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Ontologie et différence sexuelle

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Comment penser une ontologie fondée sur la différence sexuelle après la « manif pour tous » ?

Jill Drouillard – ‎Enseignante-Chercheuse à l’Université Paris Est Créteil (Paris12)

Cet article parle de la nécessité de repenser la notion de la différence sexuelle après le mal appropriation de celle-ci par « la manif pour tous ». Chaque tentative de former une ontologie fondée sur cette différence risque une favorisation de l’hétéronormativité et de l’essentialisme. En me servant de la philosophie d’Elizabeth Grosz sur Darwin, j’essaie de reformuler la différence sexuelle en des termes positifs et de voir celle-ci comme une notion qui facilite (plutôt que limite) la diversité. Le texte est divisé en deux parties : 1. L’instrumentalisation de la différance sexuelle pour promouvoir l’hétéronormativité, et 2. Repenser une ontologie fondée sur la différence sexuelle.

Abstract : This article discusses the necessity to rethink the notion of sexual difference after its misappropriation by the “manif pour tous”. Positing an ontology founded on sexual difference risks falling into a heteronormative position of essentialism. Incorporating the philosophy of Elizabeth Grosz on Darwin, this text tries to reformulate the notion of sexual difference in positive terms that seeks to privilege rather than limit diversity. The article is divided into two parts: 1. The instrumentalization of sexual difference in promotion of heteronormativity, and 2. Rethinking an ontology founded on sexual difference.

Mots clés : ontologie, la différence sexuelle, manif pour tous, Grosz, hétérogénéité

Keywords : ontology, sexual difference, manif pour tous, Grosz, heterogeneity

La question « comment penser une ontologie fondée sur la différence sexuelle après la ‘manif pour tous’» se pose en visant une revendication de la notion de différence sexuelle, notion que je vois comme « essentielle » (sans tomber dans une position « essentialiste ») pour toute pensée féministe. Mais comment envisager une telle ontologie universelle qui célèbrerait la diversité plutôt que de s’en servir pour propager une hétéronormativité[1] essentialiste comme l’a fait la « manif pour tous » ? Pour répondre à cette question cet article se divise en deux parties. Dans un premier temps, nous allons analyser comment la notion de la différence sexuelle a été manipulée et utilisée comme une tactique politique par ce mouvement. Dans un second temps, nous nous tournerons vers les textes d’Elizabeth Grosz pour repenser la signifiance de cette différence et son rôle dans la propagation de la diversité.

§ 1. L’instrumentalisation de la différance sexuelle pour promouvoir l’hétéronormativité

Le mouvement de « la manif pour tous » a été formé en résistance à la loi votée et promulguée en mai 2013 pour le mariage ouvert à tous les couples, de même sexe et de sexes différents. Pourtant, cette opposition ne se mobilisait pas contre l’homosexualité en soi, mais plutôt contre les questions que faisait surgir le droit au mariage concernant la filiation, voire l’homoparentalité. Le droit au mariage nécessitait-il le droit à la filiation via l’adoption où via l’enfantement par la procréation médicalement assistée ? Un des arguments principaux contre la reconnaissance de l’homoparentalité s’appuyait sur la notion de différence sexuelle et son rôle indéniable dans la procréation. A travers ce débat, cette « différence » fut souvent invoquée au nom d’une biologie hétéronormative et renforcée par une justification anthropologique à l’égard de la parenté. C’est-à-dire que le processus biologique de la reproduction a été instrumentalisé pour contrer le mariage des homosexuels ; le mouvement a focalisé sur un acte biologique pour remettre en question un arrangement social.

Source : Pixabay

Source : Pixabay

Ce texte explore l’instrumentalisation du concept de différence sexuelle en questionnant la légitimité de l’homoparentalité et fait appel à la nécessité de repenser cette différence à la suite du débat crée par la « manif pour tous ». En me servant des travaux d’Elizabeth Grosz sur Darwin, je propose que la réappropriation de la différence sexuelle et plus particulièrement une ontologie fondée sur cette altérité soit indispensable à la théorie féministe. Or, il est nécessaire de la repenser, non pas comme une revendication de l’hétéronormativité mais comme une potentialité dynamique, responsable pour tout Etre. Je mets Etre en majuscules pour parler d’Etre d’une façon ontologique, dans un sens général de « Qu’est ce ». La différence sexuelle est bel et bien responsable pour la génération des êtres, mais cet article questionne si une telle différence peut aussi atteindre un statut ontologique (ayant affaire à Etre dans un grand sens). L’histoire de la philosophie suppose un métaphysique d’existence qui se fonde dans l’Un (dans un sens absolu), mais pourquoi pas penser une origine duelle, une origine qui prolifère la diversité? Pourquoi ne pas penser Etre comme Devenir ?

