L’Europe en images au XVIe siècle : sainte, sacrée ?
Sylvain-Karl Gosselet, (Grenoble Rhône-Alpes)
Représenter l’Europe n’a jamais été commode pour les artistes. Quelle forme donner à cette abstraction géographique ? Dans quelle mesure pouvaient-ils introduire d’autres acceptions, religieuses et politiques, dans leurs œuvres ? Si les corpus d’œuvres d’art de l’antiquité et du Moyen-âge comptent quelques rares figures personnifiant l’Europe, elles demeurent isolées dans leurs espaces géographiques, dans leurs ères historiques et n’ont aucune unité formelle ou communion d’idées leur permettant de laisser une postérité. C’est au XVIe siècle que la représentation allégorique de l’Europe, dite chrétienne, apparaît réellement dans les arts et suit une évolution des formes cohérente.
Y a-t-il, à cette époque, du saint dans la représentation figurée de l’Europe, c’est-à-dire une manifestation hagiographique visible, suggérée ou fantasmée, qui, du répertoire géographique, l’élèverait vers une acception plus éminente ? Sainte Europe n’existe pas, mais occuper l’espace spirituel entre le divin et le terrestre n’est pas forcément défendu. Dans quelle mesure et pour quelles raisons les représentations de l’Europe accèdent-elles donc au registre hagiographique ?
Existe-il par ailleurs une manifestation du sacré ? La figure de l’Europe doit être tirée de l’humain, cet état commun dans lequel elle sert d’abstraction géographique, pour atteindre le surhumain et illustrer l’idée d’Europe. Quels symboles peuvent élever cette pensée figurée au degré supérieur, dans un univers indiscutable ?
Trois modèles se détachent au XVIe siècle pour répondre à ces questions. Ils sont faits d’incarnations, de personnifications et d’allégories, d’attributs religieux et régaliens. Et sans conteste, ces représentations de l’Europe connaissent en moins d’un siècle une évolution qui révèle combien ces images convoquent, à défaut de piété, l’hagiographie et la sacralité.
L’Europe incarnée
Depuis l’Antiquité, le monde est perçu en occident comme une grande masse de terre entourée d’eau au-delà de laquelle s’étend l’univers de Dieu. Cette masse de terre est composée de l’Asie, de l’Afrique (longtemps appelée Lybie) et de l’Asie. Ces trois parties du monde ont été largement accueillies par les artistes du moyen-âge selon la pensée pythagoricienne reprise par le dogme chrétien. L’œcoumène médiéval partagé en trois renvoie avec plus ou moins de concordance aux points cardinaux, à l’orient, l’occident ou le septentrion et le midi de l’Antiquité et de la Bible.
La traduction iconographique médiévale de la partition du monde en trois est essentiellement biblique. Les fils de Noé et les rois mages les personnifient et véhiculent à cette époque des visions cosmographiques fidèles de la perception du monde.
Les carte du monde au moyen-âge en forme dite TO[1] sont largement répandues avec des inscriptions Asia/Sem, Africa/Cham, Europa/Japhet qui convoquent les trois fils de Noé, ancêtres des trois peuples originels, et par extension évocation des parties du monde. Ainsi, Japhet représente-il l’Europe.
La tradition médiévale fait aussi converger vers Bethléem les rois mages depuis les trois parties du monde. Une vague base canonique, dans un sillage vétérotestamentaire, agglomère des textes patristiques qui, les uns après les autres, détails après détails, font de Melchior le roi mage venu d’Europe, Gaspard d’Asie, Balthasar d’Afrique.
Il est donc communément admis qu’à l’aube du XVIe siècle, Japhet et Melchior aient parfois représenté l’Europe. Bien plus que de simples personnifications, ces éminents personnages du Livre sont des incarnations de l’Europe, au sens mystique. Mais la découverte de l’Amérique porte le nombre de parties du monde connues de trois à quatre. Outre le fait que des siècles de dogmes bibliques s’effondrent à propos de la forme du monde, cette découverte révolutionne l’iconographie. Les rois mages et les trois fils de Noé ne peuvent plus incarner le monde moderne, mais seulement l’ancien. Un nouveau modèle iconographique doit leur succéder. Mais ne souffrira-t-il pas d’une perte de religiosité dès lors que le monde moderne n’est plus entièrement celui de la Bible ?
