Le bon pasteur républicain. Un transfert de sacralité
Jean-Marie Privat, CREM, Université de Lorraine
Le vendredi 27 novembre 2015, François Hollande, président de la République, prononça dans la Cour d’Honneur des Invalides (autrefois Cour Royale) un discours en hommage aux victimes des attentats du 13 novembre 2015[1]. En ce lieu paré des prestiges militaires et monarchiques de l’histoire de France, cette cérémonie officielle, républicaine et laïque, est traversée d’imaginaires culturels qui entrent en résonance subliminale avec le sacré, son efficacité symbolique et politique.
La male mort
Les anthropologues des rites funéraires (en Occident) distinguent volontiers la belle mort de la mauvaise mort[2]. Dans un cas passer de vie à trépas se déroule selon une transaction symbolique « équitable » et « pacifiée[3] » entre la communauté des vivants et la communauté des morts. Le rite de passage en ses différentes étapes a pu être dûment accompli, au bénéfice de chacun. Il y a en revanche désordre anthropologique lorsque la mort est à la fois soudaine, violente, prématurée, injuste, et lorsque le corps est lui-même massacré, défiguré, déshumanisé, « outragé » en quelque façon par une violence sauvage et aveugle. La tuerie du Bataclan correspond point par point à ces sinistres critères : « horde d’assassins » d’une part, citoyens « froidement exécutés », « frappés lâchement », « tués […], abattus […], massacrés[4] » d’autre part, selon les mots du Président.
Dès lors, pour que la mauvaise mort ne fasse pas… le mauvais mort, il convient – « en dépit de nos croyances ou incroyances inavouées[5] » – que le rite funéraire soit publiquement magnifié. Les victimes ont droit à ces hommages : « Il n’existe probablement aucune société qui ne traite ses morts avec égards […] » (Lévi-Strauss, 1955). A vrai dire, un double et solennel rite de célébration des morts et de raffermissement des vivants, comme l’exige la coutume générale[6]. C’est exactement dans cet espace symbolique que se déploie le discours du Président : « Après avoir enterré les morts, il nous reviendra de réparer les vivants[7]. » Et la sacralité latente (non assumée explicitement) participe sans doute de la quête d’efficacité symbolique (et politique) du dispositif rituel d’ensemble.
Les martyrs du 13 novembre
Le lieu d’énonciation du discours est un premier marqueur majeur de cette affiliation culturelle/cultuelle et historique. On sait par exemple que les Invalides sont constituées d’un ensemble de bâtiments dont l’église Saint-Louis-des-Invalides, sa majestueuse coupole, sa croix dorée élancée vers le C/ciel, etc. Le chœur de cet édifice religieux est d’ailleurs, de toutes les églises et cathédrales de France, le seul à être orné en permanence de drapeaux français. Cette exception protocolaire signe bien une première conjonction, topique, entre le politique et le religieux (catholique)[8].
On observera en second lieu que le discours présidentiel est tramé de termes où affleure directement – passim – le registre lexical du sacré : dieu (Dieu ?), communier, confessions, croyances, culte, islam, livre sacré, sacrifice, martyrs. D’autres mots ou expressions donnent à entendre sotto voce un vocabulaire qui résonne de subtiles harmoniques religieuses, depuis le « manteau de lumière » (tous les écoliers français ont appris qu’au Moyen Âge la France se couvrit d’un blanc manteau de cathédrales) jusqu’à l’évocation latérale de Saint-Denis (les Rois de France y ont leurs tombeaux) ; depuis le massacre des « i/Innocents » jusqu’à cette inattendue mystique d’une Nation qui ferait « corps avec elle-même »… Ces connotations sont congruentes avec le dispositif rhétorique d’ensemble qui donne à entendre la longue, sobre et émouvante litanie du nom des morts (comme dans une église cistercienne), qui donne à écouter dans le plus grand recueillement les musiques funèbres de Bach, Beethoven et Mahler, qui donne à observer de longues et méditatives minutes de silence. Ce halo de sacré est non moins congruent avec la pensée sauvage de nos institutions pour qui l’intégrité de la dépouille mortelle ne saurait être profanée et l’intimité de la sépulture violée[9].
Un dieu trahi
Ce sont surtout les thèmes (la mort, le mal, le malheur, la douleur, la compassion[10], la lamentation[11], le devoir, le salut commun) et plus encore les valeurs convoquées qui – par delà l’affirmation de « l’attachement à la laïcité » – tendent à inscrire à l’horizon de cette parole officielle une forme de morale religieuse sécularisée, sapientielle et universelle. C’est ce sous-texte évangélique du bon pasteur républicain que nous voudrions mettre en pleine lumière.