Nous y reviendrions plus loin, mais d’abord avant de revoir cette notion en termes positifs, nous allons mettre en lumière son usage inapproprié pendant la « manif pour tous ». Ce rassemblement fut motivé par la raison suivante :

Le projet de loi ‘Mariage pour tous’ bouleverse le Code civil en supprimant systématiquement les mots de ‘ mari’ et de ‘femme’, de ‘père’ et de ‘mère‘, au profit de termes asexués, indifférenciés (notamment ‘parents’). Ce projet entend ainsi supprimer légalement l’altérité sexuelle et remettre en cause le fondement de l’identité humaine : la différence sexuelle et la filiation en résultant. Il ouvre la voie à une nouvelle filiation ‘sociale’, sans rapport avec la réalité humaine. Il crée le cadre d’un nouvel ordre anthropologique, fondé non plus sur le sexe mais sur le genre, la préférence sexuelle.[2]

Le code « mis en péril » auquel fait référence cette citation, bien que certaines modifications aient été faites depuis, est le Code Civil « Napoléon » de 1804.

Il estimait la reconnaissance de la paternité sur une base matrimoniale. La question de la maternité ne se posait jamais : seule la mère qui porte l’enfant était (et continue d’être) reconnue en France. Historiquement, jusqu’aux années 1970, avec la modernisation de la famille, le mariage forgeait les relations familiales. Comme le précise Irène Théry :

La métamorphose de l’institution familiale se traduit d’abord par un premier grand moment de modernisation dans les années 1970, partout en Occident. Pour la France c’est une impressionnante succession de réformes du droit de la famille : réforme des régimes matrimoniaux (1965), création de l’adoption plénière (1966), passage de la puissance paternelle à l’autorité parentale (1970), égalité des filiations légitime et naturelle (1972), légalisation de l’avortement (1975), divorce par consentement mutuel (1975). (Théry, 2014, 16)

De telles reformes révolutionnaires ont changé la manière dont nous pensons l’encadrement de la famille et le point du droit commun de celle-ci n’est plus pensé en termes de mariage mais en termes de filiation. C’est ce questionnement de la filiation qui bouleverse les débats sur l’homoparentalité.

Avec la légalisation du mariage de même sexe, l’adoption est désormais ouverte aux couples homosexuels. Pourtant, nous devons constater et réfléchir sur le fait que la procréation médicalement assistée (PMA) n’est accessible qu’aux couples hétérosexuels qui doivent faire preuve d’une cohabitation d’au moins deux ans. Par ailleurs, la gestation pour autrui est non seulement illégale mais les enfants nés ainsi à l’étranger sont dépourvus de leurs droits civils français (une sanction qui laisse perplexe au moment du débat autour de l’importance de promouvoir « l’intérêt de l’enfant »)[3]. Ainsi, alors que le couple hétérosexuel doit témoigner d’un engagement de construire une vie ensemble (attesté par une cohabitation de deux ans) pour avoir recours à la PMA, les couples lesbiens ainsi que les femmes célibataires se voient refuser l’accès aux banques de sperme. Bien que l’adoption soit une option pour les couples homosexuels, l’inégalité de l’accès à la PMA fait écho à une croyance persistante dans la procréation charnelle comme seul moyen d’engendrer un enfant légitime et d’établir la filiation. Autrement dit, les couples homosexuels peuvent adopter un enfant issu d’une union hétérosexuelle, mais ils ne peuvent pas bouleverser ce procédé « naturel » en ayant recours à la technique de reproduction.

