De l’individuation à la stratification (1/2)
Sur le « passage à la politique » de Gilles Deleuze
Si Deleuze considère lui-même que L’Anti-Œdipe et Mille Plateaux marquent, dans son parcours, un « passage à la politique », il importe de comprendre en quoi consiste un tel passage. La première période de la pensée deleuzienne se déploie en effet comme le projet d’une critique transcendantale, qui évite le double écueil du dogmatisme métaphysique comme d’un scepticisme inconséquent. Conçu comme une rupture avec cette première période, le « passage à la politique » de Deleuze risque donc d’hypothéquer la critique politique qu’il engage. Cet article cherche à montrer que la critique politique de L’Anti-Œdipe et de Mille Plateaux ne rompt pas avec le projet d’une critique transcendantale, mais la poursuit, ouvrant ainsi la possibilité d’un matérialisme transcendantal.
If Deleuze himself considers that Anti-Œdipus and A Thousand Plateaus mark, in his thought, a “political turn”, understanding what this turn is does matter. Indeed, the first moment of deleuzian thought appears to be the project of a transcendental critique, avoiding the double danger of metaphysical dogmatism as well as an inconsistent skepticism. Thought as a break with this previous period, Deleuze’s “political turn” risks damaging the political critique which he engages in. This article is trying to show that Anti-Œdipus and A Thousand Plateaus’s political critique doesn’t break with the project of a transcendental critique but continues it – thus opening the possibility of a transcendental materialism.
Stéphane Lléres – UPJV – CURAPP
Quand il arrive à Deleuze de revenir sur son propre parcours de pensée, il marque sa rencontre avec Guattari comme un tournant, l’ouverture d’une période nouvelle. Ainsi, dans un entretien avec Raymond Bellour et François Ewald, Deleuze considère que L’Anti-Œdipe et Mille Plateaux ont ouvert « […] comme une seconde période qui n’aurait jamais commencé ni abouti sans Félix. »[1] Dans le même esprit, Deleuze déclare dans un entretien avec Toni Negri, à propos de L’Anti-Œdipe :
« Une sorte de passage à la politique, je l’ai fait pour mon compte, avec Mai 68, à mesure que je prenais contact avec des problèmes précis, grâce à Guattari, grâce à Foucault, grâce à Elie Sambar. L’Anti-Œdipe fut tout entier un livre de philosophie politique[2]. »
Il est vrai que L’Anti-Œdipe présente des différences notables avec les textes qui le précèdent. Qu’il s’agisse des premières monographies, ou de Différence et répétition et Logique du sens, les concepts de Deleuze étaient auparavant élaborés à partir d’œuvres de pensée – qu’il s’agisse de pensée philosophique (Hume, Nietzsche, Bergson, Spinoza, etc.), esthétique (Proust) ou scientifique (Geoffroy Saint-Hilaire). Sur le fond, la philosophie de Deleuze se construit alors autour du problème de ce qu’il en est de penser, et de la nécessité de s’échapper d’une image traditionnelle et dogmatique de la pensée. Ce premier temps de l’œuvre a une tonalité critique, et même explicitement transcendantale dès Différence et répétition. A partir de L’Anti-Œdipe, les concepts s’élaborent « à même la réalité sociale[3] », au contact de pratiques effectives, comme la psychanalyse ou la linguistique, du point de vue de leurs effets éthiques et politiques. Et la philosophie qui s’y construit prend l’allure d’une philosophie pratique matérialiste, et semble, du coup, perdre les accents transcendantaux qui pouvaient être précédemment les siens. Impossible de ne pas noter que ce changement coïncide avec la collaboration de Deleuze avec Guattari, dont l’activité politique est intense et multiple, mais aussi, comme le note Deleuze lui-même, avec sa rencontre avec Foucault, ou Elie Sambar. Le « passage à la politique » de Deleuze peut donc être vu comme la sortie d’une « philosophie de philosophe » vers la réalité sociale et politique, sous l’effet de rencontre de personnalités militantes.
