AAC : Esthétique et neurosciences
Dossier
Repenser l’interdisciplinarité entre esthétique et neurosciences cognitives
Responsables : Donna Jung et Bruno Trentini
Résumé
Après les nombreuses critiques épistémologiques formulées à l’égard des investigations de neurosciences cognitives dans le domaine de l’esthétique, cet appel propose aux philosophes et aux théoriciens de l’art de proposer des pistes de réflexions, voire d’expérimentations, pour repenser une telle interdisciplinarité en accord avec les préoccupations de l’esthétique philosophique.
Contexte épistémique
Depuis le tournant cognitiviste des années 1970, l’essor interdisciplinaire des neurosciences espère parvenir à expliquer les comportements à partir de fondements neuronaux et ainsi s’approprier les autres champs de recherche sous l’appellation « neuro-discipline ». Les domaines de l’art et de l’esthétique n’ont pas échappé à cette vague et il semble bien que les neurosciences de la cognition n’aient pas attendu les esthéticiens pour faire de l’esthétique un objet d’étude : la neuroesthétique, pour emprunter l’étiquette la plus en vogue, étudie alors le sentiment de beau. Ceci ne poserait en soi aucun problème si les esthéticiens et les épistémologues n’y voyaient aucune imprudence méthodologique. Malheureusement, force est de constater que quelques critiques maintiennent à l’écart les deux disciplines. Les plus fréquentes – et peut-être les plus discutables – consistent à voir dans la neuroesthétique un risque de réalisme objectif décrétant ce qui est vraiment beau. D’autres critiques pointent un risque de réductionnisme scientifique trop radical ignorant le fait culturel et sociologique – au fond, qu’apprend-on sur l’expérience esthétique lorsque l’on sait qu’elle active telle zone cérébrale ? Le design des expériences de la neuroesthétique manifeste également une certaine ignorance des résultats esthétiques. Ainsi, le beau se dilue parfois dans l’agréable et le plaisant alors même que l’enjeu est de caractériser sa spécificité et que les œuvres d’art présentées peuvent plaire autrement que par une expérience de la beauté. Aussi, la contrainte expérimentale impose des conditions d’appréhension au « spectateur » tellement particulière que l’expérience esthétique est forcément déplacée – ne serait-ce que par l’apport des sciences de la cognition elles-mêmes, confortant l’hypothèse selon laquelle la mobilité corporelle est importante dans la constitution des émotions. Placer un sujet dans un IRMf, par exemple, et lui demander de noter les œuvres qui lui sont présentées selon son appréciation de leur beauté ou de leur laideur laisse encore inexploré l’apport d’une cognition incarnée et des expériences artistiques : le lieu du musée, la salle de spectacle et de cinéma ou encore le paysage urbain participent à la construction de l’expérience esthétique.
Ces expérimentations scientifiques du fait esthétique et artistique ne sont pas nouvelles. Leur rencontre malencontreuse ne l’est pas non plus. Déjà au xviiie siècle, où l’esthétique et la psychologie ont acquis leur autonomie disciplinaire, un clivage a été réclamé par Kant. Il fallait selon lui se défaire des considérations physiologistes lorsqu’il était question des sentiments de beau et de sublime. Le fort héritage kantien explique d’une part les chemins si différents qu’ont empruntés l’esthétique philosophique et la psychologie expérimentale. D’autre part, les disciplines ont évolué chacune suivant les préoccupations de leur époque : pendant que l’esthétique philosophique avait vocation à comprendre les crises de la modernité, la psychologie se laissait aller aux avancées techniques et aux hypothèses visant la description de l’esprit humain par le modèle de l’ordinateur et de ses computations. À ce moment, peu pariaient sur un rapprochement entre l’esthétique philosophique et la psychologie scientifique.
