Morale, délibération et responsabilité dans les jeux vidéo (2/2)
Cédric Astay. Doctorant à l’Université Lyon III Jean Moulin.
Il s’agit dans ce travail de mettre en évidence la conception singulière de la morale à l’œuvre dans les jeux vidéo. On montrera qu’il est possible et même nécessaire de mettre à distance la question de la violence des images pour saisir la représentation de la délibération et de la responsabilité morales qui court dans ce médium. C’est notamment grâce à l’étude d’un certain type de jeux, les jeux de rôle, que l’on comprendra comment les choix proprement moraux qui sont laissés au joueur sont paradoxalement tendus entre une extrême facilité et une importance hyperbolique.
A) Manichéisme moral et perfection du timing
Précisons dès à présent que la conception de la morale à l’œuvre dans la plupart des jeux vidéo est fortement marquée par un manichéisme patent. Exemplaire à cet égard, le jeu vidéo de rôle Knights of the Old Republic II diffuse pendant l’un des premiers écrans de chargement du jeu un message qui s’adresse directement au joueur néophyte :
Les choix qui vous sont offerts en cours de conversations peuvent vous orienter vers le côté Lumineux ou le côté Obscur de la Force. Prenez garde à vos réactions[1].
Cette sursimplification de l’opposition du bien et du mal contribue elle aussi à affadir les choix moraux qui sont proposés au joueur dans presque tous les jeux de rôle. Toutefois, il ne s’agit pas simplement d’une question de contenu, mais aussi de dispositifs. Dans la série de jeux Mass Effect, le joueur est aussi amené à effectuer des choix moraux au fil de conversations. Lorsqu’il doit choisir entre plusieurs possibilités, les options de dialogue correspondant à des décisions morales sont réparties autour d’un cercle. Les options moralement bonnes sont toujours situées dans la partie supérieure de la roue des options disponibles, tandis que les options immorales sont systématiquement situées en bas de celle-ci. Il arrive même fréquemment qu’une ligne de dialogue conduisant à une action foncièrement mauvaise soit inscrite en rouge, tandis que la ligne correspondant à la bonne action est écrite en bleue. Le rouge et le bleu rejouent ici le conflit du noir et du blanc, du mal et du bien, des deux pôles entre lesquels le joueur doit se décider. Toutefois, si un tel repère graphique permet au joueur de savoir immédiatement à quoi s’en tenir au moment de sa décision, il tend par ce fléchage à lever toute ambiguïté, toute difficulté et in fine tout intérêt au choix moral[2].
Soulignons ici un défaut de la sursimplification manichéenne de la moralité à l’œuvre dans les jeux vidéo : avant même de savoir si agir moralement sera effectivement plus difficile à assumer, il se trouve que l’identification, la distinction du bien et du mal ne pose aucun problème. La question de la justesse du critérium de la moralité n’est que très rarement posée. L’opposition du bon et du mauvais est si caricaturale qu’aucun doute ne peut subsister quant à la nature de nos actions.
Ici s’affirme une distinction entre l’expérience morale proposée par le jeu vidéo et les cas fictifs inventés par les philosophes. Il ne s’agit pas, comme dans une expérience de pensée de philosophie morale, de faire varier les réactions possibles afin de déterminer laquelle est moralement bonne, mais d’emprunter une voie déjà explicitement étiquetée moralement.
Le jeu Star Wars : Knights of the Old Republic[3] offre un exemple particulièrement significatif d’une telle délibération morale. Le personnage-joueur assiste à la scène suivante : un malheureux est poursuivi par de puissantes créatures sauvages qui risquent de le tuer ; il arrive près d’un mur d’enceinte qui protège une ville et implore deux de ses compagnons, à l’abri de l’autre côté, de lui ouvrir la porte. L’un souhaite sauver son ami, tandis que l’autre se refuse à prendre le risque de laisser entrer les créatures dans la ville. C’est à ce moment précis que le personnage-joueur arrive, et c’est à lui de prendre une décision. Il est possible de le laisser mourir ou bien d’ordonner aux deux autres d’ouvrir la porte en s’engageant à repousser créatures. On touche ici à l’une des singularités du RPG : le timing. L’aventure vécue par le joueur à travers son personnage est scénarisée de telle sorte qu’il arrive toujours au bon moment, au moment précis où de telles situations morales ont lieu. Cela est lié à la programmation du jeu : un sous-programme, communément appelé un script, se déclenche lorsque le personnage atteint un endroit défini, et la scène a lieu sous ses yeux, comme s’il s’agissait d’un pur hasard. Le héros de jeu de rôle se caractérise par le fait qu’il arrive toujours au bon endroit au bon moment pour prendre des décisions morales. Dans cet exemple, l’urgence de la situation est telle qu’à quelques minutes près, le personnage-joueur n’aurait été mêlé à rien de tout cela. La plupart du temps, le timing est justement l’artifice qui va permettre de lancer ce qu’on appelle une mini-quête ou quête secondaire.
