du fardeau du corps. Puis nous démontrerons que le jeu vidéo permet de faire l’expérience du transhumanisme qui est en soit une montée en puissance de l’humanité vers la surhumanité. Enfin, nous développerons l’hypothèse que les dispositifs vidéoludiques rendent le transhumanisme plus acceptable.
1. La volonté de puissance : la raison d’être des jeux vidéo
La volonté de puissance est le noyau central de la pensée de Nietzsche. Nous proposons ici un court texte qui résume cette notion :
Conception unitaire de la psychologie. — […] Ma théorie serait que la volonté de puissance est la forme affective primitive, que tous les autres sentiments n’en sont que le développement ; que l’on éclaircit notablement la question en posant la « puissance» à la place du « bonheur » individuel (que tout vivant doit rechercher) : « il s’efforce vers la puissance, vers une augmentation de puissance » ; le plaisir n’est qu’un symptôme de la sensation de la Puissance acquise, la conscience d’une différence (le vivant ne recherche pas le plaisir, mais le plaisir se produit quand il a atteint le but de son effort ; le plaisir accompagne l’acte, ne le déclenche pas) ; […] Le principe spinoziste de la « conservation de soi-même» devrait, au fond, mettre un terme au changement ; mais ce principe est faux ; le contraire est vrai. C’est chez le vivant justement qu’on peut démontrer avec le plus d’évidence qu’il fait tout, non pour se conserver, mais pour s’accroître…[1].
Pour Nietzsche, la volonté de puissance est le principe fondamental de la vie, sa source créatrice, une force à laquelle toute forme de vie est soumise : de la plante qui pousse dans la faille d’un mur ; de l’animal qui doit se nourrir pour survivre ; jusqu’à l’homme qui cherche à intensifier la puissance de sa vie dont la conséquence est le plaisir. La volonté de puissance est une force polymorphe : c’est la mère de tous les sentiments, de toutes les pulsions, de toutes les humeurs, de toutes les vertus, de tous les penchants. C’est elle qui nous pousse à agir et à nous engager dans une perspective plutôt qu’une autre : à amasser des fortunes, à explorer les fonds marins et à s’engager dans la course aux étoiles, etc. Pour le dire avec les termes d’Aristote « la puissance passe à l’acte[2]». Nietzsche s’oppose à la vision du monde Darwiniste car il pense que le vivant fait tout, « non pas pour se conserver mais pour s’accroître[3] ». Cette volonté de puissance veut être satisfaite et être plus puissante encore et encore pour intensifier la sensation joyeuse de se sentir en vie. En conséquence, puisqu’elle est insatiable, elle conduit l’homme à s’extraire de sa condition et à se diriger en direction du surhumain. À l’inverse, si la volonté de puissance n’est pas satisfaite, elle peut conduire à la frustration et au ressentiment. Tout se joue dans le domptage de cette pulsion de vie qui est sauvage par nature : l’éducation, la morale, l’éthique, le droit et autres principes de règlementation sont les moyens que nous avons inventés pour essayer de réguler la volonté de puissance des êtres humains.
1.1. La volonté de puissance dans les jeux vidéo
Si cette volonté de puissance nous pousse à agir, c’est elle qui nous incite à jouer, et pour qu’elle soit pleinement satisfaite, il faut qu’elle rencontre des obstacles et qu’elle lutte pour les surmonter. Nietzsche écrit : « Qu’est-ce que le plaisir, sinon l’excitation de la sensation de la puissance, causée par un obstacle (renforcée encore par des entraves et des résistances rythmiques), ce qui la gonfle. Ainsi dans tout plaisir la douleur est enclose. – Pour que le plaisir devienne très grand, il faut que les douleurs soient très longues et la tension de l’arc inouïe[4] ». Effectivement, dans un jeu vidéo on observe que plus grande est la difficulté, plus grand est le plaisir lorsque le joueur parvient à la surmonter. On note d’ailleurs depuis quelques années un retour des jeux à la difficulté exceptionnelle comme I Wanna Be The Guy (2007), Super Meat Boy (2010), VVVVVV (2010), la série Dark Souls (2012-2016) ou encore Nioh (2017) car les sensations qu’ils procurent sont beaucoup plus intenses. Nous allons voir comment cette volonté de puissance influence la conception d’un jeu (le game design) pour faire éprouver au joueur cette augmentation de la sensation de puissance.