Pistes de recherche
Le pari d’un avenir commun entre neurosciences cognitives et esthétique est aujourd’hui autant envisageable qu’urgent et l’enjeu de cet appel à contribution est de définir les orientations d’une telle discipline. Il serait en effet temps pour l’esthétique et l’épistémologie d’œuvrer dans le sens de telles investigations en proposant aux neurosciences cognitives un programme de recherche véritablement interdisciplinaire. Le mouvement critique ayant déjà été engagé par de nombreux chercheurs, il n’est plus question de pointer les lacunes de la neuroesthétique, mais de construire la réconciliation entre esthétique philosophique et esthétique expérimentale. Peut-être la question du beau est-elle trop complexe pour être traitée avec toutes les précautions adéquates. Elle risque aussi de creuser encore le décalage avec le milieu de l’art, qui, depuis au moins la modernité, s’est dégagé de l’hégémonie du beau. Peut-être faut-il investir d’autres catégories esthétiques comme celle du sublime qui, par sa proximité au sentiment de vertige, offre des pistes d’apports interdisciplinaires plus intéressants. Le sublime peut ainsi bénéficier des résultats obtenus dans d’autres domaines des neurosciences cognitives s’intéressant aux émotions négatives, aux perturbations du système vestibulaire, mais aussi à leur relation à la survie. Peut-être encore faut-il dépasser les catégories esthétiques afin de penser autrement l’expérience. On peut envisager des pistes de microesthétique – comme se fait la microhistoire – et s’intéresser aux relations cognitives entre le sensible et l’intelligible en se focalisant sur l’art conceptuel. On peut dans ce cadre travailler aussi sur l’attention sélective spécifique portée aux œuvres minimalistes ou envisager une étude sur les bases cognitives de l’émulation collective autour des œuvres participatives. Au contraire, des travaux plus généraux peuvent entreprendre une description intégrative de l’expérience esthétique en partant par exemple de l’idée que l’expérience esthétique passe par une sensation de soi induite par la perception d’une situation extérieure. Il serait alors envisageable de penser aux investigations scientifiques ciblant les processus cognitifs permettant de telles sensations de soi – comme l’intéroception et la proprioception – et leur éventuelle pertinence au regard de certaines œuvres d’art. Les pistes sont déjà nombreuses et la plupart d’entre elles restent à créer.
Modalités
Nous attendons, dans le cadre de cet appel, des propositions d’article œuvrant dans le sens d’une neuroesthétique cognitive. Ainsi, à la fois épistémologiques et épistémiques, les articles doivent être compréhensibles tant par des neuroscientifiques que par des théoriciens de l’art. L’enjeu est en effet d’écrire aussi et surtout pour les chercheurs qui se sont désintéressés peut-être prématurément de ces questions. Un corpus se saisissant de l’art contemporain serait particulièrement bienvenu pour susciter leur intérêt. Les dimensions prospectives de l’appel n’écartent pas pour autant les réflexions d’histoire de la philosophie : la prospection n’a pas à faire table rase du passé. Enfin, des propositions de designs expérimentaux ciblant une dimension circonscrite de l’expérience esthétique peuvent également être les bienvenus. S’il est vrai que les philosophes n’ont pas la formation adéquate pour mener de telles expériences, certaines hypothèses et certaines mises en situation expérimentales peuvent ouvrir la voie à des projets de recherche exigeants et ciblés, des projets de recherche conscients du risque de la généralisation et souhaitant ainsi éviter ce qui mettrait en péril tout dialogue interdisciplinaire.
Les propositions, d’une page environ, seront sélectionnées par les responsables du dossier. Les articles seront quant à eux évalués aussi par le comité de lecture de la revue Implications philosophiques. L’appel est ouvert à toutes les personnes du monde de la recherche, y compris celles qui sont encore en doctorat.
Calendrier
21 mai : réception des argumentaires approximativement d’une page
28 mai : acceptation des propositions
20 août : livraison des articles compris entre 20 000 et 35 000 signes
2 octobre : envoi aux auteurs des articles évalués
30 octobre : livraison des articles repris par les auteurs
Contacts
Donna Jung : donna.jung@outlook.fr
Bruno Trentini : b.trentini@laposte.net