La vision mariale de l’Europe, sainte et sacrée
L’Europe du XVIe siècle n’a pas de consistance politique. Elle n’a pas de souverain unique à sa tête et aucune union ne rassemble les nations. C’est une aire aux limites géographiques mal définies où voisinent des États, des régimes, des langues, des peuples et des cultures différentes. Par contre, elle a une certaine homogénéité religieuse dans la chrétienté et les représentations figurées de l’Europe ne peuvent la passer sous silence.
En 1537, Une carte anthropomorphique dont le corps tout entier représente l’Europe, est imprimée à Paris. C’est l’œuvre de Johannes Putsch (1516-1542), un homme instruit né à Innsbruck et dont la brève vie est peu documentée. De sa représentation de l’Europe, une gravure sur bois, il ne reste aujourd’hui qu’un seul exemplaire connu, conservé à Innsbruck (voir la figure n°1).
La feuille de grande taille pouvait décorer un intérieur. Elle montre une femme, vêtue d’une robe, une couronne posée sur la tête, un orbe surmonté d’une croix dans la main droite, un sceptre tenu du bas par la main gauche. Ses contours suivent le trait de côte du continent européen de manière approximative. Le dessin simple et économe est sans grand raffinement. Dédiée à Charles Quint avec un poème appelant la paix en Europe, c’est une image à la gloire de Habsbourg. Sans doute fut-ce une estampe à faible tirage, malgré cela, elle va devenir un modèle avec une grande postérité, auquel nous donnerons le nom de modèle parisien.
Durant les cinquante années suivantes, l’estampe de Putsch aurait pu disparaître définitivement. Les guerres de religions font rage en Europe. Mais l’image traverse ces évènements dévastateurs. Il faut avoir accordé une valeur certaine à l’objet lui-même et à ce qu’il représente aussi pour le conserver. Son modèle réapparait en Allemagne en 1587. En effet, cette année-là, l’Europe de Putsch sert au théologien luthérien d’Hanovre Heinrich Bünting (vers 1545-1606). C’est un auteur aux vues théologiques parfois divergentes des canons protestants, comme Luther et Calvin au sujet des images. Il publie en particulier en 1581 un compendium géographique intitulé Itinerarium sacrae scripturae[2]. L’édition de 1587 (il y en aura soixante et une en diverses langues) est illustrée de cartes géographiques dont l’une d’elles montre l’Europe semblable à celle de Putsch. Elle porte le titre Europa Prima Pars Terrae In Forma Virginis (voir la figure n°2).
La même année 1587, le graveur et cartographe hollandais Matthias Quad (1557-1613) et l’éditeur Johann Bussemacher (actif de 1577 à 1616) réalisent une carte de l’Europe, éditée à Cologne. Elle est aussi inspirée de Putsch (voir la figure n°3). C’est une grande carte richement ornée et conçue pour être suspendue à un mur. Elle porte le titre Europa Descritpio et une mention précise Virginis en caput est Hispania, Gallia pectus […].
L’année suivante 1588, l’édition allemande de la célèbre Cosmographia Universalis du savant humaniste et cartographe allemand Sebastian Munster (1498-1552) contient une carte anthropomorphique de l’Europe d’après Putsch (voir la figure n°4). La Cosmographia Universalis est éditée pour la première fois à Bâle en 1544. C’est l’une des premières descriptions du monde en langue allemande abondamment illustrée de gravures sur bois, dont de nombreuses cartes. L’ouvrage devient une référence en géographie et en histoire et l’un des plus vendus au XVIe siècle. Il connait vingt-huit éditions dans cinq langues avant 1588 dont six en français.
Toutes ces représentations de l’Europe inspirées de Putsch forment un modèle iconographique, le modèle parisien, qui présente deux registres, celui du sacré et celui de la sainteté.