Il importe néanmoins de bien comprendre en quoi consiste ce tournant : peut-on y voir une rupture ou un changement de cap par rapport à la période précédente et sa coloration nettement transcendantale ? Si Deleuze reprend explicitement, à partir de Différence et répétition, le motif transcendantal, c’est qu’il conçoit – et ce, dès ses premières monographies – la philosophie comme une entreprise de démystification[4], c’est-à-dire comme une critique qui repérerait et dénoncerait toutes les illusions par lesquelles se réintroduit une transcendance, à laquelle la pensée se trouve soumise ; une critique, par conséquent immanente. Or, comme l’avait vu Kant[5], une telle critique ne peut se déployer que sur un plan transcendantal. Le plan métaphysique, qui postule l’existence d’objets transcendants, c’est-à-dire au-delà du champ de l’expérience (l’Un, le Bien, Dieu, etc.) est de ce fait même inapte à une critique immanente ; mais c’est aussi le cas du plan empirique, qui s’en tient au seul donné de l’expérience. La critique empiriste, selon Kant, réduit en effet la connaissance à une simple croyance issue de l’habitude, et donc simplement particulière et contingente[6] : elle débouche alors sur un relativisme sceptique[7], qui ne peut être que provisoire pour n’être pas inconséquent, à moins de retrouver une transcendance dans l’affirmation d’une harmonie préétablie entre l’ordre naturel et celui de l’expérience humaine[8]. Une critique immanente requiert un plan lui-même rigoureusement immanent : non pas le plan métaphysique d’un au-delà de l’expérience, mais pas plus le plan strictement empirique : le plan transcendantal des conditions de l’expérience. Une critique réellement immanente est donc une critique transcendantale, c’est la raison pour laquelle Deleuze, à partir de 1968, en reprend la thématique, considérant qu’elle doit être mise à l’actif de Kant[9].
De ce point de vue, comment considérer le « passage à la politique » que constitue L’Anti-Œdipe ? La critique s’y fait explicitement matérialiste[10], mais une telle affirmation ontologique semble parfaitement contradictoire avec une critique transcendantale : une telle critique ne retombe-t-elle pas dans les écueils qui avaient jusqu’ici soigneusement été tenus à l’écart ? D’une part, le matérialisme, en tant qu’affirmation sur l’être de ce qui est, semble une position dogmatique ; mais d’autre part, le matérialisme rigoureux est en même temps un empirisme, puisque si tout ce qui est est matériel, alors tout ce qui est est en droit objet d’une expérience[11]. Une telle critique semble alors vouée à l’échec : elle est condamnée à l’inconséquence sceptique à moins de retrouver, comme on l’a montré, une transcendance – ce qui la condamne comme critique immanente, c’est-à-dire au fond, comme critique. Perdant toute dimension transcendantale, la critique politique qui ouvre cette seconde période de la pensée de Deleuze serait donc mort-née.
A moins que le « passage à la politique » de Deleuze ne signe pas l’abandon de la démarche transcendantale. D’une part, la démarche transcendantale a toujours eu, chez Deleuze, un aspect politique : Toni Negri remarque que la problématisation des institutions est déjà présente dans la monographie que Deleuze consacre à Hume, ainsi qu’une critique des théories du contrat, qui est au centre de la Présentation de Sacher Masoch. De la grande politique de Nietzsche à l’ontologie politique de Spinoza, on voit que le travail monographique de Deleuze a déjà une dimension politique. C’est le cas aussi de Différence et répétition, ses anarchies couronnées qui détrônent les hiérarchies, et ses remarques sur le révolutionnaire permanent comme seul véritable révolutionnaire. Mais d’autre part, si Deleuze et Guattari réclament une critique matérialiste dans L’Anti-Œdipe, c’est dans des termes explicitement empruntés à Kant, puisqu’Œdipe y apparaît comme la métaphysique de la psychanalyse, justiciable d’une critique qui doit en repérer et en déjouer les paralogismes ; mais cette critique matérialiste doit permettre de retrouver un inconscient transcendantal[12]. Le « passage à la politique » de Deleuze ne signifierait pas l’abandon du projet d’une critique transcendantale, mais un remaniement profond de celle-ci, par lequel la critique devient à la fois matérialiste et transcendantale, ouvrant la possibilité d’un matérialisme transcendantal.