B) La mise en scène de la délibération et de la décision morale : les « saynètes » morales.
Il est frappant de constater à quel point la quête héroïque (le fil conducteur de la narration) est parsemée de ce que l’on nomme des quêtes secondaires, parfois très brèves. Celles-ci enrichissent l’aventure principale du héros. Il serait même tentant d’avancer qu’elles permettent parfois de remplir le monde virtuel. Pour des raisons évidentes d’immersion, les zones au sein desquelles le personnage-joueur évolue ne sauraient être de simples espaces vides à traverser, où il n’y aurait rien à faire. Pour pallier une impression de vacuité, il ne suffit pas de modéliser un certain nombre de personnages-non-joueurs. La foule ne suffit pas pour peupler un espace : encore faut-il qu’une interaction soit possible avec les PNJ. Le personnage-joueur, en chemin d’un point à un autre, est fréquemment confronté à ce que nous appellerons des saynètes morales. Ce sont de brèves expériences morales parfaitement circonscrites à un espace et à un moment précis (ceux d’un déclenchement prévu par la programmation scriptée du jeu). Elles s’imposent au personnage-joueur qui arrive par chance au bon moment. Ces saynètes morales semblent se caractériser par une temporalité propre, close sur elle-même. Il s’agit, pour ainsi dire, de quêtes autotéliques, tout à fait autonomes : à partir du moment de leur déclenchement, il est impossible d’en sortir sans les avoir résolues d’une façon ou d’une autre. Elles ne sont constituées que d’une seule scène, décomposable en trois mouvements dont la continuité est impossible à rompre : elles commencent par l’exposition du problème, sont suivies par une phase d’enquête et de délibération, et se terminent par la décision du joueur[4]. On insistera sur ce point : il est impossible de ne pas résoudre ce genre de quêtes secondaires, de ne pas trancher les dilemmes moraux qu’elles proposent. Pour reprendre l’exemple précédent, il est impossible de terminer le dialogue et de continuer son chemin avant d’avoir répondu d’une façon ou d’une autre au problème moral ainsi imposé : même si nous décidons de ne pas intervenir et que la porte reste fermée, le jeu considérera qu’il s’agit là d’une conséquence de notre choix. Ces saynètes morales sont comme une interruption du cours du jeu, une parenthèse, mais celle-ci n’est aucunement dommageable au bon déroulement de l’histoire : l’invraisemblance de leur déclenchement au moment précis du passage du héros est une astuce permettant d’enrichir un univers virtuel qui aurait sans cela bien moins de relief.
Cependant, ne s’agit-il pas là d’un procédé qui contribuerait à susciter cette impression de décousu mentionnée plus haut ? Les saynètes morales n’ont-elles pas une valeur bien moindre que celle de nombreuses autres quêtes secondaires qui ne s’y réduisent pas ? Cet autre type de quêtes, que l’on pourrait appeler des quêtes parallèles, sont intégrées au sein de la trame principale. Elles ont souvent la structure suivante : en suivant le chemin de son destin, le héros rencontre quelqu’un qui lui propose d’accomplir un autre objectif subsidiaire, comme en passant. Plus tard sur ce même chemin, le personnage-joueur tombe sur la condition d’accomplissement de cet objectif secondaire, qu’il peut alors remplir sans trop de difficulté[5]. Ce type de quête se résume bien souvent à une manipulation quelconque ou à la restitution d’un objet particulier. Il faut alors parfois revenir au commanditaire[6] de la mission pour valider la quête et obtenir les récompenses correspondantes, mais ce n’est pas systématique. Il est frappant de voir qu’aucune quête parallèle n’est jamais conçue comme pouvant mettre en péril la mission principale[7]. Quelle différence faut-il alors faire entre les saynètes morales autotéliques et les quêtes parallèles intégrées à la trame narrative ?
