L’expérience émersive du jeu vidéo.
Le cas d’une création vidéoludique portant sur la difficulté à s’approprier le vécu d’un migrant
Rémy Sohier, Enseignant-chercheur, Université Paris 8, équipe « Arts des Images et Art contemporain » (AIAC), équipe « Images Numériques et Réalité Virtuelle » (INRéV).
Dans cet article, sont abordés les doubles concepts immersion-émersion et immergence-émergence. Ces outils conceptuels vont permettre de mettre en lumière les particularités du jeu vidéo qui se saisit du joueur en tant que sujet de l’expérience. Une présentation brève du processus de création, et la place de l’auteur dans celle-ci, permettra de mettre en exergue la difficulté à ne parler que d’immersion dans un jeu vidéo. Un rappel des définitions en réalité virtuelle de l’immersion et de l’interaction servira à mieux comprendre les concepts développés et leurs apports. Une discussion porta ainsi sur les forces et limites du modèle proposé d’un point de vue esthétique. Le jeu vidéo créé par l’auteur de l’article, Fuir la guerre, traitant de la migration en France, servira de fil conducteur.
Introduction
L’exposition « Le jeu vidéo et la migration », en novembre 2015, a proposé une sélection de jeux vidéo créés spécialement par le collectif Alineaire[1]. Ces créations se voulaient expressives et ont tenté d’aborder les frontières du jeu vidéo afin de sensibiliser sur la question de la migration. Cette exposition a été possible par un partenariat entre la médiathèque Vaclav Havel, lieu d’exposition, et l’association La Cimade, qui accompagne les migrants dans leurs démarches administratives et dans leur vécu au quotidien.
Le parti pris de l’exposition était de proposer des expériences à la fois vidéoludique, mais aussi des dispositifs plastiques s’inspirant de l’univers du jeu. En cherchant les frontières de la définition du jeu vidéo, certaines créations reprenaient des codes technologiques connus comme un écran, un joystick ou un bouton d’arcade. D’autres installations étaient beaucoup plus orientées vers l’installation vidéo, sans interaction. Ces installations ludiques tentaient de se faire écho. L’objectif était de perturber le spectateur dans sa manière de percevoir la migration, mais aussi d’intégrer le jeu vidéo comme média compétent pour parler de la migration.
Or, la perturbation du joueur telle qu’elle est entendue ici est contraire au projet de l’immersion. Cette perturbation visée n’hésite pas à créer une expérience de jeu vidéo désagréable. Nous pourrions même parler d’anti-jeux. Comment le jeu, pourtant si focalisé sur l’immersion en apparence, peut-il être aussi capable de proposer une expérience intéressante en interdisant l’immersion ? Quelle médiation peut-on envisager entre un vécu de migrant et un vécu de joueur ? En cherchant au contraire à rendre difficile une immersion dans un personnage fictif, le but de ces installations était surtout de faire surgir chez le joueur-spectateur une prise de conscience de sa manière de percevoir la migration. Afin de faciliter l’approche conceptuelle, il nous faudra dans un premier temps nous focaliser sur une œuvre en particulier de cette exposition et d’en détacher la démarche de recherche et son questionnement. Nous pourrons ainsi développer le double concept immersion-émersion que nous discuterons avec sa temporalisation : immergence-émergence. Ce modèle de représentation de l’incorporation du joueur servira à discuter les formes de discours au-delà du contenu figuré d’un jeu vidéo.
1. Créer un jeu vidéo qui parle de la migration
1.1 Présentation de l’exposition
Nous nous focaliserons sur une œuvre en particulier : Fuir la guerre. Ce jeu vidéo raconte l’histoire de deux familles de migrants dans deux mondes séparés. Deux écrans vont permettre de représenter visuellement chaque famille. Pour le joueur, un joystick va permettre de bouger les familles sur les deux écrans en même temps. Cette simultanéité du contrôle est essentielle. Un bouton va permettre de réaliser des actions contextuelles qu’il faudra découvrir telles que sauter, courir, ramper. Ces deux familles vont réaliser un voyage, mais de petites variations entre l’un et l’autre vont faire que pour une des deux familles tout se passera bien, tandis qu’une tragédie attendra l’autre groupe. Ces deux événements positifs et négatifs sont toujours simultanés, rendant la focalisation du joueur sur une des deux familles difficile. C’est le cœur de l’expérience.