1.2. La communication entre créateurs de jeu et les joueurs
En premier lieu, le marketing autour des jeux utilise cette thématique de la puissance pour séduire le consommateur. Dans une interview, Ralph Baer que l’on peut considérer comme le père fondateur du jeu vidéo en 1951[5] posait déjà la question : « Pourquoi aurait-on envie de jouer à un jeu avec trois pauvres spots sur l’écran ? La réponse est que personne n’avait le contrôle sur ce qui passait à l’écran avant cela. Cela donnait à tout le monde un sentiment de puissance…[6] ». Stephane Natkin, directeur de l’« enjmin » école nationale du jeu et des médias interactifs, nous confirme que « le jeu vidéo est nietzschéen de part en part. C’est le développement d’une sensation de puissance[7]». Les industries vidéoludiques en sont pleinement conscientes et utilisent la rhétorique de la sensation de puissance dans leur communication pour séduire le joueur potentiel comme en témoigne par exemple la publicité pour la Playstation première du nom : « La Playstation va révéler en vous un sentiment de puissance encore méconnu, des sensations vraies[8] ». Dans un second temps le joueur-consommateur est invité à s’exprimer sans réserve sur internet auprès des industries vidéoludiques qui souhaitent coller le plus possible à ses attentes, et ainsi vendre le plus de copies possibles. Il est impliqué dans le processus créatif, on lui demande son avis pendant les phases de tests et après le développement du jeu dans le but de fédérer une communauté qui va s’approprier cette création et participer de fait à sa médiatisation et donc à son succès. Enfin l’individu se sent considéré, même si ce n’est qu’en tant que client : son envie de puissance et de reconnaissance de cette puissance est comblée.
1.3. La courbe de flow et la notion de fun
Cependant, on ne retrouve pas seulement cette notion dans la rhétorique de l’émancipation utilisée pour la communication autour des jeux, mais aussi dans les mécaniques ludiques (ou gameplay) qui structurent le jeu : lors de la conception d’un jeu, les game designers doivent mettre en scène une montée en puissance. En effet, au commencement des jeux d’aventure, le joueur s’incarne dans un avatar poursuivi par une caméra qui le suit à la trace. Il est au centre de l’écran, tout un monde bouge autour de lui et l’attend patiemment. Étant totalement novice, il va peu à peu acquérir plus de compétences, d’équipements et de pouvoirs rendant son avatar de plus en plus agile, rapide et puissant ce qui lui permettra de nouvelles actions au sein du jeu. Progressivement, les obstacles qu’il doit surmonter lui opposent une plus grande résistance, les ennemis ont pour fonction de l’amener à ressentir l’accroissement de sa puissance. Laurent Trémel nomme « culte du surhomme[9] » cette progression héroïque présente dans une écrasante majorité de titres qui encourage le joueur à se surpasser et à devenir un surhomme vidéoludique. Cette montée en puissance est difficile à mettre en scène car elle est soumise à la « courbe de flow » (Csíkszentmihályi) définissable comme le juste équilibre entre la facilité inintéressante et la difficulté démotivante d’un jeu. Pour ce faire, le jeu doit être subtilement ajusté et doit régulièrement proposer de nouvelles possibilités afin que le joueur soit affairé en permanence et que sa progression soit en constante évolution. Raph Koster définit la notion de fun comme notre propension naturelle à l’apprentissage qui défie et engage notre esprit, et au plaisir qui résulte de sa mise en pratique[10]. Tant que le joueur acquiert de nouvelles connaissances et qu’il peut en faire l’exercice, sa volonté de puissance est satisfaite et il continue le jeu. En revanche, si son apprentissage stagne, s’il ne progresse plus, ou à l’inverse, s’il maitrise le jeu parfaitement et qu’il devient surpuissant face à ses ennemis et qu’il n’a plus rien a apprendre, il commence à s’ennuyer et risque de quitter le jeu car sa volonté de puissance ne peut plus être satisfaite. Cette notion de fun conçue par les game designers et recherchée par le joueur est donc assimilable à la satisfaction de la volonté de puissance.