On se heurte ici à une aporie : les saynètes auraient véritablement un contenu moral, mais leur caractère trop sporadique et décousu ne saurait suffire à susciter une expérience morale vraiment satisfaisante chez le joueur ; d’un autre côté, la plupart des quêtes secondaires parallèles sont bien tissées avec la trame principale, mais elles se réduisent souvent sur le plan formel à des objectifs d’exploration ou de scoring communs à nombre d’autres jeux vidéo[8]. Notre solution repose dans l’idée qu’il ne faut pas faire de distinction ferme entre les saynètes morales et les quêtes parallèles en plusieurs temps. Les saynètes sont en fait une épure, une sorte de scène morale minimale. Elles n’ont pas toujours un grand intérêt, mais elles sont cruciales en ce que ce procédé est parfois repris et distillé à l’intérieur même d’une quête parallèle en plusieurs temps. Lorsque cette dernière prétend présenter un véritable contenu moral, c’est par le biais d’une saynète que celui-ci interviendra. La saynète n’est alors plus auto-référentielle : elle s’insère dans une quête parallèle, au service de laquelle elle est employée. Tout comme il y a des saynètes morales autotéliques qui mettent entre parenthèses la quête principale, une saynète morale peut faire irruption au sein d’une quête parallèle. C’est cela qui lui conférera sa dimension morale. Dans les jeux de rôle, il n’y a que la saynète qui est morale. Or, la saynète est essentiellement dialogique, et ce lien entre l’action et la parole que nous soulignons ici recoupe la théorie arendtienne de l’agir moral :
L’action muette ne serait plus action parce qu’il n’y aurait plus d’acteur, et l’acteur, le faiseur d’actes, n’est possible que s’il est en même temps diseur de paroles. L’action qu’il commence est révélée humainement par le verbe, et bien que l’on puisse percevoir son acte dans son apparence physique brute sans accompagnement verbal, l’acte ne prend un sens que par la parole dans laquelle l’agent s’identifie comme acteur, annonçant ce qu’il fait, ce qu’il a fait, ce qu’il veut faire[9].
Arendt offre ici un lien entre l’agir et le parler qui a le mérite de contourner les lieux communs sur les performatifs pour s’attacher à la spécificité de l’agir proprement moral. Dans les jeux de rôle, dire, c’est faire, mais pas au sens habituellement performatif de l’expression. L’intérêt de l’analyse d’Arendt est qu’elle n’est pas une théorie linguistique, qui part du langage pour comprendre comment il peut avoir des effets, mais une théorie de l’action, qui part de l’acte et montre comment celui-ci est lié au verbe. Dans le jeu de rôle, ce n’est pas la parole du personnage qui produit magiquement un effet moral ; la parole explicite l’acte moral, elle l’accompagne et le décrit, elle y adhère pour en former le complément indispensable.
La moralité dans les jeux de rôle s’intègre donc dans les mécanismes ordinaires du jeu vidéo d’abord par les lignes de dialogue, censées simuler le processus délibératif de l’agent. Ces dialogues prennent la forme de saynètes dont on ne peut sortir avant d’avoir pris une décision. Une longue quête secondaire en plusieurs temps pourra proposer des choix moraux importants, mais les actions morales ou immorales sont toujours consécutives à un choix pris au cours de l’une de ces saynètes morales. Une quête secondaire peut sembler par son contenu louable en soi (faire un détour pour aller sauver des prisonniers) ou blâmable en soi (tuer un innocent pour récupérer une prime) ; toutefois, une telle quête ne peut être active que conséquemment à un dialogue. Le sous-programme qui la rend possible n’est enclenché qu’une fois la décision prise dans une conversation pendant laquelle on demande au personnage joueur s’il accepte ou non la tâche qu’on lui confie[10]. Ainsi, les décisions morales dans les jeux de rôle passent toutes par des saynètes, un dispositif dont la limpidité et la réitération constantes sont un obstacle de plus à toute expérience morale enrichissante. On est alors en droit de s’interroger : pourquoi ce système dialogique de la saynète serait-il en soi nuisible à toute profondeur morale ?