Son iconographie trouve d’abord son inspiration dans les représentations du Saint Empire romain germanique, elles-mêmes héritées de l’empire romain. C’est par exemple l’archétype du portrait des premiers empereurs de l’Empire Romain Germanique, d’Otton Ier (912-973) à Otton III (980-1002). Ils sont couronnés et tiennent un sceptre dans une main, un orbe surmonté d’une croix dans l’autre, selon une constance iconographique. Ces objets sont des attributs du sacré politique. Or, comme l’Europe du modèle parisien est une reine voire une impératrice, il convient de la consacrer par des signes régaliens incontestables, et ceci pour plusieurs raisons. D’abord, au contraire des autres princes de l’Europe, elle n’a pas d’existence dans le réel. Sa légitimité doit donc être affermie par des éléments symboliques supérieurs qui la placent au-dessus des nations. Ensuite, elle rassemble, dans son corps symbolique, l’ensemble des nations qui la composent. A ce titre, non seulement elle leur est supérieure en tout, mais elle vise également à l’universel. Elle est une potestas suprema apte à préserver, au-dessus des nations qui parfois se déchirent entre elles, une société politique malgré l’agitation intérieure et face à l’ennemi extérieur, turc en particulier. Elle est naturellement reine car la monarchie, dans la pensée politique moderne, est la meilleure forme de gouvernement, comme le rappelle encore Jean Barclay en 1614 dans le Tableau des esprits[3].
Mais outre la société politique, l’Europe a aussi vocation à évoquer la société religieuse. Sainte Europe n’existant, les artistes trouvent dans le registre hagiographique d’autres sources d’inspiration. Si l’on soupçonne chez Putsch en 1537, une mariophanie dans la personnification de l’Europe, elle est éclatante et sans ambigüité chez Quad et chez Bunting : son estampe porte le titre Europa in forma virginis. Quelle autre figure incontestable que celle de la Vierge pouvait incarner une reine dans une attitude de surplomb, graphique comme idéologique, des princes d’Europe ? Et justement parce que la reine de l’Europe n’est qu’une conception de l’esprit, quand les souverains régnants sont de chair, la figure mariale apparait comme idéale pour marquer cette différence. L’Europe est élevée au rang de la Vierge, mère et reine des hommes, sainte des saintes. Le caractère sacré des représentations de la Vierge étant indéniable, quel statut cette iconographie donne-t-elle à cette image en tant qu’objet ?
Le XVIe siècle est fortement marqué par la figure de la Vierge et les conséquences d’une profanation comme celle de 1528 à Paris démontrent la sacralité de son image. Dans la nuit du 31 mai au 1er Juin 1528, une statue de pierre de la Vierge installée dans une niche au croisement de deux rues du quartier du Marais à Paris est mutilée. La tête de la vierge et celle de l’enfant Jésus sont décapitées. Cet évènement est aussitôt mis en relation avec d’autres atteintes iconoclastes menées par les partisans de la Réforme pour qui le culte des saints, et de la Vierge Marie en particulier, est contraire au véritable sens de la Foi. L’émotion des parisiens est vive car le culte de Marie est extrêmement populaire. On dit même que le roi s’en émut jusqu’aux larmes. Il n’y a pas de lien avec ces évènements, mais représenter l’Europe sous forme de la Vierge comme le fait Putsch à Paris en 1537 tombe sous le sens. La figure de l’Europe chrétienne peut donc accueillir le saint et le sacré, mariophanie et hiérophanie, sans blasphème, et sans prêter à l’exercice de la piété pour autant.
La dissimulation du sacré religieux
C’est un peu plus au nord de l’Europe qu’apparait au XVIe dans les Flandres un deuxième modèle iconographique, que nous appellerons modèle vinaire. Sous une forme allégorique, il donne de l’Europe une représentation cryptée sous influence de l’humanisme et de la Réforme.