L’installation Fuir la guerre avec deux écrans et un contrôleur avec un joystick et un bouton. Photo : Yann Couvrand
1.2 Enquêtes de terrain et difficultés de design
La proposition créative devait reposer sur l’invitation de la Cimade à sensibiliser sur la migration en France. Afin de créer un jeu vidéo s’inspirant du vécu de migrants, des recherches ont étés menés, et surtout des rencontres. Des séances de « parlotes[2] » ont permis de discuter avec des personnes qui s’insèrent dans le pays, en tentant de pratiquer la langue. De plus, des séances d’observations et de discussions dans les locaux de la Cimade ont apporté leur lot d’informations. Cependant, ces données ne permettaient pas de bien saisir le vécu intime d’une personne en situation de migration. Cette difficulté peut s’expliquer par la gêne que peut provoquer une discussion portée sur un événement aussi inconfortable. Ajoutons que pour certaines personnes, le risque encouru à divulguer ces informations est important. Par exemple, l’âge, le nom ou le pays d’origine peuvent être faussés. De même, suite à nos discussions, il n’était pas envisageable d’écrire l’histoire d’un migrant en particulier, et prétendre qu’elle symboliserait toutes les migrations.
Ainsi, l’idée aurait pu être de se focaliser plutôt sur une métaphore de la migration. Mais encore une fois, le discours même du jeu nous a semblé trop inconfortable pour appréhender le jeu et la migration. Un jeu vidéo sur ce thème pourrait proposer d’incarner un migrant ou de traverser un continent. Cette simulation pourrait être rendue pseudo-réaliste avec différents moyens. Il faudrait, avec beaucoup de mauvais goût, « bien jouer le migrant ». Ce serait néanmoins un masque temporaire qui ne permettrait pas de comprendre les subtilités du phénomène. Les conditions de migrations sont liées à une situation géopolitique, économique et sociale complexe subies toute une vie. Le joueur est alors confronté à un choix pouvant entraîner des conséquences graves dans l’univers du jeu. Il y a donc un discours moral important à maintenir avec la création d’un jeu vidéo.
Une solution proposée par Paper, Please[3] est d’incarner un personnage tiers. Dans ce jeu vidéo, le joueur est un garde-frontière devant accepter ou refuser des migrants. Le jeu se complexifie à mesure qu’il est proposé des situations moralement complexes. Par exemple, il est proposé au joueur d’accepter une personne en règle qui nous indique que sa femme est derrière lui. Or, la femme en question n’est pas en règle. Le joueur est alors confronté à un choix pouvant entraîner des conséquences graves dans l’univers du jeu. Cela peut nous amener à réfléchir sur notre capacité à prendre du plaisir ou non dans un jeu, et surtout notre capacité à nous poser des questions sur nos actes. Il aurait pu être possible, à la façon de ce jeu, d’envisager un personnage tiers qui servirait de point de vue dans la multitude d’histoires de migrations, pour mettre en lumières les difficultés humaines que l’on peut rencontrer.
Le joueur contrôle deux familles en même temps, sur deux écrans séparés. Photo : Yann Couvrand
La première impression a été conservée : la difficulté à s’immerger dans le vécu du migrant. Ainsi, nous avons proposé non pas d’incarner un personnage en particulier, mais un groupe d’individus. Nous avons doublé la complexité d’incarnation en proposant deux écrans en parallèle. Cela permet de provoquer chez le joueur une situation de déstabilisation particulière où il lui est difficile de se focaliser sur l’un ou l’autre. Le jeu est conçu comme un parcours linéaire où le joueur n’a aucun pouvoir sur l’issue finale. Il ne peut que subir ce qui lui arrive, sur le plan de l’histoire racontée. Toute l’expérience repose ainsi sur la difficulté à être à la place de l’autre. Ainsi, le jeu parle davantage de notre manière d’être virtuellement, de nous immerger, bien plus que d’une histoire précise de la migration.
Le créateur de jeu vidéo peut proposer un regard sur la manière dont le joueur s’immerge dans l’expérience. Pour éclaircir ce processus, il nous faudra comprendre le fonctionnement de l’immersion, reposant sur le domaine de la réalité virtuelle. Ainsi, il nous sera plus simple de concevoir les particularités du jeu vidéo à proposer d’incarner l’autre, en particulier un migrant.