Des opposants au mariage pour tous ont revendiqué un tel procédé « naturel », en affichant dans l’espace public un pochoir proclamant : « Nous voulons des enfants bios ». Cette devise cherche à naturaliser l’acte de procréation et prend parti pour :

  1. Les enfants nés sans l’aide de la PMA
  2. Les enfants nés dans une famille avec une mère et un père (compris comme une femme et un homme)

Ce désir de revenir en arrière vers un passé nostalgique qui favorise l’accouplement naturel est à nouveau renforcé dans cette pancarte : « Génération Bio, naturellement riche. Enfant = 1 papa + 1 maman. Respectons la nature humaine ». Le choix des mots « bio » et « naturellement riche » est fort intéressant, en ce qu’ils sont normalement utilisés pour parler de la qualité de la nourriture. Ce rapprochement entre enfants et objets de consommation est déroutant et, curieusement, quelque chose contre laquelle le mouvement est censé lutter. En désignant des enfants comme des produits portant l’étiquette « bio » voire « naturellement conçu », il confond les différentes techniques de la PMA avec LA technique responsable de la production des « bébés éprouvettes » vendus sur le marché. Cela veut dire que des telles pancartes ne prennent pas en compte les différentes formes de la PMA. Elles confondent les diverses types de technologies de reproduction et parlent de la technique comme s’il existait un idéal de celle-ci qui s’oppose à la nature. Une des affiches souvent utilisée par « la manif pour tous » prétendait lutter contre la « marchandisation des enfants » dont la PMA et la gestation pour autrui (GPA) seraient responsables. Celle-ci montre un rayon de supermarché où les enfants figurent parmi des objets en promotion (leur marchandisation est démontrée par les étiquettes accrochés à leurs têtes). Il est important de bien noter qu’en France, une telle croyance qui traite l’accès à la PMA comme une transaction commerciale est erronée : un couple paiera bien pour une procédure comme la fécondation in vitro (FIV), mais en revanche les procédés tels que le don d’ovocytes et le don de sperme doivent être anonymes et altruistes. Il n’y a donc pas de consumérisme. Personne n’achète de bébés, ni de gamètes pour engendrer des bébés à venir. Cette perspective qui généralise toute forme de PMA comme « dangereuse » et « dénaturée » est donc née d’une confusion et d’une agitation qui plaide contre la possibilité de l’ouverture de la GPA aux homosexuels maintenant que le mariage pour tous est légalisé. Cela veut dire que maintenant que les personnes de même sexe peuvent se marier, la question surgisse concernant comment ils vont engendrer les enfants. En tant qu’un tel engendrement nécessite une forme d’intervention technologique (deux hommes ont besoin d’une femme à travers la GPA, deux femmes doivent avoir accès à une banque de sperme), la technique  se présente comme une transgression de la nature.

Le message se résume ainsi : la procréation hétérosexuelle charnelle est naturelle et « bio » tandis que la reproduction homosexuelle ou la procréation médicalement assistée est dénaturée et industrielle. Une autre pancarte fréquemment vue pendant « la manif pour tous » situait un enfant à côté d’une vache accompagnée du message : « Moi aussi, je veux ma traçabilité », faisant ainsi un parallèle entre maladie de la vache folle et « folie » de l’homoparentalité. Nous devons avoir accès à la traçabilité de notre viande pour empêcher une épidémie nationale de la même façon que nous devons être capables de relier les origines de nos enfants à une différence sexuelle fondée sur l’hétéroparentalité. L’anthropologue Jérôme Courduriès (2013) illustre cette peur de la folie en nous rappelant qu’aussi tard que 1999, quand la France a reconnu les couples de même sexe pour la première fois sous la forme d’unions civiles (PACS), un article est paru dans Le Monde, intitulé « A propos d’une folie », la folie étant que les couples homosexuels ne pouvaient pas assurer la différence sexuelle. La philosophe Sylviane Agacinski (2013) s’est également plus récemment opposée à l’homoparentalité en suggérant que l’hétérogénéité de parents sexués serait remplacée par l’orientation sexuelle des parents homosexuels. Suscitant beaucoup de controverse, elle soutint l’importance de la différence sexuelle biologique en remarquant que le modèle de parentage n’est pas quantitatif (1+1) mais qualitatif (femme + homme). Alors, le bien-être de l’enfant ne dépend pas sur le nombre de personnes qui aime et qui s’occupe de lui, mais se base sur l’interaction qu’il a avec des membres de sexes différents (deux parents ne suffisent pas. Il faut un homme et une femme).