Voilà pourquoi il importe de comprendre en quoi consiste le « passage à la politique » de Gilles Deleuze : de là dépendent le sens et la valeur de la critique qui s’y déploie. Soit ce passage est un abandon de la démarche transcendantale, et la critique matérialiste de L’Anti-Œdipe s’en trouve compromise ; soit il s’agit d’une reprise et d’un remaniement profond de la démarche transcendantale, qui rend possible une critique matérialiste transcendantale, mais alors il ne peut plus s’agir de transcendantal kantien, et il reste alors à comprendre à quoi nous avons affaire.
Le destin de l’actualisation du virtuel dans l’œuvre de Deleuze et de Deleuze-Guattari apparaît propre à éclairer cette question. Celle-ci est en effet d’abord comprise sous le titre d’individuation, et répond alors à un enjeu explicitement critique et transcendantale. Or, la problématique de l’individuation disparaît comme telle à partir de L’Anti-Œdipe, alors même que les analyses qu’elle mettait en jeu semblent, au contraire réinvesties. Ce sont les raisons de cet effacement qu’il nous faudra éclaircir : elles permettront de mieux comprendre en quoi consiste le « passage à la politique » effectué par Deleuze. Nous pourrons alors examiner comment et sous quelles modalités se déploie un matérialisme littéral, qui est aussi un matérialisme transcendantal après L’Anti-Œdipe.
L’individuation comme procès : l’enjeu critique
Si l’actualisation du virtuel est d’abord pensée, avec Simondon, comme individuation, c’est précisément dans le cadre de la reprise par Deleuze du projet d’une critique transcendantale. Cependant, Deleuze estime insuffisante la critique kantienne, et considère celle-ci trahie au moment même où elle est formulée[13]. Si le transcendantal kantien se comprend comme le champ des conditions de l’expérience possible[14], c’est seulement dans la mesure où la condition est seulement la forme de possibilité du conditionné ; elle se trouve, en fait, dérivée de ce qu’elle conditionne et tout le champ transcendantal se révèle un simple décalque de l’empirique. Par là, tout est trahi : tout le donné empirique est en droit rapporté à l’unité du « Je pense », qui est un universel dans la mesure où il doit pouvoir accompagner toutes mes représentations. Comme tel, il réintroduit une transcendance, puisque si le « Je pense » est présupposé dans tout objet empirique, la réciproque n’est pas vraie. L’ordre logique réintroduit la transcendance du fondement sur ce qu’il fonde. Puisque, comme nous l’avons vu, le plan transcendantal est le seul qui soit propre à soutenir une critique immanente, il s’agit, pour Deleuze, de le remanier, de sorte à en évacuer la transcendance que sa version kantienne admettait encore. Par cette opération, le champ transcendantal deleuzien n’est plus le champ des conditions de l’expérience possible, mais celui des conditions de l’expérience réelle ; non plus le champ d’un conditionnement, mais celui d’une genèse. Si Deleuze rencontre, à ce moment, Simondon, c’est parce que ses travaux consistent précisément en un effort pour penser l’individuation sans se donner par avance ce dont il faut construire la genèse, savoir l’individu ; en d’autres termes, ne pas décalquer sur le processus d’individuation la forme de l’individu empirique. L’individuation simondonienne constitue donc pour Deleuze une authentique genèse transcendantale.