2. L’immersion du joueur, le dedans et le dehors
2.1 Définition de l’immersion en réalité virtuelle
Sous l’angle de la réalité virtuelle, nous allons proposer une définition de l’immersion et de l’interaction. Ainsi, il nous semble judicieux dans un premier temps de poser une définition de ce domaine. Nous reviendrons rapidement et progressivement sur les concepts évoqués.
Le concept de « virtuel » a l’inconvénient d’avoir un sens assez précis et dense philosophiquement[4], mais nous souhaitons nous focaliser sur un sens technique du concept. Comme le rappellent les directeurs du Traité de la réalité virtuelle, l’expression virtual reality a été apporté dans les années 80 par Jaron Lanier[5]. L’expression a été traduite directement sans accorder grande importance aux subtilités de signification du mot virtual, qui, « comme le rappelle Papin, en anglais, virtual signifie « de fait », « pratiquement » [6]». Ainsi, Fush, Berthoz et Vercher suggèrent qu’une traduction juste aurait dû être « tenant lieu de réalité ou de réalité vicariante ou mieux encore d’environnement vicariant. Le mot vicariant est utilisé en psychologie et en physiologie, où il désigne respectivement un processus, une fonction ou un organe qui se supplée à un autre [7]».
Dis autrement, la réalité virtuelle, ou réalité vicariante, propose au moyen de différentes technologies de « permettre à une personne (ou à plusieurs) une activité sensori-motrice et cognitive dans un monde artificiel, créé numériquement, qui peut être imaginaire, symbolique ou une simulation de certains aspects du monde réel [8]». Les applications de la réalité virtuelle sont, bien entendu, le jeu vidéo, mais aussi les simulations informatiques diverses.
Terminons une dernière fois sur les citations de définition de la réalité virtuelle afin de revenir plus facilement sur l’immersion. Le traité de la réalité virtuelle propose notamment une définition technique :
La réalité virtuelle est un domaine scientifique et technique exploitant l’informatique et des interfaces comportementales en vue de simuler dans un monde virtuel le comportement d’entités 3D, qui sont en interaction en temps réel entre elles et avec un ou des utilisateurs en immersion pseudo-naturelle par l’intermédiaire de canaux sensori-moteurs[9].
Cette définition attache de l’importance à la notion de simulation. L’environnement virtuel est un environnement simulé informatiquement, avant de donner l’impression d’être autonome. Un utilisateur interagit avec cet environnement au moyen d’interfaces, par exemple une manette de jeu, un joystick ou encore un clavier. Il est également question de temps-réel, c’est-à-dire que l’affichage informatique est calculé suffisamment vite pour qu’on ne voie pas le chargement se faire. Ainsi, lorsqu’un joueur interagit, il doit avoir une impression d’immédiateté qui lui donne l’illusion qu’il interagit bien avec les entités virtuelles. L’interaction se substitue alors à notre mode d’action réel, nous avons un rapport vicariant avec les entités virtuelles. En d’autres termes, nous ne sommes pas les entités, nous avons seulement l’illusion de l’être par substitution.
A cet instant, nous décrivons l’état dans lequel se trouve l’utilisateur comme étant dans un état d’immersion. Il est important de bien saisir que la particularité de la réalité virtuelle est le couple inséparable entre immersion et interaction. Dans la littérature, le cinéma et d’autres médias, l’immersion a toujours existé. Lorsqu’un lecteur est pris dans son activité par une trame dramatique intense, il peut presque sentir les personnages autour de lui par un sentiment de présence. Il y a bien immersion, car le lecteur aura son attention portée sur sa construction imaginaire, tout en oubliant une part de la réalité autour de lui. Pour autant, il ne pourra pas changer l’ordre d’apparition des mots, des paragraphes, bien qu’il ait la liberté d’imaginer et de compléter le récit comme il l’entend. Ce que va apporter l’interaction dans ce processus d’immersion sera l’implication sensori-motrice. Si les éléments changent dans la représentation virtuelle, ce n’est pas seulement du fait d’un narrateur, d’un concepteur en amont, ou de quelqu’un d’autre dans la pièce. Si un utilisateur agit sur une entité, c’est lui le responsable des modifications entraînées.