Les personnes qui luttent contre le mariage de même sexe voit cette altérité mise en péril et pour ce mouvement ce remplacement de l’hétérogénéité de parents sexués par l’orientation sexuelle des parents de même sexe est dû à l’importation de « la théorie du genre ». Cette théorie est ciblée comme une discipline qui mentirait aux enfants sur le sexe biologique, leur enseignant qu’ils peuvent choisir leur sexe. Cette attaque sur « la théorie du genre » a commencé après le passage de la loi du 8 juillet 2013 initiant un programme éducatif, « l’ABCD de l’égalité », pour les écoles maternelles. Ce programme actuellement testé dans 10 régions à travers la France promeut le respect et l’égalité entre les sexes et vise à lutter contre le sexisme et les stéréotypes sexistes. Son but est de surligner la construction culturelle des stéréotypes. Il est vu par les soutiens à « la manif pour tous » comme une attaque de la différence sexuelle et requiert la mise en place d’un système appelé « Vigi-Gender ».

Le principe de « Vigi-Gender » est de « lutter concrètement et localement contre la diffusion des concepts de genre auprès des enfants»[4]. Cette attaque au « gender » fut disséminée à travers des affiches accusant « la théorie du genre » d’une « familiphobie » et donc revendiqua les stéréotypes genrés au nom d’un soutien à la différence sexuelle. Le mouvement de « la manif pour tous » a décidé de focaliser sur les stéréotypes de genre dans l’espoir de les réapproprier pour maintenir le lien entre la différence sexuelle et l’hétéronormativité. Maintenant que la manif a perdu la lutte contre la légalisation des personnes de même sexe, elle se tourne vers une stratégie qui tente à limiter les nombres de couples qui veulent prendre avantage de cette nouvelle loi, voir limiter la homosexualité. Le « Vigi-Gender » et son attaque contre « la théorie du genre » suppose qu’il y a un lien entre la brèche d’un stéréotype de genre et l’homosexualité. Alors, pour bien renforcer l’hétérosexualité il faut enseigner aux enfants l’importance de soutenir des stéréotypes à travers des diverses aides visuelles : Une affiche montre une petite fille tenant la main d’un petit garçon, chacun jouant leur rôle respectif de princesse et de mousquetaire (les stéréotypes bien correspondant aux enfants de cet âge). Une autre image arbore une main masculine (identifiée par sa couleur bleu) tendant une moustache à une petite fille et une main féminine (de couleur rose) tendant un soutien-gorge à un petit garçon — l’affiche riposte : « Non merci, ce n’est pas mon genre ». L’image la plus importante de cette campagne anti-genre montre deux enfants (un garçon et une fille) assis devant un escargot avec la phrase : « Théorie du genre à l’école STOP ». L’escargot, créature hermaphrodite, est censé symboliser la monstruosité de la théorie du genre. Le message principal du « Vigi-Gender» est représenté dans une autre pancarte répandue pendant la « manif » qui dessine deux câbles électriques (un bleu et un rose, chacun avec leur propre prise). Le slogan, bien éclairé par la présence d’une ampoule allumée est : « Aucun courant ne peut nier la différence ».

Cette revendication de la différence sexuelle et son usage dans les débats autour de la procréation dite « naturelle » est abordée par le philosophe Philippe Descamps (2007) dans son livre Faire des enfants n’est pas naturel. Dans ce texte, il discute comment une revendication de ce qui est « naturel » se prend au jeu de la construction par son propre système d’élocution de ce qui est – justement – « naturel » (par un procédé dit « discursif »). Ainsi cette définition de la « nature » est vue comme une construction sociale et est confondue avec la culture. Y a-t-il une façon de repenser la différence sexuelle et la nature sans faire appel à l’essentialisme ou sans tomber dans un relativisme absolu ? Cet article vise à trouver une réponse dans l’œuvre d’Elizabeth Grosz becoming undone : Darwinian reflections on life, politics, and art, mais d’abord nous allons commencer la deuxième partie par commenter certaines accusations d’essentialisme qui surviennent dans les débats autour de la notion de différence sexuelle comme inhérente à la nature.