C) À cœur vaillant rien d’impossible : un univers taillé sur mesure pour un personnage divin
Nous souhaiterions montrer que le registre épique que les scénaristes donnent à leur scénario explique ce recours systématique à la saynète. L’épique serait alors indirectement cause de la simplicité et de la fadeur des choix moraux dans les jeux de rôle. Dans ces jeux, tout est fait pour calquer rigoureusement l’univers dans lequel le personnage-joueur évolue à sa progression. Ce n’est pas le héros qui s’adapte au monde, mais le monde qui s’adapte à lui. La puissance du personnage-joueur donne la mesure de sa capacité d’action et la sphère de la moralité ne fait pas exception à cette règle. En effet, l’importance des différents choix moraux augmente elle aussi en fonction de l’évolution des capacités du personnage. S’il s’agit simplement pour commencer de choisir entre donner une modique somme d’argent à un mendiant ou le vilipender, la fin du jeu ira jusqu’à proposer au joueur l’alternative entre sauver le monde et le conduire à sa perte. Pourtant, le personnage-joueur ne semble jamais vraiment responsable de ce qu’il fait, au sens où rien de désagréable ne peut lui arriver. Il est pure puissance, que cette puissance soit maléfique ou bienveillante. Cela tient peut-être aussi au dispositif ludique : il s’agit d’un jeu, donc d’un espace-temps fictif où la responsabilité est comme suspendue ; mais, plus profondément, cela s’explique par le caractère héroïque du personnage principal. Le joueur incarne toujours un héros tout-puissant. Les dialogues, biais incontournable de toute décision morale, sont si clairs que le joueur ne pourra jamais se tromper lorsqu’il choisit telle ou telle option : il sait exactement à quoi s’en tenir. Seule une erreur de lecture pourrait expliquer une conséquence imprévue. Dans un jeu de rôle, il n’y a finalement rien de déplaisant à assumer : le personnage-joueur peut faire tout ce qu’il veut, dans les limites prévues par la programmation du jeu. Libre au joueur de conduire son héros jusqu’au degré suprême du bien ou du mal.
Le héros de jeu vidéo est même un dieu qui s’ignore, car il n’a à proprement parler aucune responsabilité à assumer, au sens où rien de ce qu’il fait ne peut tourner mal (c’est-à-dire en sa défaveur). Cela idée est valable non seulement à la fin du jeu, quand le héros a accumulé tant d’expérience qu’il en est devenu invincible, mais surtout déjà dès le début de l’aventure. C’est là le tour de force des RPG : leur programmation adapte encore plus parfaitement les situations mondaines à l’évolution du héros que ne le ferait un précepteur pour son Émile. Il n’y a personne que le personnage-joueur ne puisse sauver, si l’on entend par là que le joueur ne sera jamais directement confronté à un dilemme moral si l’une des options est au-dessus de ses forces. Certes, le plaisir pris à jouer implique de relever des défis, mais rien d’infaisable ne sera proposé au joueur lors d’une phase de jeu. Comme nous l’avons souligné, les mésaventures ou désagréments éventuellement imposés par le scénario sont pris en charge par les cinématiques. Le choix de sauver le monde ou de le détruire n’est proposé au personnage-joueur que lorsqu’il a effectivement le pouvoir de choisir entre ces deux options ; de même, on ne trouvera pas de veuve et d’orphelin à sauver des griffes de bandits avant d’avoir les armes et armure suffisantes pour les défaire. C’est pour cette raison que les différentes alternatives proposées lors du choix se doivent d’être explicites, notamment quant à leurs conséquences : le choix du joueur ne doit pas le conduire à des réactions qu’il n’aurait pas choisies. Aucune quête n’est impossible pour le héros. Il résout tous les problèmes, même lorsqu’une épidémie de peste fait rage : le héros sera alors celui qui trouve le remède magique, miraculeux[11]. La stature héroïque du personnage-joueur lui confère le pouvoir divin d’imprimer à ses actes la direction exacte qu’il souhaite leur donner. Jamais ses actes ne lui échappent. L’acte est tout entier, sans implicite ni effets secondaires indésirables, ce que le joueur voulait qu’il soit à l’origine. Les conséquences mondaines ne dépassent jamais les intentions du héros. Nous sommes donc une fois encore aux antipodes de ce qui fait la substance de l’acte moral selon Arendt[12] : après avoir montré que le choix moral dans les jeux vidéos était rarement imprévisible et irréversible, nous voyons à présent que le joueur, contrairement à l’agent moral ordinaire, n’est presque jamais rattrapé par ses choix. On note donc que c’est la ponctualité et le caractère définitif de la décision qui sont caractéristiques de la représentation de la décision morale dans ces jeux vidéo. Ainsi, les propositions faites au personnage-joueur sont authentiquement des invitations à sélectionner de quel côté il préfère pencher : celui du purement bon ou celui du purement mauvais. La puissance du personnage-joueur est telle qu’elle court-circuite l’idée même de dilemme moral.