1.4. La sensation de puissance : le game feel
Cette acquisition progressive de puissance procure des sensations physiques qui doivent être agréables pour le joueur. Pour lui permettre de ressentir cette puissance, les concepteurs de jeux ont recourt à la notion de game feel qui se définit comme « l’esthétique de la sensation tactile que l’on tire de la manipulation d’un objet virtuel[11] », ce qui correspond à la sensation agréable ou désagréable de contrôle éprouvée par le joueur. C’est par exemple l’intensité de la puissance qu’il ressent en frappant un monstre avec une arme lourde et surpuissante, ou encore le pilotage d’un véhicule à l’accélération fulgurante ce qui lui permettra une dépense minimale d’énergie pour un maximum de résultats. Les game designers cherchent à amplifier ce game feel grâce à l’utilisation de différentes formes de boucle de rétroactions (ou feedbacks) : on informe le joueur sur les effets de ses actions par l’intermédiaire de retours visuels, sonores ou tactiles qui peuvent se combiner. L’interface utilisateur qui apparait en surimpression de l’écran de jeu[a] donne à voir les représentations graphiques qui rendent tangibles cette montée en puissance : les différentes jauges et les compteurs de points ; l’arbre de compétence évolutif ; la progression de son avatar par « niveau » ; les achievements[b] ; les bonus ; trophées et autres « power up[c] ». Le joueur peut aussi apprécier l’impact qu’il a sur le monde ludique par l’intermédiaire des effets visuels qu’il provoque comme par exemple les impacts de balles, les explosions, les ennemis qui voltigent dans les airs, qui rendent palpable l’état de la force du joueur. La musique réalisée pour le jeu permet d’intensifier la dimension épique de l’aventure ; les bruitages du jeu (ou sound design) sont des illustrations sonores de l’efficacité de nos actes ; les vibrations de la caméra (ou screen shaking) simulent notre désorientation visuelle lors d’un impact exceptionnel ; les retours tactiles par les vibrations de la manette (ou « retours haptiques ») participent grandement à cette sensation grisante de ressentir l’intensité de notre action sur le monde. Tous ces éléments de game design sont autant de micro-récompenses valorisantes pour le joueur lui permettant de prendre conscience de sa puissance grandissante, ce qui l’incite à continuer le jeu pour satisfaire davantage sa volonté de puissance.
1.5. La sensation d’être en vie
Cette ascension progressive a été pensée et programmée pour susciter chez le joueur la sensation d’être en vie en échappant à une mort ludique. Par l’intermédiaire d’un avatar que l’on incarne, que l’on s’approprie, et auquel on finit par s’identifier, les jeux vidéo offrent par procuration la possibilité d’échapper à une mort ludique sans conséquence mais qui peut générer une grande tension et procure des sensations bien réelles de vertige, de frisson, d’angoisse ou même des sursauts de terreur (nommé jump scares). Bien entendu, la majorité des jeux vidéo sont circonscrits dans le cadre d’un écran, un espace ludique détaché de notre intégrité physique qui permet de prendre une certaine distance face à l’action et d’en sortir sans encombre. Cependant, le paroxysme de cette illusion de mort imminente se situe dans les jeux requérant un casque de réalité virtuelle qui trompe notre cerveau et nos sens en nous donnant l’illusion d’être présent dans un autre monde. Nous pouvons citer un jeu de simulation dédié à vaincre la peur du vide comme The Walk (2016) une expérience de funambulisme entre deux gratte-ciel dont la possibilité de chute pétrifie littéralement les joueurs, ou encore le jeu horrifique Dreadhalls (2013) qui provoque inévitablement des hurlements d’épouvante chez les joueurs. Ces jeux dont l’esthétique tend à s’approcher du photoréalisme peuvent potentiellement s’avérer dangereux pour les individus souffrant de maladie cardiaque. D’ailleurs une charte éthique a été rédigée par deux philosophes[12] pour prévenir les risques physiques et psychologiques inhérents à la réalité virtuelle, et les créateurs de ce genre d’expérience les plus responsables prennent très au sérieux ces risques. En effet, même si nous savons pertinemment que nous sommes dans un jeu en réalité virtuelle, notre cerveau est dupé et la raison ne fait soudainement plus autorité. Le game designer Scott Stephan nous explique qu’en réalité virtuelle nous pouvons connaitre une « réaction primale, [notre] cerveau reptilien [nous] fait passer du “Oh, on rigole à se faire peur” à “[ma] survie est en jeu”[13] ». Notre corps ressent cette possibilité de perdre la vie comme réelle augmentant par la suite notre sensation d’être en vie. Ce que dit très bien Herman Melville, l’auteur de Moby Dick : « La mort, la seule mort, ce n’est pas mourir, c’est avoir peur de mourir ». En nous confrontant ainsi à la possibilité d’une mort ludique, le jeu vidéo intensifie donc notre sentiment d’être en vie.