§ 2. Repenser une ontologie fondée sur la différence sexuelle

Pendant les années 1990, nous étions témoins d’un grand débat sur la question de la différance sexuelle entre Judith Butler, philosophe connue pour sa théorie du constructivisme social quant aux questions du genre, et Catherine MacKinnon, juriste et activiste féministe. Dans sa théorie du genre, Butler allait jusqu’à dire que peut-être le sexe même (condition souvent vue comme « biologique » à l’opposition de genre souvent vue comme sociale) a été un produit d’une construction sociale. Une telle position s’en prenait à des féministes comme MacKinnon qui parlait de l’oppression des « femmes » comme s’il y avait une définition fixe de celle-ci. Butler adhère à une théorie de la performativité où le genre est construit et reconstruit à travers nos actions corporelles. Nous voyons un parallèle dans la pensée de Nietzsche qui constate qu’il n’y a point d’« être » derrière l’acte- l’acte est tout. MacKinnon voit une telle mentalité problématique au niveau éthique et politique en ce que le faiseur de l’acte est dépourvu de toute responsabilité. En effet, elle était souvent accusée d’essentialisme à cause de son insistance sur l’appropriation du terme « femme » comme identité nécessaire en tant que stratégie politique pour remédier aux inégalités entre les sexes. Les opposants à MacKinnon arguèrent qu’on ne pouvait parler de « femme » au singulier, mettant en exergue l’importance de l’intersectionnalité dans la construction de toute identité (cela veut dire que ce qu’est une femme change lorsque ce terme rencontre ceux de « race », « classe », « sexualité » etc…). Pourtant, MacKinnon nota justement que de telles accusations d’essentialisme n’étaient pas bien fondées en ce que l’essentialisme implique un centre immuable, un fond qui n’est pas sujet aux changements. Les mouvements politiques dits « féministes » visent l’avancement et le changement dans le statut et dans la vie des femmes, et donc l’essentialisme serait par définition antithétique aux buts des féministes. Elle constata que ses adversaires avaient confondu l’universalisme avec l’essentialisme. Elle n’est pas essentialiste, mais elle est universaliste dans sa revendication de la différence sexuelle et de l’identité « femme ». Elizabeth Grosz soutient un tel universalisme. Grosz dit :

La différence sexuelle est la force impliquée dans la production de toutes les autres différences, et a ainsi un statut ontologique radicalement différent de celui de race, ethnie, religion, classe et autres différences, à savoir la différence sexuelle est à la fois l’accompagnement universel de toute autre différence et est un intermédiaire de leur transmission et propagation. Aucune de ces autres différences n’a la même relation de transition de la nature vers la culture – elles sont toutes sociales et culturelles – et aucune de ces formes de discrimination sociale ne peut se propager sans la coopération de la différence sexuelle.[5]

Tandis que les autres différences comme race et ethnie sont toujours sociales et culturelles, la différence sexuelle est vue comme un phénomène naturel, responsable de l’éruption de toutes les autres différences. La notion de la différence sexuelle se produit à travers les lignes de race, classe, ethnies etc. et est donc primordial à toutes les autres différences. Faisant appel à des penseurs tels qu’Irigaray, Deleuze et Bergson à travers une optique darwinienne, Grosz insiste sur la nécessité pour la théorie féministe de repenser les concepts biologiques tels que la sélection sexuelle et la sélection naturelle pour mieux comprendre le pouvoir de la diversité intrinsèque à la différence sexuelle. En contestant la notion historique qui voit la nature comme de la matière passive, Grosz démontre comment plutôt qu’opposer la nature à la culture en privilégiant la seconde, nous devons la resituer comme la condition nécessaire de celle-ci. Plutôt que de voir la nature comme fixe et statique, elle la voit comme hébergeant un pouvoir temporel et évolutionnaire qui rend possible le virtuel. Une telle position pointe la fluidité de la nature et mette emphase sur sa potentialité de propager la diversité (la nature est comme le devenir). Louant la capacité biologique illimitée de la nature pour la génération novatrice, elle constate : « L’impulsion commune que la vie porte en elle-même est celle de la matérialité même, la capacité qu’a la matérialité de s’étendre à la nouveauté et à l’imprévisible.[6] » Elle extrait de Darwin des concepts clés pour repenser la théorie féministe en saluant une réplication inépuisable des différences et une évolution constante du nouveau et jamais-vu-avant. Ce qui est essentiel pour comprendre la notion de différence et sa richesse chez Darwin est de mettre l’accent sur l’importance de la différence sexuelle. En absence de cette différence, « la différence indéterminable entre deux êtres qui n’existent pas encore, qui sont en devenir d’être »[7] rien n’existerait à part une reproduction asexuée du même.