Le Président – loin des fastes de l’Ancien Régime ou des pompes de l’Église – est d’abord sobrement installé sur une simple chaise, à l’avant-scène des invités toutefois. Il gagne ensuite une large estrade rectangulaire où l’attend un pupitre minimaliste d’où il prononcera son discours. La voix ferme et mesurée, parfois traversée d’émotion, le regard grave et assuré, manteau et costume noirs stricts d’où émerge à peine le col blanc[12] de sa chemise, debout maintenant, le Président s’adresse au pays tout entier. Son message est à la fois conventionnel et singulier. Il est convenu par sa durée, par sa langue et son style[13], par sa teneur mémorielle et son ambition fédératrice, par sa défense et illustration des valeurs nationales.
L’amour de la vie
Cette parole officielle est plus inattendue quand elle ne cesse de laisser entendre un message évangélique dans le message républicain. Cette coalescence ou cet effet de surimpression se manifeste particulièrement quand le verbe présidentiel prône à son peuple une conduite qui rejoint de facto la sagesse évangélique, telle que ramassée en sa plus concise expression au fronton des temples chrétiens : « Dieu est Amour » ou « Dieu est Vie ». L’amour salvateur était déjà le thème-refrain de la chanson – « Quand on n’a que l’amour à offrir en prière […] » – interprétée façon gospel en ouverture lyrique de la cérémonie proprement dite[14]. Ce thème est exalté non pas évidemment dans sa dimension christique ou théologique mais comme une certitude ontologique où la communauté des citoyens trouve sa source, ses ressources, et où les différences se transcendent : « […] nous, nous, nous avons l’amour, l’amour de la vie […]. » Au cœur du discours, le style même de l’assertion, lyrique et comme vibrante ou ardente, trouvera plus loin un écho dans l’affirmation d’un « élan » de fraternité qui (nous) « unit sur l’essentiel ». Cette fraternité républicaine n’est certes pas la fraternité chrétienne stricto sensu mais cette consonance formelle sera comme réactivée quelques phrases plus loin par la célébration d’un inattendu principe ( ?) d’ « espérance », principe lui-même associé dans un subtil compromis idéologique à la « tolérance », la tolérance de Paris ville Lumière, et de la France, le pays des Lumières.
Livre sacré
Il s’agit bien du combat des Lumières (et de la modernité démocratique) contre l’obscurantisme et son armée de fanatiques (deux occurrences), combat en partie à front renversé toutefois et à double entente/détente. En effet, c’est cette fois une forme de morale évangélique, à peine laïcisée, qui est au principe d’une lutte vigilante, exigeante et éclairée, contre ce « culte de la mort », « cause folle » associée à une lecture « dévoyée » du « livre sacré » des musulmans. Cet évangile républicain (et orthodoxe) est à l’opposé d’une culture de la peur et de la haine, de la vengeance et de l’intolérance. Chacun de ces termes à contre-courant du politiquement correct peut faire songer à vrai dire à l’Ancien Testament et à la barbarie sectaire de ses mœurs (son stéréotype et son imagerie en tout cas). C’est la loi du talion (« je ne sais quel instinct de revanche » Discours des Invalides / « Si quelqu’un verse le sang de l’homme, par l’homme son sang sera versé », Genèse IX, 6). C’est l’instinct de haine (« Vois combien mes ennemis sont nombreux, Et de quelle haine violente ils me poursuivent », Psaumes 25.19) et le sang versé par le traître (« Il avait espéré de la droiture, et voici du sang versé ! » Ésaïe 5.7). C’est la folle violence et les morts innombrables (« Lui et son peuple avec lui, Le plus violent d’entre les peuples, Seront envoyés pour détruire le pays ; Ils tireront l’épée contre l’Égypte, Et rempliront le pays de morts », Ezéchiel 30:11). Cet « ordre inhumain » qui est ainsi accusé et récusé au nom de la « liberté », bien suprême, est un ordre archaïque, régressif et oppressif, venu à la fois d’ailleurs (« de loin ») et d’avant, l’ailleurs oriental et l’avant biblique se rejoignant obliquement, pour le pire. La grande messe[15] du syncrétisme républicain est dite[16]. Reste, « en ce lieu exact du cosmos où se croisent la vie et la mort », la fiction officielle d’un « chant de belle mort »[17], et une mythographie pour des jours meilleurs.
Annexe – Extraits du discours de F. Hollande, Président de la République, Paris, Cour d‘Honneur des Invalides, 27 novembre 2015.