Nous avons établi que le fondement du game design est de satisfaire la volonté de puissance. Cette notion de puissance se retrouve dans le marketing des jeux vidéo dont le but est de séduire le joueur, mais aussi dans les principes de jeux et les représentations visuelles de cette montée en puissance. Les sensations de contrôle offertes au joueur lui permettent de ressentir le plaisir physique de son gain de puissance. Enfin, ces simulations permettent d’échapper à la mort ludique pour intensifier notre sentiment d’être en vie. Nous allons voir la conséquence de cette montée en puissance permanente : faire l’expérience du surhumain.
2. Le surhomme : le but du jeu vidéo
Avant tout, il nous faut définir deux notions clés issues de la philosophie de Nietzsche que sont le « surhomme » et le « dernier homme » qui est son exact opposé. Ensuite, nous aborderons la conception des expériences vidéoludiques qui nous invitent à nous surpasser et à devenir un surhomme. Nous verrons que cette notion se trouve travestie et conduit à son exact opposé que Nietzsche nomme le « dernier homme » qui désire la gloire facile. Nous parlerons enfin de la pratique du superplay qui consiste non plus à terminer le jeu mais à le maitriser parfaitement.
2.1. Le « surhomme » et le « dernier homme »
Tout d’abord, nous devons définir cette notion de surhumain et de dernier homme. Pour Nietzsche, le surhumain est une direction métaphorique pour l’avenir de l’humanité : sa plus haute espérance. C’est une tension vers laquelle l’humanité se dirige, l’ultime tentation de l’homme qui veut poursuivre le fantasme irrésistible d’accroître la puissance de sa vie. C’est la volonté de puissance qui pousse l’humain à surpasser ses ancêtres et ses parents, à se surpasser lui-même, à devenir l’artiste de sa propre vie pour participer à l’élévation d’une civilisation. L’humain porte en lui cet amour du surhumain, on l’observe lorsqu’on se félicite de rencontrer un individu qui « s’élève », ou lorsqu’on voit un enfant qui « promet ». Le surhumain de Nietzsche est « l’humain le plus réussi, le plus sage et le plus fort qui, comparé au reste de l’humanité est une sorte de surhumain[14] », il est l’exception et non la règle, il représente la raison d’être, le but de l’humanité. Il a une grande conscience de son corps, il accepte à la fois la tragédie et la joie de la vie sur Terre et rejette la croyance d’un hypothétique paradis où la douleur n’existerait pas, un autre monde qui dévalue et condamne notre monde terrestre physique et palpable. Mais il est aussi « plus terrible », voire « effroyable » et « monstrueux » car le bien et le mal sont comme les deux faces d’une même pièce : si l’un grandit, l’autre aussi. Le surhomme peut rire de lui-même et sait mettre en garde contre lui-même, il est bienveillant tout en étant redoutable et cruel. Ses valeurs sont aristocratiques : sa morale devient « noble et vulgaire » à la place de « bien et mal ». C’est un esprit libre qui pense par lui-même, il est donc libre et indépendant, obéit à ses propres règles, il est capable de s’autoévaluer, il évite les habitudes qui conduisent à la facilité et remet toutes les valeurs en question. Il est courageux, victorieux, et rejette toute forme d’idole. Enfin, il incarne « la bravoure sans le désir des honneurs[15] ».