Grosz soutien la notion de différence sexuelle postulée par Irigaray en retenant la perspective que cette différence relève d’une question universelle portant une valeur ontologique en ce que l’altérité entre l’homme et la femme est irréductible et non-réciproque. Pourtant, elle est en mesure d’éviter les critiques hétéronormatives dont Irigaray fut la cible[8], en explorant les deux fonctions distinctes de sélection naturelle et de sélection sexuelle. En disséquant ces deux branches différentes, Grosz essaie de montrer que la différence sexuelle n’est pas juste responsable de l’engendrement d’enfants. Tandis que la sélection naturelle réglemente la différence sexuelle à travers la reproduction, elle voit la sélection sexuelle comme  l’intensification érotique induisant « le plaisir plutôt que les progénitures »[9] . Elle fait valoir que : « la sélection sexuelle peut-être comprise comme une sorte de ‘queering’ de la sélection naturelle, c’est à dire qu’elle rend toutes les normes biologiques et tous les idéaux d’aptitude étranges, incalculables et excessifs.[10] » Pour le dire simplement, toutes nos actions sexuelles ne sont pas guidées par le but d’avoir un enfant. Nous reconnaissons que le sexe sert d’autres fonctions telles que le plaisir, l’intimité, l’amusement etc.…et donc il n’y a aucune raison pourquoi nos partenaires sexuelles doivent être de sexe différent. Chacun de nous est unique et chacun de nous a des désirs différents. Même si l’accouplement de deux sexes différents est nécessaire pour l’engendrement d’un enfant, un tel enfant sera unique dans ses désirs et ses goûts.

Plutôt que de mettre à l’écart les sciences biologiques qui ont historiquement relégué les femmes au deuxième sexe, Grosz exige que nous revisitions le monde naturel et sa prolifération de différence sexuelle. Cette différence n’est pas basée sur une hiérarchie des sexes, mais en soulignant l’incommensurabilité de l’homme et de la femme, elle insiste sur la pluralité de la vie et sa potentialité pour la dispersion. Que le brassage biologique des deux sexes soit capable de multiplier des différences à l’infini n’est pas un fait facilement refusé. Bien que les avancées de la procréation médicalement assistée puissent permettre la reproduction d’une progéniture à travers des processus tels que la gestation pour autrui, les transferts de gamètes ou le remplacement de mitochondries, il demeure qu’un accouplement d’au moins un gamète mâle et d’un gamète femelle est requis pour la naissance d’un être unique et nouveau. Grosz affirme : « En l’absence de différence sexuelle, la vie telle que nous la connaissons n’existerait pas, il n’y aurait pas d’êtres vivants, pas de mouvement terrestre, pas de différenciation des espèces, pas de différenciation entre les humains en termes de race ou de classe (…).[11] » Bien que Grosz maintienne que la nature en soi est toujours sexuée, elle ne veut pas privilégier la rencontre sexuelle hétérosexuelle ; pourtant elle nous demande de considérer sérieusement le fait que l’hétérogénéité existe dans notre culture à cause de la condition nécessaire de la différence sexuelle. Cette différence optimise la potentialité pour la diversité.

Le travail de Grosz nous offre une lecture sur la différence sexuelle qui aborde le rôle distinct des deux sexes dans la procréation sans faire appel à une priorisation du couple hétérosexuel ou à une normalisation de l’hétéro parentalité. Pourtant, il y a des chercheurs(es) qui voient une réduction de la différence sexuelle à une différence reproductive bien problématique. La question de cette réduction est la critique principale de mes recherches et de toute autre recherche visant à faire une ontologie fondée sur la différence sexuelle. Nous sommes confrontés par des grands problèmes quant aux discussions de la différence biologique. Par exemple, comment définir une femme en termes biologiques ? Devrions nous étudier ses gamètes, hormones, chromosomes, organes reproductifs, ou autre ? S’il existe une grande réussite du postmodernisme, elle réside dans la reconnaissance qu’il y a toujours un excès trahissant chaque tentative de former un modèle standard. Pourtant, n’est-il pas possible de penser que la différence sexuelle comme différence reproductive soit responsable d’un tel excès ? Un critique peut mentionner les avancées de la procréation médicalement assistée dans l’usage des cellules souches afin de permettre aux couples gays d’avoir des enfants génétiquement liés sans avoir recours à un ovule, faisant ainsi référence à un effacement de la différence sexuelle dans la procréation. Pourtant, la matière génétique extraite de la cellule souche adulte donnera à lire l’histoire d’une différence sexuelle, produite d’une méiose reposant sur la différence sexuelle comme différence reproductive à son origine.