Cette analyse se trouve renforcée lorsqu’il s’agit de rendre raison des apparentes exceptions à ce phénomène d’affadissement du choix moral dans le jeu vidéo. Si des jeux plus récents comme The Walking Dead[13] ou Heavy Rain[14] prouvent de manière éclatante qu’il est possible d’éviter cet écueil, on pourra remarquer qu’il ne s’agit justement pas de jeux de rôle à proprement parler, même s’ils en reprennent certains mécanismes. Dans un jeu qui n’est pas un jeu de rôle, la difficulté est censée augmenter progressivement en fonction de l’amélioration des compétences du joueur, comme par exemple ses réflexes ou sa précision. Pour compenser ce progrès, la vitesse augmente, les ennemis sont plus nombreux, etc. Dans un jeu de rôle pur au contraire, la difficulté augmente parce que la puissance du personnage augmente. Il y a ici deux idéaux-types[15]. L’élément qui illustre avec le plus de force cette distinction entre deux types de jeu est que le jeu de rôle ne donne à son personnage qu’une seule « vie ». Dans les jeux d’adresse, l’entité contrôlée peut mourir plusieurs fois avant que la sanction du game over ne tombe. Cela s’explique probablement par le fait qu’une maladresse ou un mauvais réflexe sont toujours possibles de la part du joueur et ne doivent pas être sanctionnés trop sévèrement. À l’inverse, dans un jeu de rôle, la mort du personnage est aussitôt synonyme de fin du jeu : le héros n’est pas censé mourir et il n’y a pas de maladresse pardonnable. L’apprentissage du joueur est minimal puisque c’est la force de son personnage qui augmente exactement à mesure que les épreuves deviennent plus ardues. Que se passerait-il alors si le personnage-joueur ne devait plus être un héros ? Dans un jeu comme The Walking Dead, le personnage incarné par le joueur est justement un homme ordinaire dont les aptitudes restent constantes au fil du jeu. Dans un jeu de rôle classique, la proportion entre la difficulté du monde et la puissance du héros joue aussi à plein pour les questions morales : il n’y a pas de lointain des conséquences qui ferait hésiter le héros, ni de réactions en chaîne floues qui viendraient faire trembler sa main au moment critique. Aucun choix n’est trop compliqué pour lui, aucune difficulté n’est insurmontable, aucun conflit moral n’est réellement aporétique, puisqu’ils sont taillés à sa mesure. C’est tout le contraire dans The Walking Dead. Tout d’abord, c’est parce que le personnage principal n’est pas un héros aux capacités surhumaines que certains des dilemmes moraux n’offrent pas de résolution pleinement satisfaisante : le joueur est par exemple amené à choisir lequel parmi deux de ses compagnons il sacrifie pour sauver l’autre, car il n’y a aucun moyen de sauver les deux. Mais il ne s’agit pas là uniquement de restreindre la puissance du héros. Si un jeu comme The Walking Dead se démarque et commence à faire école, c’est notamment grâce à plusieurs artifices ingénieux qui déplacent habilement les cadres du jeu de rôle classique. Les décisions les plus graves du personnage-joueur sont encore très souvent prises lors de moments dialogiques qui ressemblent à ceux des autres jeux de rôles. Cependant, deux éléments changent considérablement la portée morale de ces saynètes. Tout d’abord, les conséquences des choix de dialogues ne sont plus aussi grossièrement fléchées. Le joueur ne sait pas s’il ce qu’il s’apprête à dire, et donc à faire, sera une action bonne ou mauvaise[16]. Ensuite, la plupart des décisions à prendre doivent l’être sous le coup d’un compte à rebours, plus ou moins court selon l’urgence de la situation. En bas de l’écran, une barre blanche qui s’amenuise symbolise le temps qu’il reste au personnage-joueur pour prendre sa décision. Si le jeu informe le joueur que le silence, dans certains dialogues, peut constituer une réponse valide à un interlocuteur, dans certains cas, laisser passer le temps consacré à la délibération morale conduit à une inaction qui est le plus souvent catastrophique. Pour reprendre l’exemple précédent, le joueur qui ne saurait pas choisir à temps entre ses deux compagnons en danger les verrait périr tous les deux. Ce simple ajout d’un compte à rebours, depuis repris par d’autres œuvres vidéoludiques, vise à restituer la difficulté que l’urgence de l’action impose parfois à l’agir moral. Dans un tel jeu, le temps précieux pris par le joueur à lire les diverses options qui s’offrent à son personnage mime la brève hésitation qui peut précéder l’agir ; le compte à rebours le contraint parfois à choisir entre des options qu’il trouve également désagréables, voire immorales, mais qui seront moins néfastes que l’inaction.
