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Recension: Interpréter l’art

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Recension de l’ouvrage de Bruno Trentini, Interpréter l’art, Dynamisme et réflexivité de l’expérience esthétique, L’Harmattan, 2016.

Par Donna Jung, doctorante contractuelle à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Acte.

trentiniL’œuvre peut-elle être interprétée et rester artistique ? A l’heure de l’art contemporain où œuvre d’art et interprétation paraissent plus que jamais liées, où s’est installé ce que Nathalie Heinich nomme la quête de sens[1], la question même de l’interprétation prend tout son importance, l’œuvre contemporaine suscitant des débats et des controverses quant à sa compréhension. Dans son ouvrage Interpréter l’art, Bruno Trentini propose de resserrer la question de la légitimité de l’interprétation à son dynamisme, nécessitant une instabilité de l’œuvre. Cette instabilité est provoquée lorsque le spectateur est confronté à l’expérience d’une œuvre que l’on nomme méta-artistique.

La notion de « méta », utilisée dans l’environnement scientifique, pour désigner une réflexivité ou un niveau différent de celui dans lequel se situe l’objet (métalangage, métadonnée…), est peu à peu entrée dans le langage courant avec des définitions variées et parfois imprécises. L’idée a été utilisée en logique formelle, qui a déjà exploré le métalangage, c’est-à-dire le langage à propos du langage. Prenons pour exemple le cinéma, où l’on retrouve cette idée dans le film Inception de Christopher Nolan sorti en 2010[2], ayant contribué à sa popularisation. Nous pourrions également nous aventurer sur les réseaux sociaux et constater que, à des fins humoristiques, les « mèmes » internet reprenant cette idée y sont très présents. L’idée de méta étant d’autant plus connue par les « geeks » car faisant partie du langage informatique.

Le méta-artistique trouve ainsi une résonance de plus en plus importante dans les différents types de productions artistiques contemporaines. Dans sa compréhension première, le méta-artistique est l’art qui porte sur l’art. La logique formelle, dont les concepts sont exploités dans cet ouvrage pour une meilleure compréhension de la notion de méta, s’arrête donc là où l’œuvre commence : on ne peut comprendre l’œuvre méta-artistique avec uniquement une démarche de logicien. A la suite de son ouvrage précédent Pour une esthétique de l’ellipse, dans Interpréter l’art Bruno Trentini analyse plus en détails comment le spectateur, du vertige dans lequel il se trouve entre deux interprétations de l’œuvre d’art, oscille entre les multiples interprétations possibles de l’objet artistique. Ce vertige ressemble à celui du Sublime kantien, pour finalement s’en distinguer et devenir ce que Bruno Trentini nomme un « sublime catastrophique ». La théorie des catastrophes, fondée par René Thom, désigne un moment de changement de forme, comme ce que l’on retrouve dans le dynamisme interprétatif de l’œuvre méta-artistique comportant plusieurs niveaux interprétatifs. Il s’agit de ce moment, entre deux interprétations d’une même œuvre, où d’un point stable, le spectateur passe par un état instable avant de retrouver de nouveau une stabilité.

Les trois axes abordés par l’ouvrage soutiennent cette argumentation. L’auteur commence par tisser les liens entre métalangage et méta-artistique, avant d’abandonner la logique formelle. On comprend alors que la possibilité de plusieurs interprétations pour une même œuvre d’art rend déjà compte de la complexité du sentiment esthétique ressenti devant une œuvre méta-artistique. L’enjeu ici est de comprendre comment penser ces différentes interprétations dans une même œuvre d’art. Le dynamisme est alors la clef de l’analyse : la possibilité de plusieurs états devant une même œuvre d’art, et donc l’instabilité, provoque un paradoxe que seule l’idée d’interprétation dynamique peut résoudre. Dans la production méta-artistique, le spectateur oscille entre des états stables, mais entre ces différents états interprétatifs stables, se trouve un vide, que Bruno Trentini nomme l’« ellipse »[3]. L’« ellipse » est ce vide, apparenté à un vertige, ressenti entre deux interprétations de l’œuvre. C’est ce que l’œuvre n’explicite pas lorsque le spectateur passe d’une interprétation à une autre.

Bruno Trentini nous familiarise ensuite avec des notions telles que le répulseur et l’attracteur : devant une œuvre méta-artistique, si le spectateur oscille entre différents états, cela est dû à un élément qui l’attire et un autre qui le repousse ; il ne peut observer les différents états interprétatifs en même temps et doit forcément repasser par l’« ellipse » pour passer d’une interprétation à l’autre. L’attracteur devient ainsi répulseur à son tour et inversement. La perception du spectateur passe par un état catastrophique de remise en question de ce qui se joue devant lui avant d’éventuellement atteindre de nouveau une stabilité. L’auteur nous fait ainsi comprendre que les processus impliqués dans le méta-artistique sont, à l’image de la cognition humaine, tellement complexes, que la logique formelle, laissée à la programmation informatique où elle a trouvé sa plus grande application, ne peut contenir l’expérience méta-artistique qui s’ancre dans les processus cognitifs. Le répulseur et l’attracteur ne peuvent être hiérarchisés, il n’y a pas un niveau de lecture supérieur à l’autre, ils ne sont pas situés sur des plans différents comme le sont le langage et le langage à propos du langage (le langage-objet et le métalangage) en logique formelle, qui exige des différents niveaux distincts.