L’expérience de réalité virtuelle est donc à la fois immersive et interactive. L’immersion est cet état mental particulier où l’esprit est focalisé sur des éléments imaginaires. L’interaction est cette capacité d’action dans cet environnement au moyen d’une interface. Nous allons maintenant revenir petit à petit sur le cas du jeu vidéo, puis enfin sur le problème de notre création d’un jeu vidéo interrogeant l’immersion.
2.2 Les appropriations du non-jeu par le jeu
Il nous semble important de distinguer la réalité virtuelle et le jeu vidéo. Nous pouvons dans un premier temps penser que le domaine du jeu suppose nécessairement une immersion et une interaction, mais nous verrons que plusieurs expériences récentes montrent qu’il y a plusieurs sortes d’immersions.
L’immersion du jeu vidéo n’est pas à comprendre au singulier. Il y a des immersions, comme le rappelle Amato[10], nous pouvons distinguer une immersion phénoménologique, narrative et anthropologique. Nous avons décrit une approche de l’immersion en réalité virtuelle qui se focalisait sur la part du corps dans l’expérience, c’est-à-dire d’un point de vue phénoménologique. De même, nous avons ajouté, comme les auteurs du Traité de la Réalité Virtuelle le signalent, que l’immersion est un processus qui se retrouve dans de nombreux autres médias dont la littérature, c’est l’immersion narrative. L’immersion anthropologique est une manière d’avoir un comportement social avec d’autres personnes réelles par l’intermédiaire du moyen informatique. Nous remarquons ainsi une pluralité d’immersions qui renvoient cependant à un principe clé : l’idée que nous sommes dans un milieu, détaché d’un autre milieu, sans jugement négatif, mais toujours en partant du principe que cette impression est une illusion.
Soulignons que le jeu vidéo s’est toujours intéressé aux modes d’immersions du joueur. Le cas du méta-jeu est particulièrement caractéristique de cet intérêt. Nous pouvons définir le méta-jeu, en reprenant la citation de Berry et Brougère dans l’article d’Amato[11], comme « des activités qui ne relèvent pas directement du jeu mais qui se constituent autour du jeu [12]». Cette notion est volontairement vague, car l’ensemble de ces pratiques sont destinées à évoluer, soit en devenant une partie du jeu à part entière, soit en se séparant définitivement. Par exemple, lorsqu’un joueur est bloqué par un obstacle, il peut lettre en pause ou arrêter sa partie, puis chercher une solution en ligne ou auprès de ses amis. Or, remarquons avec la Wii U la possibilité de donner des solutions via l’interface même du jeu, pendant le temps de jeu, mais aussi la valorisation de cette aide du fait de sa présence dans l’interface. Chercher la solution, ce n’est alors plus de la triche, c’est faire partie d’une communauté. Jouer ce n’est alors plus seulement jouer avec son personnage ou franchir des épreuves, c’est aussi participer socialement au jeu. L’immersion dans le jeu évolue, elle s’étend à d’autres sphères d’activités humaines.
Concernant les évolutions du jeu vidéo en rapport à la réalité virtuelle, ajoutons également que les transformations opérées se font aussi au niveau des interactions. Les bords à angle de la manette Nintendo NES ont laissé place à des bords ronds ; les manettes sont étudiées ergonomiquement pour que l’utilisateur oublie son existence et qu’il se focalise sur l’expérience. De même, la notion de motion gaming a été très inspirante pour les constructeurs de consoles et périphériques, en témoigne la Wii de Nintendo, la Kinect de Microsoft ou encore le PsMove de Sony. Comme le remarque Bart Simon : « The object of consumption is no longer just the spectacle of the game on a screen but rather players’ corporeal engagement and kinaesthetic involvement in that spectacle [13]». L’expérience du jeu se déplace du dedans de l’écran, vers le devant. Jouer, ce n’est pas seulement avoir une expérience dans un environnement virtuel, c’est aussi prendre du plaisir devant cet univers, face à lui, extérieur à la représentation. Ou plus précisément, le joueur devient une partie de la représentation vidéoludique.
A travers les transformations contemporaines du jeu vidéo, nous observons que les bords de l’immersion évoluent sans cesse. Les modalités interactives ne semblent pas non plus suffisamment standardisées. Il y a ainsi dans le jeu vidéo un dedans et un dehors en constant changement.