A l’exact opposé du surhumain se trouve ce que Nietzsche nomme le « dernier homme ». Son objectif n’est pas d’accéder à des valeurs comme la noblesse d’âme ou la liberté mais d’acquérir de façon personnelle, immédiate et sans effort la sécurité, le confort, le plaisir et le bonheur. Il veut conserver ses habitudes, il est lâche et n’a pas le courage de remettre ses valeurs en question. En regard du surhumain, ses rêves se sont atrophiés, il se réjouit de n’avoir aucune ambition, il cherche toujours à fournir le minimum d’effort possible pour bénéficier des honneurs et de la gloire facile afin d’accéder à son plaisir personnel. Il veut les fins mais ne s’en donne pas les moyens. C’est le genre d’homme que Nietzsche méprise le plus car il fait partie du troupeau et s’oublie lui-même. Il incarne la décadence qui met en péril l’humanité et grâce à sa « morale des faibles » il fait périr « les forts » qui sont les plus à même de s’approcher du surhumain. Nietzsche développe son idée aristocratique jusqu’à penser que ces individus faibles devront périr au profit des forts.
2.2. Le petit surhomme des jeux vidéo
Nous allons voir que le surhomme des jeux vidéo, dont le but est de satisfaire la majorité des joueurs, est une denrée lucrative et rapidement obsolète pour leur vendre encore et toujours ce même fantasme. Nous démontrerons ensuite que la notion de surhumain dans les jeux vidéo est travestie, c’est une version allégée et accessible au dernier homme. Enfin nous nous questionnerons sur les conditions qui permettent ce renversement de la valeur du surhomme.
Nous avons vu que la volonté de puissance amène l’homme à se dépasser sans cesse, à aiguiser ses capacités et à se diriger vers le surhumain. L’humain s’extrait de sa condition et gagne en puissance ce qui génère en lui du plaisir. Que ce soit dans un jeu de plateforme, de réflexion, de gestion, de stratégie ou de combat, des créations qui satisfont de diverses manières la volonté de puissance, le surhomme est la destination qui est communément proposée au joueur. Pour satisfaire la volonté de puissance du plus grand nombre, les jeux vidéo sont tolérants avec le joueur et lui permettent quelques erreurs mais ils l’inciteront régulièrement par le biais de compteur de points ou de temps, de trophées ou de statistiques indiquant son taux de progression à s’améliorer encore et encore.
En tant qu’objet culturel produit à l’ échelle industrielle, le jeu vidéo se soumet à la dictature du plus grand nombre pour générer le plus de profits possibles, et il y parvient car son chiffre d’affaire dépasse depuis 2008 celui du cinéma et de la musique réunis[16]. Les entreprises du loisir vidéoludique font la promotion permanente d’un héros surhumain qui devient une denrée périssable. Un nouveau héros surhumain détrône l’ancien, désormais dépassé, et s’installe à sa place : on peut alors parler d’héroïsme de supermarché[17]. Le surhomme n’est plus une exception mais devient accessible à une majorité. Pour cela, cette industrie culturelle excite les instincts qui satisfont le plus intensément la volonté de puissance. Si la cruauté est si présente dans les mondes vidéoludiques c’est parce qu’elle « procure la plus haute volupté du sentiment de puissance[18] » nous dit Nietzsche. Par conséquent, on constate que ce surhomme est représenté majoritairement par une « masculinité militarisée[19] » dans 75 % des jeux vidéo sur consoles de salon[20] : c’est un surhomme armé, cruel et soumis aux ordres, qu’on nous « vend » le plus souvent. La morale de ce surhomme physiologique se situe effectivement par-delà le bien et le mal : il est cruel, voire effroyable mais sans sagesse ni bienveillance. Réduisant cette notion à un guerrier aux réflexes et aptitudes hors du commun, qui n’a de surhumain que ses propriétés physiologiques exceptionnelles et dont la seule liberté est de donner la mort, la notion de surhomme est dévaluée, travestie, vidée de sa substance.