En somme, nous voyons bien que c’est surtout une certaine mise en scène dialogique des choix moraux qui détermine la profondeur de l’expérience morale proposée au joueur. Des artifices existent pour contourner ce qui semble être la pente naturelle du jeu de rôle, et certains jeux vidéo l’exploitent habilement pour déstabiliser le joueur. Est alors proposé au personnage-joueur un monde dans lequel il ne sait plus parfaitement où il va, un monde où les choix qui lui sont proposés peuvent excéder ses forces, un monde qui n’est plus parfaitement adapté à ce qu’il est en mesure de réaliser. La saynète morale n’est donc pas nécessairement limpide, elle peut conduire à des choix lourds de sens et difficiles à assumer, même si son usage le plus fréquent par les jeux de rôle est tel qu’elle est plutôt le lieu d’une certaine légèreté morale. Dans le langage courant, lorsqu’il est question d’assumer une responsabilité, on évoque l’idée d’un poids, de quelque chose qu’il est difficile de reconnaître comme sien. On ne dira pas que des parents assument un enfant si celui-ci était souhaité et que toutes les complications liées à cet événement sont acceptées d’avance avec joie. Il ne s’agit pas ici de dire que tout agir moral implique nécessairement une part de désagrément ; nous soulignons simplement que cette donnée parfois dramatiquement réelle est totalement absente dans nombre de ces jeux vidéo, sans doute pour flatter le plaisir du joueur et accentuer la dimension épique de son aventure virtuelle. La tonalité épique serait donc un obstacle majeur à une expérience morale authentique dans les jeux de vidéo. On pourra alors se demander pourquoi de tels jeux de rôle rencontrent toujours autant de succès, ou comment de telles productions sans réelles nuances morales peuvent cohabiter avec des œuvres bien plus fines. Une première réponse voudrait que la création d’un monde où les choix moraux du joueur ont une véritable profondeur demande un talent d’écriture et une somme de travail scénaristique trop considérables pour être fréquents. Le jeu Heavy Rain est de ce point de vue l’une des productions récentes les plus convaincantes : les développeurs ont créé vingt-trois fins différentes en fonction des choix du joueur. Les moyens déployés pour donner l’impression au joueur de vivre une expérience morale authentique sont donc colossaux : un script d’environ deux mille pages pour quinze mois d’écriture et trois ans de développement mobilisant une centaine d’employés. Autrement dit, cela revient à affirmer qu’il ne s’agirait que d’une question de moyens déployés. Une telle explication nous semble toutefois insuffisante : si les jeux de rôle rencontrent tant de succès, c’est sans doute aussi parce qu’ils répondent à une exigence du public. La nature si particulière des choix moraux dans les jeux de rôle ne pourrait-elle pas répondre à un besoin cathartique ? L’individu qui joue aurait alors l’impression d’avoir une puissance d’agir presque illimitée lui permettant de contrôler ses actes, surmontant ainsi sa finitude. Nous pouvons alors reprendre à notre compte les propos d’Arendt sur la frustration inhérente à tout agir moral :
S’exaspérer de la frustration triple de l’action – résultats imprévisibles, processus irréversible, auteurs anonymes – c’est presque aussi ancien que l’Histoire écrite. On a toujours été tenté, chez les hommes d’action non moins que chez les hommes de pensée, de trouver un substitut à l’action dans l’espoir d’épargner au domaine des affaires humaines le hasard et l’irresponsabilité morale qui sont inhérents à une pluralité d’agents[17].
Il serait alors possible de comprendre l’engouement porté aux jeux de rôle sans qu’ils soient pour autant totalement discrédités : s’ils ne soutiennent pas la comparaison avec des œuvres qui réussissent à faire vivre au joueur une expérience morale authentique, c’est simplement parce que l’usage que les jeux de rôle font de la morale vise un autre objectif.