3. Emersion et porosité du virtuel
3.1 Proposition de définition de l’émersion
Afin de comprendre l’évolution des différentes immersions dans le jeu vidéo, nous proposons un modèle différent. Cela nous permettra de mieux discuter l’immersion du joueur dans l’expérience virtuelle et son rapport au réel.
Partant des deux environnements (réel et virtuel), nous avons déjà présenté la notion d’immersion comme une attitude où un utilisateur croit suffisamment à l’illusion virtuelle pour y focaliser son attention. Il y a donc des repères du réel qui sont mis de côté temporairement pour être suppléés par ceux de la représentation virtuelle. Une fois cet état atteint et stable, nous pouvons affirmer que l’utilisateur est dans un état d’immersion.
Or, par simple souci logique, si l’utilisateur passe d’un état à un autre, il est nécessaire de pouvoir envisager l’état d’origine. C’est en ce sens que nous entendrons la notion d’émersion. Un utilisateur en émersion arrête de croire à l’illusion des représentations virtuelles et retrouve ses repères réels. Cet état est nécessaire, sans quoi nous serions prisonniers de toute représentation simulée informatiquement. Cette peur fictionnelle de l’enfermement dans un monde virtuel se repose sur une définition du virtuel comme un monde séparé, et non comme un mode de représentation. Dès lors que l’on quitte un programme, l’émersion se produit nécessairement. Et même brutalement, comme le montre fréquemment l’expérience frustrante du bug. L’émersion du virtuel se fait forcément à un moment ou un autre.
Cependant, les deux notions opposées d’immersion et d’émersion ne suffisent pas. L’instantanéité de l’émersion est tout aussi fausse qu’est l’instantanéité de l’immersion. Pour s’immerger, un utilisateur doit acquérir une technique particulière : il doit maîtriser l’outil technologique permettant l’interaction. Cette maîtrise est nécessaire, elle va permettre l’oubli de cet outil. Le regard ne va plus basculer entre ses mains tenant maladroitement la manette et l’écran, il suffira de ne regarder que l’écran et de faire confiance à son corps. Il en est de même pour la dactylographie : en maîtrisant son clavier, l’écrivain peut se focaliser sur les mots apparaissant sur son écran. Cela lui permettra d’aller plus vite, de se corriger plus efficacement, d’avoir plus de confiance dans ses capacités productives, etc. Cette durée floue où l’on se situe à la fois dans le réel et le virtuel ne semble ni correspondre à l’immersion, ni à l’émersion. Nous proposons deux concepts : l’immergence lorsqu’un utilisateur se destine à être en immersion ; l’émergence lorsqu’un utilisateur se destine à sortir du virtuel.
L’émergence du joueur doit être distinguée de sa capacité à faire émerger des règles de jeu ou des situations ludiques. Ce qu’on peut résumer sous l’expression de gameplay émergent recouvre le champ ludique du joueur. Nous entendons par immergence et émergence la temporalité et les modalités d’incorporation du joueur vers un état stable d’immersion ou d’émersion.
L’incorporation est la capacité à faire corps dans un avatar virtuel. Nous sommes dans une vision qui peut être comprise à la fois au sens symbolique et cognitif. Symboliquement, nous faisons corps en tant que nous croyons à l’illusion de contrôler un personnage virtuel. Mais notre corps est bien toujours celui présent face à l’interface. Cognitivement cependant, depuis la découverte des neurones miroirs[14] un développement de recherches sur la coïncidence entre l’action d’un personnage virtuel et nous-même[15]. Ce que nous vivons virtuellement est susceptible d’apprentissages réels, selon différentes manières de s’immerger.
Représentation schématique des mouvements d’immersion et d’émersion.
Ce qui pouvait être considéré comme un état d’émersion à la recherche d’informations sur Internet pour se sortir d’un périple ludique, tente d’être inclut dans le temps de jeu, et donc le temps d’immersion. Remarquons que cette recherche sur Internet ne sépare par le joueur de l’objet vidéoludique. Il n’est pas complètement séparé, il était probablement plus en état d’émergence proche émersion. Ce que la Wii U apporte en incluant la solution dans l’interface même du jeu, c’est un état d’émergence proche immersion avec la recherche sur Internet.