De plus, en proposant une progression guidée pas-à-pas où tout a été conçu pour être surmontable, où le joueur s’exécute docilement sans possibilité de désobéir ni de poursuivre des objectifs qui lui sont propres, où chaque petite réussite lui est signifiée par une multitude de feedbacks gratifiants (points, badges, etc.), l’accession au surhomme devient enfin agréable et gratifiante. Enfin, on propose au joueur une gloire relative au sein d’un logiciel de loisir comparable à ce que Nietzsche appelle les outres-mondes ou arrières-mondes (tel le paradis ou l’enfer) qui l’isole du reste du monde physique, palpable, celui que les humains ont en commun, celui qui permet à notre enveloppe charnelle de se mouvoir, ce monde où sont stockés les serveurs qui surchauffent pour nous donner une vie numérique. Pour ce philosophe, ces outre-mondes ont pour effet de dévaluer notre monde physique. Le terme « divertir » dont l’étymologie est « se détourner de » prend alors tout son sens. En résumé, en proposant un chemin balisé dans un confortable monde virtuel dédié à un individu en quête insatiable de considération, où l’émancipation est physiologique dans une perspective guerrière dans 75% des cas, on permet au dernier homme d’accéder avec facilité au surhomme dans sa version diminuée : le paradoxe est total.
Mais comment ce renversement devient-il possible ? Le jeu vidéo et la philosophie de Nietzsche ont en commun une tendance à séduire, à flatter l’ego du joueur et du lecteur, ce qui leur donne l’illusion de se détacher de l’humanité, de sortir du lot pour s’orienter vers le surhumain. À défaut de pouvoir agir dans notre monde, le jeu vidéo permet d’agir et de s’accomplir dans un autre monde où le joueur est sans cesse félicité pour ses exploits virtuels, ce qui le pousse vers une inévitable réussite. Doit-on s’étonner que certains individus, éprouvant un sentiment d’impuissance et de frustration étouffant face à un monde très complexe, lieu d’une compétition globale dès la naissance, aient recourt à des « compensations symboliques[21] » dans un monde virtuel plus plaisant que le monde terrestre ? Ces prothèses virtuelles offrent enfin un rôle valorisant qui assure une émancipation accessible. L’éventuelle addiction aux jeux vidéo n’est finalement qu’un symptôme, une conséquence d’un monde malade qui cherche désespérément l’émancipation, le salut accessible, la reconnaissance facile et grisante, et non sa cause.
2.3. La pratique du Superplay : Deus ex Machina
Nous allons voir maintenant une pratique ludique qui consiste en un combat contre la machine pour s’approcher davantage de cette notion de surhomme. Le superplay est une pratique marginale du jeu vidéo pratiqué sous sa forme la plus extrême. Ces super joueurs tentent de surpasser le jeu, ils s’imposent des objectifs qui outrepassent les prévisions et les attentes des concepteurs : ils ne veulent pas gagner, ils veulent maîtriser le jeu[22]. Pour se faire, ils « travaillent » sur le jeu, l’apprennent par cœur en décryptant le code dont le programme informatique est constitué pour le pousser le plus loin possible. Ils sont capables de décrire la façon dont il a été pensé, ils exploitent les bugs, les glitches[d] et les failles du jeu pour arriver à leurs fins. Ils inventent aussi des techniques comme par exemple le leeching (leech signifie sangsue en anglais) qui consiste à adopter une position stationnaire à l’endroit où les ennemis réapparaissent à l’infini : plus on en tue, plus on gagne de point permettant ainsi de battre le record du monde. En réalisant une performance surhumaine face à la machine, ces superplayers s’avancent de fait vers leur propre divinisation vidéoludique.