Conclusion
Une conclusion d’ensemble se dégage de cette étude : le jeu vidéo a beau sembler de prime abord être un outil inégalé pour mettre en scène des expériences morales, il comporte cependant de très nombreux écueils qui peuvent entièrement neutraliser toute la portée éthique des choix proposés. En premier lieu, la profondeur des choix moraux dans les jeux vidéo dépend à la fois du talent d’écriture des scénaristes et du comportement du joueur. Dans les cas où ces deux éléments ne sont plus problématiques, on s’aperçoit que le traitement de la moralité dans les jeux de rôle passe presque toujours par des mises en scène dialogiques. Si ces saynètes présentent la plupart du temps un contenu manichéen, c’est parce qu’elles sont au service du registre épique qui caractérise ces jeux. Par sa forme même, la saynète morale est le moyen de garantir que les problèmes éthiques enrichiront l’expérience de jeu sans jamais risquer de lui nuire. Si la conception de la morale est parfois si pauvre même dans les jeux de rôle, c’est parce qu’elle est au service d’une narration épique qui prévaut sur le reste. Très souvent, la morale à l’œuvre dans les jeux vidéo est délestée de ses ambiguïtés et de ses principales difficultés, parce que les choix moraux sont clairs et fléchés par avance, et que les conséquences de l’agir sont parfaitement prévues et maîtrisées. Il suffit alors, comme le prouvent quelques jeux récents, d’orienter autrement et d’enrichir les saynètes morales pour contourner ces écueils. Il ne s’agit donc pas seulement de produire un jeu destiné à un public averti, mais bien plutôt de dispositifs, propres au jeu vidéo, à inventer pour donner une épaisseur aux choix moraux. Même dans l’univers le plus adulte, un jeu qui informe le joueur de la teneur morale ou immorale de ses actes dès qu’ils sont commis (voire avant qu’ils ne soient) échouera à proposer une expérience morale nuancée et authentique. Ainsi, malgré certaines productions récentes qui tentent de contourner ces écueils, le jeu vidéo reste tributaire d’une conception paradoxale de la moralité. Même si les mondes qu’il propose devraient offrir la possibilité de faire table rase des notions morales ordinaires, cette originalité n’est que trop souvent exploitée dans le même sens : l’aventure d’un héros évoluant dans un monde qui ne prend au réel que ce qui profite à l’épique. Rares sont les œuvres pionnières qui osent poser des questions morales pour elles-mêmes, mais elles suffisent déjà à mettre en lumière ce potentiel du jeu vidéo en termes d’expériences morales.
[1] Star Wars : Knights of the Old Republic II – The Sith Lords, Obsidian, Xbox – Windows – Mac OS, LucasArts, 2005.
[2] Le joueur n’est presque jamais en présence de situations morales ambiguës. Un personnage de Mass Effect 2 résume pourtant bien cela avec ses mots : « C’est tellement plus simple de voir le monde en noir et blanc. Le gris… Je n’ai jamais su quoi faire du gris. » Pourtant, la mission à l’occasion de laquelle cette phrase est prononcée par le personnage-non-joueur Garrus est assez peu nuancée sur le plan moral. Voir Mass Effect 2, BioWare, Windows – Xbox 360 – PlayStation 3, Electronic Arts, 2010.
[3] Star Wars : Knights of the Old Republic, Bioware, Xbox – Windows – Mac OS, LucasArts, 2003.
[4] Un exemple très simple fera comprendre la forme que prennent de tels dialogues. Dans Knights of the Old Republic II, un mendiant demande une aumône de 5 crédits au personnage-joueur, une somme dérisoire à ce stade du jeu. Trois réponses sont possibles ; cliquer sur l’une d’entre elles met fin à la conversation et engage une action spécifique. « 1. Bien sûr. », et le mendiant reconnaissant reçoit les 5 crédits ; « 2. Je n’ai rien. », et le personnage joueur continue son chemin avec indifférence ; « 3. Fichez le camp avant que je vous tue. », et le mendiant s’enfuie apeuré. Voir Star Wars : Knights of the Old Republic II – The Sith Lords, Obsidian, op. cit..