C’est un foyer artistique très actif de diffusion des représentations de l’Europe qui s’est constitué dans les années 1570-1590 à Anvers. C’est une terre fortement empreinte de calvinisme, avec un rayonnement important au-delà de la région, porté par l’art de la gravure en pleine expansion. Les nombreuses estampes, de facture de plus en plus brillante au fil des années, font l’objet d’un commerce intense et d’une large diffusion en Europe. Ce commerce florissant permet l’accès à l’image pour des populations qui en était éloignées. Les artistes d’Anvers sont au cœur de la pensée humaniste, et l’édition, notamment des images, est un contributeur majeur à sa diffusion. Ecrivains, géographes, savants, antiquaires et marchands instruits forment avec les artistes une communauté dont le géographe Ortelius est une figure illustre. Repenser le monde en pleine expansion, et les images du monde, participent de cet élan.
Quatre estampes relativement célèbres, éditées à Anvers au XVIe siècle, représentent l’Europe avec une charge symbolique toute particulière.
En 1570, le savant et géographe flamand Abraham Ortelius publie le premier atlas moderne intitulé Theatrum Orbis Terrarum. C’est l’un des ouvrages les plus vendus du XVIe siècle en dépit de son prix élevé. Il connaît un succès important dans toute l’Europe et trente et une éditions dans sept langues. Le frontispice de l’atlas est devenu une image célèbre. Il a fait, avec l’ouvrage, l’objet d’études très détaillées[4]. La figure allégorique de l’Europe qui l’illustre n’a pas été complétement analysée (voir la figures n° 5a et 5b).
L’Europe est représentée en haut de la composition symbolique du frontispice. C’est une femme royalement vêtue qui porte une couronne sur la tête, tient un sceptre de la main droite et l’une des branches d’une croix latine plantée dans un gros orbe posé au sol. Elle est assise, comme sur un trône, sous une treille sur laquelle pousse une vigne luxuriante où pendent des grappes de raisins.
L’Europe agrippe la croix par l’une de ses branches. C’est une manière quasi-blasphématoire tant cet objet sacré se manipule avec respect par sa partie inférieure, dans la liturgie comme en privé. Que veut dire ce geste ? L’Europe a-t-elle la mainmise, au propre comme au figuré, sur l’Eglise romaine ou est-ce un geste irrévérencieux ? La réponse à cette question est essentielle, elle détermine si cette représentation de l’Europe est une œuvre de la Réforme ou pas. L’explication à cette énigme iconographique pourrait se trouver dans la religion même de l’artiste. Aucune biographie de personnalité du XVIe siècle ne saurait être complète sans un chapitre relatif à ses convictions religieuses[5]. Or les spécialistes d’Ortelius sont partagés sur sa religion. Etait-il protestant ou catholique ? Il n’y a aucune certitude[6].
A la même époque, vers 1571, le peintre et graveur flamand Marcus Gheeraerts (vers 1515-1594), dessine une série des quatre parties du monde gravée par le célèbre anversois Philippe Galle (1537-1612). Philippe Galle est l’un des graveurs les plus prolifiques et doués de son temps. La série comporte une estampe intitulée Europa[7] (voir la figure n°6).
Elle est inspirée du frontispice d’Ortelius. On y retrouve les principales caractéristiques de l’Europe : c’est une reine, avec une couronne sur la tête, un sceptre dans une main, un orbe dans l’autre. Elle est sous une treille décorée d’une vigne et de nombreuses grappes de vin. Par contre, la croix, élément prédominant dans l’œuvre d’Ortelius, a disparu de l’estampe de Gheeraerts/Galle. Elle ne surmonte plus l’orbe que tient Europa. Les deux artistes, dont l’un est protestant et l’autre catholique, ont-ils jugé préférable de la supprimer ? C’est atténuer la spiritualité de cette évocation de l’Europe, son acception catholique. C’est écarter une trace évidente de sacralité. Cette estampe semble être celle d’un compromis dans une région écartelée entre les conflits religieux.