Enfin, on comprend, par cette non-hiérarchisation, le dynamisme opéré dans l’interprétation d’un processus trop complexe pour la logique. Le chercheur, quant à lui, peut tenter de rendre compte de cette dynamique, par une analyse complexe et détaillée du processus vertigineux. Cette compréhension ne pourra se faire que dans celle de la complexité du vivant : le processus dynamique est un processus qui ne peut être pensé dans un quelconque réductionnisme. Le spectateur se trouve dans une réflexivité – se pensant pensant dans le processus du jugement esthétique d’une œuvre méta-artistique – dynamique et non linéaire.

L’un des objectifs de cet ouvrage est d’une part de montrer que le processus interprétatif du méta-artistique est à la fois dynamique et à la fois en suspens : « le processus devient la fin », mais également que la démarche interprétative ne « désactive » pas l’œuvre, et que, au contraire, l’interprétation fait partie de l’œuvre méta-artistique. L’auteur s’appuie sur des œuvres tirées autant de l’art classique, avec L’atelier du Peintre de Vermeer[4] que d’œuvres plus contemporaines, avec l’exemple du sketch de Pierre Desproges, Ondine. D’ailleurs, l’ouvrage débute, tel un roman, sur la description de la scène d’un fameux tableau de l’art moderne : La Métamorphose de Narcisse, de Dali[5]. Au travers de nombreux exemples d’œuvres, parcourant les siècles et les courants artistiques, au travers de nombreuses théories tant philosophiques, physiques que psychologiques, Bruno Trentini montre ici l’enjeu du méta-artistique et de ce que signifie interpréter une œuvre.

Le lecteur devra être averti des différents concepts utilisés dans l’ouvrage, et notamment, celui de méta, sous ses différentes propositions, que nous avons brièvement survolées ici. Des notions en logique formelle peuvent s’avérer utiles pour comprendre l’enjeu du dépassement de celle-ci vers une compréhension esthétique du méta-artistique. Il s’adresse ainsi au lecteur souhaitant donner une dimension scientifique et argumentée au concept qu’il a pu croiser sur internet, au philosophe de l’art, ou encore à l’artiste souhaitant proposer une réflexion plus approfondie sur un sujet qui n’a pas été abordée de manière universitaire.

Enfin, l’ouvrage s’adresse plus particulièrement à l’esthéticien : le point fondamental du prétexte du méta-artistique reste la notion d’interprétation. Comprendre l’œuvre et l’interpréter ne signifie pas nier l’idée même d’œuvre d’art qui, dans un certain imaginaire, ne s’adresserait qu’aux sens et à la sensibilité et non à la rationalité et à l’intellect. On pourrait même aller jusqu’à dire que se joue ici, outre la dichotomie entre différentes attitudes personnelles face à l’œuvre d’art, la résolution entre postures sérieuses et profanes devant une œuvre d’art, entre l’attitude qui cherche à comprendre, ou encore une position intellectualisée et intellectualisante de l’art et une attitude contemplative. Le fait même que le méta-artiste, concept intellectuel et universitaire, soit devenu, à présent, un terme traversant la société, montre une compréhension popularisée de l’idée et, à travers cet ouvrage, un champ plus vaste pour l’interprétation.

TABLE DES MATIÈRES

Introduction : richesse et aridité de l’interprétation

L’esthétique prise dans l’étau de l’interprétation et de la logique

Chapitre I : l’interprétation en art : ouverture et ambiguïté

Chapitre II : le dynamisme ambigu des interprétations artistiques

Chapitre III : le « méta » et la crise du paradigme logique

Chapitre IV : de la logique à la complexité : le dogme d’interprétabilité de l’œuvre d’art

Chapitre V : les limites esthétiques de l’interprétation

Chapitre VI : l’interprétation méta-artistique et artistique

Expériences esthétiques et perceptions dynamiques

Chapitre VII : l’expérience de l’illusion : perception et stabilité

Chapitre VIII : dynamisme et stabilité : catastrophe et attracteur

Chapitre IX : l’attracteur du reflet en esthétique

Chapitre X : exemple d’esthétique dynamique de la symétrie

Chapitre XI : méta-artistique et attracteur : une ambiguïté sensible en acte

Réflexivité de l’œuvre et réflexivité dans l’œuvre

Chapitre XII : la popularité du dynamisme cognitif

Chapitre XIII : l’anthropomorphie du méta-artistique

Chapitre XIV : l’inquiétante étrangeté et le sublime du méta-artistique

Chapitre XV : le méta-artistique et le seuil du pensable

Conclusion : l’acte interprétatif – de la mise en abyme à l’abîme


[1] Heinich Nathalie, « Ce que fait l’interprétation. Trois fonctions de l’activité interprétative », Sociologie de l’Art, 3/2008 (OPuS 13), p. 11-29.

[2] Nolan Christopher, Inception, Warner Bros, 2010.

[3] Trentini, Bruno, Une esthétique de l’ellipse, Un art sans espace ni temps, L’Harmattan, 2008

[4] Vermeer Johannes (1632-1675), La Peinture ou l’atelier du peintre, 1665-67, huile sur toile, 120×100 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum.

[5] Dali, La Métamorphose de Narcisse, 1937, Huile sur toile, 51.1 × 78.1 cm, Galerie Tate Modern, Londres (Angleterre)

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