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Illustrations 1. – Les Invalides, vue générale – 2. La chaise du Président – 3. Le discours au pupitre – 4. L’orateur salue son auditoire.
[1]
https://www.youtube.com/watch?v=_aWzHW2sFbg – Voir la transcription de larges extraits en Annexe.
[2] Vernant, Jean-Pierre, « La belle mort et le cadavre outragé », L’individu, la mort, l’amour, Paris, Gallimard, folio/histoire, 1989, p. 41-80.
[3]
Lévi-Strauss, Claude, « La visite des âmes » (année 1951-1952), Paroles données, Paris, Plon, 1984, p. 245-248.
[4]
On ne saurait expliciter ici aussi les possibles homologies (sinon le continuum) entre les conceptions antiques et modernes (folkloriques) de la male mort.
[5]
Lévi-Strauss, Claude, « Les vivants et les morts », Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 259-277.
[6]
Hertz, Robert, « Contribution à une représentation collective de la mort », Sociologie religieuse et folklore, Paris, PUF, 1970 (1928), p. 1-83.
[7]
L’expression « enterrer les morts et réparer les vivants » se trouve dans le roman de Maylis de Kerangal, Réparer les vivants, Paris, Gallimard, 2014, p. 140.
[8]
Sur cette même Esplanade des Invalides, par exemple, le samedi 13 septembre 2008, le pape Benoît XVI célébra une messe dans le cadre de son voyage apostolique en France.
[9]
Labbée, Xavier, « La valeur de la dépouille mortelle chose sacrée », Études sur la mort, 1/2006 (no 129), p. 69-77 – URL : www.cairn.info/revue-etudes-sur-la-mort-2006-1-page-69.htm. Les mots et valeurs de notre droit sont significatifs, les rites étatiques non moins : après tout, au cœur du cœur symbolique de la Nation, à Paris, sous l’Arc de Triomphe de l’Étoile, un culte républicain est rendu, depuis bientôt cent ans, sur la tombe du Soldat inconnu, mort pour la Patrie. Le terme de « Dalle Sacrée » est largement utilisé par les associations d’anciens combattants pour désigner le tombeau et sa flamme.
[10]
« Celui qui souffre a droit à la compassion », Job, 6. 14
[11]
La rhétorique de la lamentation universelle – « comme si c’était le monde entier qui se couvrait de deuil » – tend à sa façon à donner à la célébration nationale des événements tragiques une portée littéralement œcuménique.
[12]
On peut ou non (c’est la magie performative du compromis cognitif) songer au « col romain » ou « col blanc », signe particulier de la tenue dite de clergyman des prêtres chrétiens, catholiques et protestants à l’époque contemporaine.
[13]
La performance est orale, monologuée et s’appuie sur un texte soigneusement écrit à l’avance (ici, selon la rumeur, par l’orateur lui-même). L’auditoire se doit d’être attentif, immobile et muet. Le style formulaire et sapientiel, voire « inspiré » est commun aux discours politiques solennels et aux grands sermons qui se donnent pour enjeu de fixer/rappeler les principes fondateurs : « La liberté ne demande pas à être vengée, mais à être servie. »
[14]
La chanson de J. Brel compte onze quatrains. Le quatrain 1 (« le grand amour ») et le quatrain 4 (« la laideur des faubourgs ») sont omis. Par contre, le quatrain 7 (« Quand on n’a que l’amour / À offrir en prière / Pour les maux de la terre / En simple troubadour ») est lui chanté à deux reprises, dont une première fois –contrairement aux paroles officielles – en ouverture du chant.
[15]
Le samedi 13 septembre 2008, le pape Benoît XVI célébra une messe sur l’Esplanade des Invalides, dans le cadre de son voyage apostolique en France.
[16]
Le discours d’hommage entre bien sûr en dialogue avec d’autres discours, qui peuvent eux-mêmes être habités par une sorte d’aura sacrée On rapprochera ainsi l’allégorique clausule hollandienne – « Le malheur qui a touché les martyrs du 13 novembre investit cette jeunesse de cette grande et noble tâche. […]. Cette génération est aujourd’hui devenue le visage de la France. » – du fameux discours d’André Malraux pour le transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon, le 19 décembre 1964, à Paris. Il se clôt ainsi sa prosopopée nationale : « Aujourd’hui, jeunesse, puisses-tu penser à cet homme comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres qui n’avaient pas parlé ; ce jour-là, elle était le visage de la France… »
[17]
Maylis de Kerangal, op. cit., p. 288.
Très belle réflexion merci infiniment pour cette rédaction