Le même Philippe Galle édite vers 1579 un recueil de quarante-trois figures allégoriques intitulé Prosopographia[8] (Prosopographie, ou esquisse des vertues, de l’esprit, du corps, des vices et des émotions). Les gravures des allégories sont de Theodoore Galle (1571-1633), le frère de Philippe. Les textes sont du lexicographe et linguiste Cornelis Kiel (1528-1607). Le titre et les légendes des allégories sont en latin, la dédicace et l’adresse au lecteur en français. L’ouvrage se termine par une traduction en français des légendes en latin. La volonté de vulgarisation, et de commercialisation de l’ouvrage à l’étranger, sont évidentes. L’ouvrage, destiné aux « peintres, engraveurs, entailleurs, orfeuvres, statuaires et même aux poëtes rimeurs et rhétoriciens vulgaires » se termine par la série des quatre parties du monde. Europa est en tête, avec la légende « Je suis Europa ayant la couronne en tête et le sceptre en main, comme la première et la plus digne et noble partie du monde, la grappe que je porte dénote que nulle des autres parties a du vin autant que moi. » (voir la figure n°7).
Vers 1589, Martin de Vos (1532-1603) dessine à son tour une série d’images dédiées aux quatre parties du monde, gravées au burin et éditée par Adriaen Collaert (vers 1560-1618). De Vos épouse la fille du graveur Philip Galle en 1586. Le foyer anversois de l’époque est donc animé d’artistes qui se connaissent, se fréquentent, et au sein duquel circulent les images, les sources, les inspirations et les modèles. L’allégorie de l’Europe par De Vos/Collaert est représentée dans un paysage aux accents bucoliques (voir figure n°8). C’est une femme richement vêtue, assise sur une grosse sphère, un orbe, où l’on distingue un vague tracé géographique. Elle porte une couronne surmontée d’une petite croix sur la tête, un sceptre brandi de la main droite et une grande branche de vigne avec des grappes de raisins dans la main gauche.
Nous appellerons ces représentations allégoriques de l’Europe des modèles vinaires parce que la vigne et les grappes de raisins sont des symboles religieux. Si elles rappellent que les européens sont doués pour fabriquer et vendre du vin, produit emblématique de leur prospérité depuis l’antiquité, comme les épices et la soie font immédiatement penser à l’Asie, elles sont aussi et surtout la manifestation du divin dont la dissimulation est essentielle en terre calviniste.
La vigne et surtout la grappe de raisin sont des symboles chrétiens des floraires du Christ[9]. Elles évoquent l’Eglise et le corps mystique du sauveur crucifié dont le sang se transforme en vin eucharistique. Or l’Eucharistie est au cœur même du rejet protestant. Et comme en terre reformée, les artistes avaient tout intérêt à modérer les signes catholiques, la vigne et les grappes de raisins forment un camouflage qui n’est pas sans rappeler les signes de reconnaissance secrets des premiers chrétiens. On ne retrouve pas dans le modèle vinaire quelque acception mariale évidente. L’Europe du modèle parisien de Putsch, sainte incarnée, est sans doute inconnue à cette époque dans la région ; elle n’avait de toute manière aucune chance de prospérer à Anvers avec autant de panache qu’en Allemagne, même luthérienne. Enfin, il faut relever l’importance de la treille qui entoure l’Europe chez Ortelius et chez Gheeraerts/Galle. Avec sa vigne et le raisin, elle ne forme pas qu’un encadrement décoratif, il est aussi spirituel : la chrétienté englobe l’Europe. Il y a donc du montrer peu et du suggérer beaucoup dans le modèle vinaire. Par la suppression du saint, la Vierge et le vertical catholique, et la dissimulation du sacré, il répond aux exigences de l’Institution de la religion chrétienne de Calvin.
Les régalia du modèle vinaire quant à eux sont les mêmes que ceux du modèle parisien. L’Europe, est une reine, voir une impératrice, avec couronne, sceptre et orbe. Cette constance symbolique confirme sa sacralité politique.
L’atténuation du sacré religieux
Au prisme des allégories de l’Europe, le XVIe siècle prend véritablement fin en 1603. Cette année-là, la réédition d’un traité à destination des artistes codifie l’art de représenter l’Europe.