Puisqu’il existe plusieurs formes de plaisirs ludiques, plusieurs formes de sensibilités, il existe plusieurs interprétations de cette notion de surhumain à laquelle correspond un grand nombre de genres de jeux. Il est donc logique qu’il y ait différentes sortes de superplay comme autant de disciplines. Voici les plus courantes : Le superplay « scoring » : amasser le plus de richesses ou le plus de points possible ; le « speedrun » : finir le jeu le plus rapidement possible ; le « one life » : finir le jeu avec une seule vie ; le « time attack » : survivre le plus longtemps possible ; le « 100% » : récolter tous les objets du jeu ; l’« any % » : éviter avec précaution de récolter tous les objets ou points qu’un jeu vidéo peut offrir ; le « kill 100% » : tuer tous les ennemis ; le « no kill » : ne tuer aucun ennemi en évitant leur contact, par exemple en les suivant à la trace ou en restant à l’abri de leur champ de vision. Ayant conscience de ces pratiques propices à la compétition à l’échelle mondiale, les game designers mettent en place en fin de partie un récapitulatif des prouesses du joueur sous forme de compte rendu chiffré, de « jauge de complétion[e] » ou de tableau des High Scores qui lui permettent de se comparer avec le reste du monde. Le superplay est une sorte de benchmarking[f] pour humain, un banc d’essai qui permet d’évaluer les performances d’un système et de le comparer à d’autres. D’ailleurs dans le e-sport, les compétitions internationales de jeu de stratégie en temps réel comme par exemple Starcraft 2, les joueurs les plus rapides au monde peuvent atteindre de façon constante 400 actions par minutes (6 à 7 actions par seconde) grâce à la configuration de raccourcis clavier combinés à la souris[23]. D’autre part, on compte aussi une autre catégorie très répandue, les superplays T.A.S pour Tool assisted speedrun, aussi nommé cyber-playing qui est un contre-la-montre assisté par des outils informatiques. Il s’agit d’utiliser des outils comme un compteur indiquant la vitesse de déplacement de l’avatar et d’enregistrer, image par image, une vidéo de la partie la plus rapide et optimisée possible, tout en ayant la possibilité de recommencer autant de fois que l’on souhaite. En visionnant la vidéo finale, on pourrait croire qu’un robot effectue la partie parfaite en ayant trouvé la meilleure stratégie pour finir le jeu : une fois le speedrun idéal enregistré, il est en général impossible de faire mieux, les possibilités du jeu sont atteintes de façon ultime, le jeu est vaincu à tout jamais.
Même si les superplays sont impressionnants et potentiellement intéressants pour les joueurs car ils révèlent toutes les failles et les astuces du jeu, nous sommes encore loin de la notion du surhomme Nietzschéen. Tout d’abord, pour arriver à ses fins, le super joueur adopte des habitudes, il s’automatise ce qui a pour conséquence d’atrophier son génie[24]. Ensuite, nous constatons que cette pratique consiste à devenir le spécialiste d’un domaine particulier alors que le surhomme de Nietzsche multiplie les perspectives et étudie le monde dans sa globalité. En effet, les superplayers deviennent ce que Nietzsche nomme « l’homme à la sangsue » qui préfère connaitre une petite chose de fond en comble plutôt que connaitre à moitié le monde[25]. Le superplayer se rend maitre d’un outre-monde ludique : un monde virtuel de taille réduite, clos sur lui-même aux possibilités prédéfinies alors que la raison d’être du surhumain est de participer à l’élévation d’une civilisation en jouant un rôle dans notre réalité physique, palpable, celle où peuvent se mouvoir nos enveloppes corporelles. En résumé, le superplayer s’automatise, il se spécialise et agit dans un outre-monde qui le détourne de la vie. Pour accéder au surhomme de Nietzsche, il faudrait adopter ce comportement ludique extrême propre au superplay dans tous les aspects de la vie elle-même.
Après avoir étudié les notions de volonté de puissance et de surhumain dans le jeux vidéo, nous allons explorer les notions d’éternel retour et de boucle de rétroaction propre à la cybernétique. Nous verrons dans la seconde partie de cet article la notion de transhumanisme, un être mi-homme mi-machine qui est une redéfinition contemporaine du surhomme.
[a] Qu’on appelle aussi « H.U.D. » (Head Up Display) ou « affichage tête haute » développé d’abord pour et par le corps militaire.
[b] Que l’on peut traduire par « exploit » ou « réussite ».
[c] Qui signifie littéralement « alimenter » mais que l’on peut traduire par « augmentation de puissance ».
[d] « Petit défaut » ou anomalie qui peut être exploité afin de passer à travers les murs, devenir invisible, etc.
[e] Une jauge qui nous indique le « taux de complétion » d’une aventure vidéoludique. C’est une représentation graphique de ce qui nous reste à parcourir ou à compléter pour finir le jeu à 100%.