Des informations dans l’interface visuelle du jeu qui étaient autrefois à chercher en dehors du jeu. Photo : Kotaku.com
De cette façon, le jeu vidéo devient un média capable de prendre du recul sur ses propres modalités d’incorporation. Il peut proposer des situations au joueur où il devra continuellement aller et venir entre immergence et émergence. Dès lors, nous pouvons discuter des limites d’un système ludique reposant sur la nécessité de l’immersion du joueur, mais aussi des contraintes qu’apporte notre propre modèle.
3.2 Porosité du virtuel
Le modèle de représentation proposé permet de saisir différemment le pouvoir de subversion que peut proposer le jeu vidéo. Nous avons ainsi un jeu capable de prendre en compte le parcours naturel du joueur à se détacher de l’immersion, pour retrouver ses propres repères. Cela peut se caractériser de plusieurs façons : soit en se focalisant davantage sur les sensations somatiques dans l’interaction ; soit en n’acceptant plus les règles de représentation de l’environnement virtuel. Notons ainsi la difficulté d’une telle démarche : trop déstabiliser le joueur, c’est courir le risque que l’expérience ne soit juste que désagréable. Par l’émergence, nous souhaitons envisager des degrés de distance vis-à-vis de l’immersion. Pour illustrer, ce serait comme contrôler un personnage et avoir un personnage qui nous montre que nous le contrôlons.
Cette capacité du jeu vidéo à se regarder lui-même est connue, elle est présentée comme la réflexivité du jeu vidéo. Fanny Barnabé et Bjön-Olav Dozo ont défendu la mise en abyme comme principe ludique, en citant Gregory Bateson :
La réflexivité [est posée] comme une condition nécessaire à l’émergence du jeu : une situation ou un objet ne pourraient être reconnus comme ludique « que si les organismes qui s’y livrent sont capables d’un certain degré de métacommunication, c’est-à-dire s’ils sont capables d’échanger des signaux véhiculant le message : « ceci est un jeu ». [16]»
Dans cette citation, l’emploi de la notion d’émergence est employé dans le sens de surgissement d’une activité, capacité à sortir de la sphère de quelque chose. Elle prend ainsi un sens communicationnel dans ce contexte où la réflexivité est émergence d’un discours qui parle de son propre discours, c’est sa métacommunication.
Nous souhaiterions apporter un sens esthétique à l’émergence en la couplant avec son binôme l’immergence. Dans sa capacité à faire sens par le discours, la réflexivité va permettre une narration. Mais en proposant une interface qui rend difficile la maîtrise sensori-motrice de l’interaction, un jeu peut faire revenir aux sensations somatiques. Le jeu peut essouffler, épuiser, faire contraindre le corps, le plier, faire mal, etc. La douleur peut être au centre d’installations comme la Painstation[17] ou Fuir la guerre qui déstabilise le regard. Perturber a d’ailleurs toujours était au centre de ce que les concepteurs appellent les mécaniques ludiques. Un objectif pour le joueur ne peut pas être intéressant sans une part de difficulté, ce que les game designers[18] appellent le challenge. La règle, doit paraître pour le joueur comme un moyen de pression suffisamment puissant pour le motiver à s’améliorer, mais aussi suffisamment discret pour ne pas être ressenti comme oppressant.
Nous avons laissé de côté l’exemple de la migration un temps afin de mieux nous concentrer sur les concepts de la réalité virtuelle. Le modèle proposé précédemment va nous permettre d’analyser plus en détail les propriétés du jeu vidéo Fuir la guerre à parler de la migration.
4. Jouer avec notre incorporation : discussion sur l’usage des concepts
4.1 Quelle médiation entre le vécu d’un migrant et le vécu d’un joueur ?
Le conflit immergence-émergence est comme un rapport de force entre le joueur et son interface. Il y a dans la situation proposée par l’installation une forme qui invite le corps et l’esprit du joueur à s’engager, mais aussi à se désengager. A travers le discours que l’on peut construire avec les représentations et l’implication somatique que l’on peut rendre forte, le jeu vidéo dispose d’un répertoire d’expressions artistiques.