§ 3. Conclusion

Pour conclure, nous ne pouvons pas nier la réalité de la différence sexuelle à cause de sa mauvaise appropriation par des mouvements tels que la « manif pour tous ». La nécessité de repenser cette différence est particulièrement importante pour la théorie féministe en ce que chaque tentative de parler de cette différence risque le piège d’essentialisme.   Nous ne pouvons ignorer cette différence et faire semblant que les femmes soient identiques aux hommes. Nos expériences et la façon dont le temps interagit avec nos corps témoignent de cette différence. La philosophe Camille Froidevaux-Metterie (2013), dans son texte « Réinvention du féminin », discute de la nécessité de se recentrer sur la singularité féminine, critiquant des théories du genre qui remettent en cause certaines différences « naturelles » et « biologiques ». Elle constate que le trait unique de la temporalité féminine apparait de plus en plus souvent avec l’émergence de « la femme contemporaine ».

Cette femme vit l’expérience sans précédent d’entrer dans la sphère publique — jusqu’ici réservée à l’individu mâle abstrait — le problème étant que la femme se voit incapable de jouer le rôle de sujet abstrait en ce que son corps agit comme un rappel constant de son enveloppe temporelle. Cela veut dire que le mâle en tant que sujet abstrait peut prétendre à une certaine infinitude, étant donné que des ruptures biologiques telles que la ménopause ne définissent pas sa corporalité. Un homme peut assumer une fertilité infinie tandis que les femmes sont bien conscientes du fait que la leur est irrémédiablement linéaire. Une ontologie qui mettrait l’accent sur cette différence sexuelle est essentielle et, je le rappelle, pas essentialiste (bien qu’universaliste) pour tout futur féminisme. Comme le dit Evelyn Fox Keller : « En vérité — peut-être que la seule que nous pouvons vraiment connaitre — ni la nature ni le sexe ne peuvent être effacés de l’existence. Les deux persistent, au-delà de la théorie, comme d’humbles rappels de notre mortalité.[12]»

Références bibliographiques

AGACINSKI Sylviane, « Deux mères = un père ? », Le Monde, 3 février 2013.

COURDURIES Jérôme, « Pourquoi cette loi maintenant ? », Mariage des personnes de même sexe et filiation : le projet de loi au prisme des sciences sociales 1ère table ronde : mariage et adoption pour les couples de même sexe : la distinction masculin/féminin aboli ?, l’EHESS, 16 janvier 2013.

DESCAMPS Philipe, Faire des enfants n’est pas naturel, Paris, En clair Mango, 2007.

FOX KELLER Evelyn, « The Gender/Science System : or, Is Sex to Gender as Nature Is to Science ? », Feminism & Science, texts recueillis par Nancy Tuana, Indiana Univ. Press: Bloomington & Indianapolis, 1989

FROIDEVAUX-METTERIE Camille, “Réinvention du féminin”, Le Débat n°174, 2013/2, pp. 95-113.

GROSZ Elizabeth, becoming undone: Darwinian reflections on life, politics, and art, Durham, Duke Univ. Press, 2011

THERY Irène (dir.), Filiation, Origines, Parentalité : le droit face aux nouvelles valeurs de responsabilité générationnelle, Rapport du groupe de travail Filiation, Origines, Parentalité, Irène Théry présidente, Anne-Marie Leroyer rapporteure, 2014.


[1] L’hétéronormativité[1] est la pensée que l’hétérosexualité est la seule expression de sexualité qui est normale et « naturelle ». Je mets « naturelle » entre guillemets ici pour questionner si une idée fixe de cette notion existe.