[f] Analyse comparative.
[1] Friedrich Nietzsche, La Volonté de puissance, T.1, 1888, Paris, Gallimard « Tel », 1995, §42, p.231-232, traduction de Geneviève Bianquis.
[2] Cité par Bernard Stiegler dans La société automatique, Paris, Fayard, 2015, p.233.
[3] Friedrich Nietzsche, op. cit.
[4] Friedrich Nietzsche, op. cit., §44, p232, traduction de Geneviève Bianquis.
[5] Ralph Bear, Reportage sur NOCO Nolife, première diffusion le 9 Janvier 2015, consulté le 20 Avril 2016. [en ligne] URL: http://noco.tv/emission/16745/nolife/reportage/ralph-baer
[6] Ibid.
[7] FBdelaB & Bliss, BONUS STAGE : Entretien Stéphane Natkin… jeux vidéo, art, game design, Nietzsche, etc., Interview de Stephane Natkin du 16 février 2010, [en ligne] consulté le 20 Avril 2016. URL: http://overjeu.blogspot.fr/2010/02/bonus-stage-entretien-stephane-natkin.html
[8] Vidéo promotionnelle Playstation sur cassette VHS de 1995, [en ligne], mis en ligne le 10 Décembre 2006, consulté le 20 Avril 2016. URL : https://www.youtube.com/watch?v=14UB70Y768E
[9] Laurent Trémel, Le marché des jeux vidéo, [en ligne], Communication et organisation 40 | 2011, mis en ligne le 01 décembre 2014, consulté le 11 Mai 2016. URL : http://communicationorganisation.revues.org/3563
[10] Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, Paris, Zones, 2011, p.42.
[11] Steve Swink, Game Feel : a game designer’s guide to virtual sensation, CRC Press, Boca Raton, 2009.
[12] Sangare, Manipulation mentale et réalité virtuelle ! Quelle éthique ? [en ligne], mis en ligne le 01 Juin 2016, consulté le 20 Avril 2017. URL: http://www.larealitevirtuelle.com/2016/06/01/manipulation-mentale-realite-virtuelle-ethique/
[13] Laura Hudson, La réalité virtuelle et la vue à 360 degrés ne sont pas sans danger, [en ligne], traduit par Peggy Sastre, mis en ligne le 17 Juin 2016, consulté le 20 Avril 2017. URL: http://www.slate.fr/story/118625/realite-virtuelle-danger-vue-360
[14] Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist, 1888, Paris, 10/18, 1967, §4, traduction de Dominique Tassel.
[15] Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, L.1, 1882-1887, Paris, GF Flammarion, 2007, §55, traduction de Patrick Wotling.
[16] Emmanuel Paquette, Le jeu vidéo fait mieux que le cinéma et la musique réunis, [en ligne], mis en ligne le 25 Juin 2008, consulté le 20 Avril 2017. URL : https://www.lesechos.fr/25/06/2008/LesEchos/20201-139-ECH_le-jeu-video-fait-mieux-que-le-cinema-et-la-musique-reunis.htm
[17] Mathieu Triclot, op.cit., p.226.
[18] Nietzsche, Aurore, 1881, Paris, Gallimard Folio Essais, 1970, traduit par Julien Hervier, p.30-31.
[19] Laurent Trémel, op.cit.
[20] Ibid.
[21] Ibid.
[22] Définition de la présentation de l’émission Superplay sur Nolife TV, [en ligne], consulté le 21 Juillet 2016. URL : http://noco.tv/famille/5/nolife/superplay
[23] Hadrien Maire, Starcraft 2 : voici l’un des joueurs les plus rapides de l’Esports, [en ligne], mis en ligne le 18 Février 2014, consulté le 12 Mai 2016. URL : http://gaming.gentside.com/starcraft-2/starcraft-2-voici-l-039-un-des-joueurs-les-plus-rapides-de-l-039-esports_art216.html
[24] Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, L.3, op.cit., §247.
[25] Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, L.4, La sangsue, 1885, Paris, Le livre de poche, 1983, traduction Georges-Arthur Goldschmidt.