Pour saisir ces outils d’expression, nous pouvons revenir sur l’approche deleuzienne de la création artistique : « il y a une communauté des arts, un problème commun. En art, et en peinture comme en musique, il ne s’agit pas de reproduire ou d’inventer des formes, mais de capter des forces.[19] » Si les manières de s’incorporer virtuellement peuvent être déterminées par degrés, nous pouvons envisager une écriture de rapport de forces avec le jeu vidéo. Dans l’exemple du jeu sur la migration Fuir la guerre, le but du joueur n’est pas d’incarner un migrant ; le jeu repose sur l’expérience des forces qui nous attirent et nous empêchent de saisir entièrement le vécu d’un migrant. Chaque scène est ainsi découpée de sorte que le joueur oscille entre un ensemble d’approches contrastées de la migration : « voyager c’est facile », « quitter son pays c’est terrible », « voyager c’est horrible », « fuir la guerre c’est évident », « voir ses proches mourir c’est terrifiant ». L’installation avec ses deux écrans propose ainsi une déstabilisation sensori-motrice qui se veut être la représentation de notre trouble à saisir le vécu migrant. Le joueur construit alors sa propre vision du parcours du migrant sur la base de la représentation de sa propre hésitation.
En rendant les forces visibles, le projet deleuzien concernant la peinture a cette capacité à s’adapter à d’autres médias. Pour cela, il faut saisir les sensations en jeu dans le média. Nous remarquons ainsi plusieurs niveaux de sensations, qui sont des niveaux d’immergence-émergence. S’immerger, c’est prendre ses repères, s’installer, construire une construction mentale afin de pouvoir accorder son action aux représentations virtuelles. Emerger, c’est l’inverse, c’est perdre ses repères, pour en retrouver d’autres plus englobants ; c’est aussi prendre du recul, voir différemment sa propre manière d’agir au regard de repères plus englobants. C’est un processus à la fois communicationnel et sensible. Il y a une codification de la sortie d’un jeu par des icônes, des menus, etc. Cette sortie peut être définitive ou servir de mise en recul du jeu, comme nous l’avons vu avec la réflexivité et les retours aux sensations. Le jeu peut donc se servir des manières de s’immerger et de s’émerger pour créer un discours et une expérience sensible forte.
4.2 La fin de l’immersion ?
Cependant, cette discussion sur la médiation qu’apporte l’immersion-émersion n’épargne pas les limites d’un tel système. Si le joueur quitte un état d’immersion, mais reste toujours ancré dans une activité qui fait sens avec l’installation, n’est-il pas finalement toujours dans une forme d’immersion ? Ainsi, il y a une distinction à opérer entre une immersion technologique et esthétique. Dans Fuir la guerre ou d’autres jeux réflexifs, le joueur émerge de l’installation technologique, tout en étant immergé dans un dispositif esthétique et narratif.
Nous pourrions aussi envisager la complexité que la représentation immergence-émergence apporte au regard sur la notion de cercle magique : il y a un intérieur et un extérieur du cercle ; dedans c’est l’espace de jeu, dehors c’est l’espace du non-jeu[20]. Les jeux pervasifs[21] ont ainsi apporté un regard particulier sur ce que le réel peut transformer dans le virtuel. En intégrant les dimensions sociales aléatoires et complexes, ces jeux pervasifs poussent le joueur à se mettre en scène dans la vie de tous les jours, tout en jouant avec les forces de l’autre. Ces jeux intègrent ainsi les allers-retours entre immergence-émergence technologiques, pour apporter une autre forme d’immersion plus esthétique, ou juste ludique.
Pour rendre sensible des forces invisibles au moyen d’une interaction virtuelle, il faut que ces forces soient transformées par des règles de jeu, par des représentations numériques, par des sons et des combinaisons somatiques. Nous disposons ainsi d’un jeu vidéo capable de réflexivité, mais aussi de proposer des sensations qui lui sont propres, mêlant des arts visuels, de l’expression corporelle et de la musique.