Cesare Ripa avait fait en effet paraître en 1593 à Rome un ouvrage en italien, intitulé Iconologia qui, sous forme d’un manuel semi-alphabétique, donne aux artistes la description de figures allégoriques telles qu’elles peuvent être représentées. L’histoire de l’art français est relativement indifférente à cet ouvrage majeur. « Aujourd’hui encore, l’Iconologia est souvent utilisée comme un outil commode de « décodage » des œuvres d’art, un lexique permettant d’identifier les sujets, et presque exclusivement considérée comme telle. On le consulte un peu, par habitude ou par acquit de conscience. On n’a pas véritablement pris au sérieux son contenu théorique, l’anthropologie qu’il déploie. D’un ouvrage fondateur extraordinairement fécond, on a fait un usuel, parfois un parent pauvre dont la fréquentation est légèrement compromettante[10].» La première édition de l’Iconologia de 1593 ne comporte aucune illustration mais elle est déjà un grand succès. Elle ne compte pas non plus de notice décrivant l’Europe. L’édition suivante de 1603 est considérablement enrichie de centaines de notices et de gravures allégoriques. L’Europe y apparaît, décrite par un long texte et illustrée par une gravure sur bois intitulée Europa (voir la figure n°9).
Pour la première fois, un traité donne les clés d’une représentation allégorique de l’Europe. Sa description précise que c’est une femme richement vêtue d’un habit royal très coloré, avec une couronne sur la tête. De l’index de la main gauche, elle montre les symboles du pouvoir, des couronnes diverses, des sceptres. Dans sa main droite, elle tient un édifice, que Ripa désigne par tempio. L’Europe de Cesare Ripa est allégorique, la compréhension de l’image est considérablement facilitée par la lecture de sa notice explicative.
Il y a-t-il du saint ou du sacré dans l’allégorie de l’Europe de Cesare Ripa ? L’édifice que tient la figure est une église en forme de temple qui symbolise « la perfetta, e verissima Religione, e superiore à tutte l’altre [11]. » . Cette précision fait sans ambiguïté de l’allégorie de l’Europe une œuvre de la Contre-réforme. Cette partie du monde accueille la « vraie Religion », formule post-tridentine qui érige Europa non pas en image de l’Europe chrétienne mais en allégorie de l’Europe catholique. Cette précision de Ripa est importante, son Europa ne laisse aucun doute d’interprétation à la différence des modèles parisiens ou vinaires.
Du point de vue symbolique, le choix d’un temple-église comme attribut interroge. S’il voulait évoquer la religion, pourquoi Ripa n’a-t-il pas placé une croix dans les mains de l’Europe ? C’est un attribut qui se retrouve pourtant au voisinage de certaines de ses allégories comme celle de la Religion ou de la Foi chrétienne. L’examen de l’ensemble de l’Iconologia apporte une réponse. Ripa fait usage de cet attribut avec une grande parcimonie. La sacralité absolue de la croix n’y est pas étrangère. La croix, symbole du Christ mort, de son corps sacrifié, est un objet sacré au point d’être quasi-intouchable. Or la reine de l’Europe, aussi éminente soit-elle, n’appartient ni au clergé, ni à un quelconque ordre religieux, ne relève ni du registre biblique ni de l’hagiographie. Et comme la croix appelle la piété, Ripa veille à ce que sa représentation de l’Europe n’ait pas vocation à devenir une image pieuse comme celle d’un saint. Il prend garde de ne pas concéder trop de sacré religieux à une allégorie géographique et d’en faire une image susceptible de dévotion, ce qu’elle n’est pas. Le temple que tient l’Europe est donc un attribut approprié, parce que l’Europe ne peut pas tenir une croix. Cela n’empêche pas de former une image qui contribue à la propagation de la foi, qui rappelle que cette partie du monde est le siège de l’Eglise où les églises sont les maisons-dieu.