[5] Fréquemment, la »difficulté » consiste à prendre le temps de fouiller attentivement une salle pour trouver un objet particulier, ou à emprunter un autre chemin que celui qui mène directement à l’objectif prioritaire – chemin qui se révèle souvent être un cul de sac une fois l’objectif secondaire accompli, afin de ramener le personnage-joueur sur la voie principale.
[6] Certaines missions proposent quelques variations sur ce schéma en deux ou trois temps, par exemple en passant outre le premier moment, celui de la requête par le commanditaire. Le personnage-joueur, qui a souvent des poches invraisemblablement grandes, a une propension à ramasser tout ce qui traîne. Parfois, un objet ou une information sortent de l’ordinaire et déclenchent une quête secondaire in medias res : l’objet est déjà trouvé, il ne reste plus qu’à retrouver son propriétaire. Le jeu émet alors un bref signal sonore, voire un notification comme »Nouvelle entrée dans le journal de quêtes », et la quête secondaire est alors résumée sous des formules-type comme »Qui sait à qui cela pourrait être utile », »Il y a sans doute quelqu’un que cela pourrait intéresser », »[…] son propriétaire serait sans doute heureux d’apprendre que », etc.
[7] Dans les jeux de rôle, tout est fait pour laisser au joueur le temps d’accomplir ces quêtes parallèles, car le destin ne le frappe jamais au pire moment. Parfois, le jeu laisse même explicitement la possibilité de retarder l’échéance fatidique de la fin de l’histoire (Voir par exemple The Witcher 3 : Wild Hunt, CD Projekt RED, Windows – Xbox One – PlayStation 4, Namco Bandai, 2015). Cela s’explique sans doute encore en termes d’horizon d’attente : il serait risqué de donner au joueur le sentiment qu’il a été sournoisement piégé par le jeu et conduit sur une fausse piste. Le seul danger que représentent les quêtes parallèles, en toute rigueur, serait celui de mourir et donc de ne plus pouvoir poursuivre du tout la quête principale. Comme nous le verrons, le destin du héros ne doit souffrir aucun obstacle.
[8] On notera d’ailleurs à ce titre que, même dans le jeux de rôle, certaines quêtes secondaires une fois accomplies déverrouillent une récompense que l’on appelle un achievement, selon une logique de l’accomplissement que tout jeu ou presque propose depuis longtemps déjà.
[9] Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, op. cit., ch. V, p. 235.
[10] Le corollaire amusant de cette dernière affirmation est que la décision peut attendre indéfiniment qu’on y réfléchisse. Théoriquement, donc, le joueur pourrait prendre tout son temps pour délibérer, les PNJ attendant imperturbablement la phrase finale du personnage-joueur pour réagir, l’urgence de l’action étant alors étrangement suspendue. C’est justement contre une telle étrangeté que s’inscrivent des productions plus récentes (voir infra).
[11] Cet exemple est issu du premier Neverwinter Nights. Voir Neverwinter Nights, BioWare, Windows – Mac OS – Linux, Infogrames, 2002. Remarquons que nous sommes ici à l’opposé du traitement de la question par Camus dans La peste.
[12] Voir supra : Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, op.cit., ch. V, p. 298.
[13] The Walking Dead (Saisons 1 & 2), Telltale Games, Android – iOS – Windows – OS X – Ouya – PS3 – PS4 – PS Vita – Xbox 360 – Xbox One, Telltale Games & Sony Computer Entertainment, 2012.
[14] Heavy Rain, Quantic Dream, PlayStation 3 – PlayStation 4, Sony Computer Entertainment, 2010.
[15] Nous employons ce concept à dessein pour signaler que nombre de jeux ont une posture intermédiaire entre ces deux extrêmes. Un jeu de la série Zelda, par exemple, fera bien plus appel à l’habileté du joueur, mais rendra aussi le personnage plus résistant au fil de son aventure.
[16] On peut soutenir qu’il s’agit d’un souhait délibéré des concepteurs du jeu. Certes, si le joueur choisit le mode de difficulté le plus facile, des informations vagues viennent parfois commenter telle ou telle action du joueur (par exemple en signalant qu’un interlocuteur se souviendra que le personnage lui a menti). Mais ces informations n’en disent guère sur les répercussions futures de tel choix, elles surviennent toujours après le choix, et enfin elles n’apparaissent tout simplement pas à l’écran si le joueur a réglé le jeu sur la difficulté recommandée.
[17] Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, op. cit., ch. V, p. 283.