Conclusion
A travers l’étude des étapes de production du jeu vidéo Fuir la guerre, nous avons en mis en lumière les capacités du jeu vidéo à prendre de la distance sur le projet immersif de la réalité virtuelle. Le jeu peut se faire au niveau même de l’incorporation du joueur. Nous avons dégagé que le couple immersion-émersion permettait de comprendre un champ d’activité d’incorporation du joueur. Il nous a été nécessaire de relativiser ce champ en se focalisant sur sa temporalisation. Nous avons déterminé ainsi le mouvement d’incorporation du joueur vers l’immersion comme étant immergence ; de même, son opposé vers l’émersion a été nommé émergence. Ces concepts nous ont permis de saisir les allers-retours variables suivant le discours et le niveau d’expérience sensible qu’un jeu souhaite provoquer. Immersion et émersion ne sont pas des finalités possibles d’un jeu vidéo, mais des états maximum dans lesquels des forces vont pousser le joueur à s’immerger ou à s’émerger du monde virtuel. Cet aller-retour n’est pas nouveau, il a depuis longtemps été observé par les développeurs de jeu vidéo. L’évolution des jeux et consoles a d’ailleurs témoigné d’une appropriation de phénomènes anciennement émergents comme étant maintenant des phénomènes participant de l’immersion. Ainsi, cette tension entre des forces immergentes et des forces émergentes permet de saisir la capacité expressive d’un jeu vidéo artistique, focalisé sur le mode d’incorporation du joueur. Grâce à cet outil nous avons mis en évidence les manières de parler de la migration dans le jeu servant d’exemple principal. Pour parler de la migration, un jeu vidéo peut proposer un regard réflexif et sensible sur le joueur en train de s’intéresser et d’agir avec l’interface. Ce regard se fera au moyen du couple immersion-émersion et de l’interaction.
[1] http://www.alineaire.com
[2] La médiathèque Vaclav Havel propose, outre ses services d’emprunt et de lecture d’ouvrages, un lieu d’accueil pour tous. Les séances de parlotes permettent à des personnes étrangères d’avoir une discussion en français sur ce qu’elles désirent.
[3] Lucas Pope, Paper, Please, 3909 LLC, 2013.
[4] Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ?, Paris, La Découverte, La Découverte/Poche, 1998.
[5] Philippe Fushs, Alain Berthoz et Jean-Louis Vercher, « Introduction à la réalité virtuelle », in, Philippe Fuchs (dir.), Le traité de la réalité virtuelle. Volume 1. L’Homme et l’environnement virtuel, Paris, Presses des Mines, « Mathématiques et informatique », 2003, p. 5.
[6] Idem
[7] Idem
[8] Idem
[9] Ibidem, p. 8.
[10] Etienne-Armand Amato, Immersion dans un monde virtuel : Jeux vidéo, communautés et apprentissages, disponible sur http://www.omnsh.org/ressources/434/immersion-dans-un-monde-virtuel-jeux-video-communautes-et-apprentissages, 2006.
[11] Idem
[12] Vincent Berry et Gilles Brougère, « Play and virtual communities”, in Internet, jeu et socialization, Disponible sur http://www.get-telecom.fr/archive/77/ActesBerry.pdf, 2002.
[13] Bart Simon, Wii are Out of Control : Bodies, Game Screens and the Production of Gestural Excess, Disponible sur SSRN : http://ssrn.com/abstract=1354043, 2009.
[14] Giacomo Rizzolatti, Corrado Sinigaglia, Les neurones miroirs, Paris, Odile Jacob, Sciences, 2008. Cette catégorie de neurones participe de l’apprentissage du sujet par une certaine forme d’apprentissage. En regardant quelqu’un agir, le sujet se sent agir lui-même, mais à travers l’autre. C’est la particularité de cette expérience qui a donné le nom de « miroirs » à ces neurones.
[15] Yann Minh, « Pratiques intensives de l’avatar, d’une installation immersive à la notion de cyberesthésie », in Etienne-Armand Amato et Etienne Pereny, Les avatars jouables des mondes numériques : Théories, terrains et témoignages de pratiques interactives, Hermes Science Publications, « Information, hypermédias et communication », 2013.
[16] Fanny Barnabé et Bjön-Olav Dozo, « La mise en abyme comme principe ludique : une analyse du jeu The Stanley Parable », in « Sonder l’abyme ». La mise en abyme dans les textes et les images, Luxembourg, 2015.
[17] /////////fur//// art entertainment interfaces, Painstation, 2006.
[18] Brièvement, le game designer s’occupe de penser les règles du jeu, son équilibre et sa cohérence ludique.
[19] Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Seuil, L’ordre philosophique, 2002, p. 57.
[20] Johan Huizinga, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, « Tel », 1988.
[21] Markus Montola, Jaakko Stenros et Annika Waern, Pervasive Games : Theory and Design, Boca Raton, CRC Press, « Morgan Kaufmann Game Design Books », 2009.