Les régalia qui apparaissent dès 1537 sur l’estampe de Putsch comme des symboles structurant de l’Europe sont repris par Ripa. Il multiplie même couronnes ouvertes, couronnes fermées, couronne papale dans un souci d’exhaustivité voire d’exaltation du sacré politique. Ces attributs du pouvoir ont une charge symbolique essentielle. Ils confirment ce que les artistes du XVIe siècle qui s’achèvent mettaient en avant comme une acception centrale : L’Europe est une reine, dans son étendue et sous son patronage sont rassemblés les souverains de toutes les nations d’Europe. Cela comprend le pape que Ripa n’omet pas d’illustrer par la couronne papale et d’évoquer dans sa notice : « il Sommo Pontefice Romano, la cui auttorità si stende per tutto, dove hà luocho la Santissima, e Cattholica Fede Christiana. [12] ».
Entre le début et la fin du XVIe siècle, la figure de l’Europe a finalement perdu toute sainteté d’essence mariale. Elle s’est considérablement désacralisée aussi, sans perdre toutefois les attributs du sacre qui lui confèrent toujours le titre de reine de l’Europe et la position de surplomb évoquée précédemment. Mais cette souveraineté, à l’aube du XVIIe siècle, sauf à considérer qu’elle relève fortement du divin comme pour les rois de France, est d’une sacralité atténuée par comparaison aux modèles parisiens ou vinaires. Chez Ripa, la vigne et le raisin ont disparu de l’image, tandis que sceptres et couronnes partagent le registre symbolique avec de nouveaux attributs : du commerce, de la guerre, des arts. Alors que l’Europe a été incarnée, sanctifiée, sacralisée au XVIe siècle sans pour autant que sa représentation devienne une image pieuse, Ripa met véritablement fin en 1603 à un cycle intense de créativité iconographique. Même érigée en étendard de la contre-réforme, ce qu’elle est sans conteste, son image a paradoxalement perdu l’essentiel de sa sacralité. Après 1603, l’Iconologia devient la source essentielle des artistes qui représentent des allégories. Et de transferts artistiques en transferts artistique, son Europa s’impose comme un modèle unique pendant deux siècles, à quelques exceptions près. Un véritable âge d’or de l’allégorie de l’Europe chrétienne s’achève, durant lequel saint et sacré, religieux et politique, ont incontestablement contribué à ériger en figure souveraine l’Europe sur les nations d’Europe, et l’Europe face au reste du monde.
[1] Une carte en TO montre les trois parties du monde connues formant l’écoumène au moyen-âge, l’Asie, l’Europe et l’Afriqueplacées de part et d’autre de barres verticale et horizontale, formant un (T). dans le cercle du monde (O)
[2] Heinrich BÜNTING, Itinerarium sacrae scripturae. Das ist : ein Reisebuch ûber die gantze heilige schrift, Wittenberg, 1587
[3] Paulette CHONE, Sylvie TAUSSIG, Introduction et notes de Jean BARCLAY, Le tableau des esprits, Turnhout, Brepols, 2009.
[4] Par exemple : René BOUMANS, « The religious views of Abraham Ortelius », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 17, n°3/4, 1954, p. 374-377.
[5] Ibidem, p. 374.
[6] Giorgio MANGANI, « La signification providentielle du Theatrum orbis terrarum », Abraham Ortelius (1527-1598), Cartographe et humaniste, Bruxelles, Brepols, 1998, p. 95.
[7] Le Victoria & Albert Museum de Londres conserve une version plus tardive avec la signature du graveur Michiel Snyders (1588-1630) à la place de celle de Philippe Galle (inventaire n° E.2471-1912).
[8] Philippe GALLE, Prosopographia, sive virtvtvm, animi, corporis, bonorvm externorvm, vitiorvm, et affectvvm variorvm delineatio, Anvers, 1579.
[9] Louis REAU, Iconographie de l’art chrétien, Paris, 1955, t.1, p. 132.
[10] Paulette CHONE, « Ripa en France », De zeventiende eeuw. Jaargang 11, Uitgeverij Verloren, Hilversum, 1995.
[11] Cesare RIPA, Iconologia, Rome, 1603, p. 332.
[12] Idem.