[2] Le message de la manif pour tous décrit sous la rubrique « qui sommes-nous ? » sur leur page web http://www.lamanifpourtous.fr/fr/qui-sommes-nous/notre-message.

[3] Depuis la rédaction de ce texte, un événement historique a eu lieu le 26 juin 2014 quand la cour européenne des droits de l’homme a condamné la France pour ne pas avoir transcrit dans l’état-civil français les actes de naissance d’enfants nés légalement à l’étranger par mère porteuse. La France peut toujours contester cette décision et le débat reste vif sur la question de si et comment une telle condamnation ouvrirait la porte à la légalisation de la GPA en France.

[4] Le but de “Vigi-Gender” tel qu’il est décrit sur le site : http://lamanifpourtous41.fr/plan-vigi-gender/.

[5] Elizabeth Grosz, becoming undone: Darwinian reflections on life, politics, and art, Durham, Duke Univ. Press, 2011, p. 147-148.  Traduit de l’anglais au français par l’auteur : Sexual difference is the force involved in the production of all other differences, and thus has an ontological status that is radically different from that of racial, ethnic, religious, class, and other differences, for sexual difference is both the universal accompaniment of all other lived differences and is one of the means for their transmission and propagation. None of these other differences has the same relation to the transition from nature to culture- they are all social and cultural- and none of these other forms of social discrimination can propagate itself without the cooperation of sexual difference”.

[6] Ibid. p. 33. “The common impetus life carries within it is that of materiality itself, the capacity to make materiality extend itself into the new and the unforeseeable”.

[7] Ibid. p. 146. “the indeterminable difference between two beings who do not yet exist, who are in the process of becoming(…)”.

 

[9] Ibid. p. 130. “pleasure rather than progeny”.

[10] Ibid. p. 132 “Sexual selection may be understood as the queering of natural selection, that is, the rendering of any biological norms, ideals of fitness, strange, incalculable, excessive”.

[11] Ibid. p. 101. “Without sexual difference, there could be no life as we know it, no living bodies, no terrestrial movement, no differentiation of species, no differentiation of humans from each other into races and classes (…)”.

[12] Evelyn Fox Keller, « The Gender/Science System : or, Is Sex to Gender as Nature Is to Science ? », Feminism & Science, texts recuillis par Nancy Tuana, Indiana Univ. Press: Bloomington & Indianapolis, 1989, p. 43. “In truth- perhaps the one truth we actually do know- neither nature nor sex can be named out of existence. Both persist, beyond theory, as humbling reminders of our mortality.”

1 Comment

  1. Bonjour,
    Je pense que pour bien saisir les différences sexuelles, il est impératif de connaitre la Loi des sexes, ses causes et ses conséquences chez les deux sexes.
    Il est également nécessaire de connaitre nos véritables origines, afin de savoir si l’état actuel de l’homme, d’un point de vue ontologique, anatomique et psychique,a toujours été semblable à celui de ses ancêtres, et enfin aborder le grand chapitre de la vie, expliquer ce que c’est, quelle est son origine.
    Une Femme d’un génie extraordinaire a écrit des ouvrages sur ces sujets.
    Il s’agit de Céline RENOOZ (1840-1928), née à Liège (Belgique), naturaliste, physicienne, psychologue, historienne, conférencière.
    Aussi, je me permets de transmettre ci-dessous les adresses des articles de mon blog dans lequel j’ai tenté, très humblement, de résumer les ouvrages qui sont relatifs aux thèmes que je viens d’énoncer ci-dessus.
    Voici les liens :
    Psychologie et Loi des sexes :
    https://livresdefemmeslivresdeverites.blogspot.fr/2017/07/psychologie-et-loi-des-sexes.html
    https://livresdefemmeslivresdeverites.blogspot.fr/2017/07/ceux-qui-vivent-ce-sont-ceux-qui-luttent.html
    https://livresdefemmeslivresdeverites.blogspot.fr/2017/07/le-bien-et-le-mal.html
    La Vie
    https://livresdefemmeslivresdeverites.blogspot.fr/2017/07/la-vie.html
    Origine de l’homme
    https://livresdefemmeslivresdeverites.blogspot.fr/2017/06/nos-veritables-origines-nos-racines.html
    Cordialement.

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