Celle-ci procède par actualisation du virtuel. Le champ transcendantal préindividuel ainsi remanié n’a, en effet, plus l’unité et l’identité qui font la forme de l’individu empirique : c’est un champ différentiel, ou problématique. Le problématique se définit par la coexistence des hétérogènes ou des incompossibles : chaque terme n’étant rien d’autre que sa différence ou son hétérogénéité, chacun, en tant qu’il s’affirme comme différence, répète, rejoue ou fait revenir tous les autres termes en tant qu’ils sont eux-mêmes des différences. Chaque terme constitue ainsi une perspective sur toutes les autres. Le champ problématique est donc un champ de singularités, si on comprend ce terme de manière mathématique comme rapport différentiel – les singularités sont alors préindividuelles, plutôt qu’elles ne sont des caractéristiques de l’individu. Le champ problématique est donc placé sous le régime de la disjonction incluse, ou synthèse disjonctive, puisque des perspectives hétérogènes, incompossibles y coexistent, compliquées les unes dans les autres. En cela, le champ problématique ou transcendantal ne peut être que virtuel. C’est le sinologue du Jardin aux sentiers qui bifurquent de Borgès qui l’explique encore le plus clairement, lorsqu’il donne à son visiteur la clé de la lecture du livre de son ancêtre :
Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilités se présentent, l’homme en adopte une et élimine les autres ; dans la fiction du presque inextricable Ts’ui Pên, il les adopte toutes simultanément[15].
En acte, les incompossibles ne peuvent exister. L’un ne peut apparaître que si l’autre n’existe pas, ou cesse d’exister. N’existent en acte que des compossibles. La logique de l’actuel est donc celle de la disjonction exclusive, et le champ transcendantal, ou problématique, est nécessairement virtuel. L’actuel, ou l’empirique, peut donc être compris comme la solution de l’état problématique, virtuel et transcendantal. L’interprétation que donne Deleuze du calcul différentiel permet de comprendre en quoi consiste cette solution. Si dx est une quantité infiniment petite soustraite à x, et dy une quantité infiniment petite soustraite à y, chacune d’elle n’est, prise en elle-même, rien. Mais
n’est pas égal à zéro : elles ne se déterminent que réciproquement, c’est-à-dire qu’elles ne sont rien en dehors de leur rapport : dy et dx permettent donc de penser mathématiquement les éléments qui peuplent le champ problématique virtuel. Or, le rapport
est susceptible d’une détermination complète, qui fournit l’ensemble des valeurs du rapport et distribue ainsi des points singuliers. Ces singularités ne sont pas encore la solution recherchée, mais des potentiels, toujours divergents. La solution, c’est la courbe, qui va intégrer ces potentiels divergents en un tout. L’individuation doit donc être comprise comme l’intégration des potentiels divergents – les singularités – qui peuplent le champ problématique virtuel.
La coexistence des hétérogènes les uns à travers les autres, se répétant ou se rejouant les uns les autres d’un certain point de vue, c’est ce que Deleuze appelle la perplication. Mais cette coexistence n’est pas encore rencontre ou mise en communication. La rencontre effective est intensive. Deleuze reprend le terme en son sens physique, dans la mesure où l’intensité des physiciens est en elle-même différentielle. Elle se définit comme rapport entre des niveaux disparates, chacun de ces niveaux se définissant lui-même comme rapport de disparates, etc. L’intensité fait alors passer les rapports différentiels du régime de la perplication à celui de l’implication[16] : l’ordre d’implication est un ordre d’emboîtement. E – E’ est un rapport de disparates, dans lequel E est défini par un rapport e, e’ et e est à son tour défini par un rapport -’, impliqué à un degré supplémentaire, etc. C’est parce que l’intensité fait passer les rapports différentiels sous le régime de l’implication, qu’elle est ce qui assume l’individuation. S’impliquant les uns dans les autres, les rapports différentiels s’emboîtent et s’ordonnent. C’est par là qu’ils s’intègrent en un tout, défini d’abord par le rapport ,
des hétérogènes qui se rencontrent[17]. L’individualité est donc intensive. C’est dans la rencontre intensive que peut se résoudre l’état problématique constitué par la perplication des hétérogènes. Notons à ce stade qu’il n’y pas de différence chronologique entre la coexistence perpliquée des hétérogènes et leur mise en communication intensive. En fait, à aucun moment les hétérogènes ne subsistent simplement perpliqués. Il n’y a que des mises en communication intensives, que des rencontres. Il en est de la coexistence perpliquée comme du plan d’immanence, dans Qu’est-ce que la philosophie ?[18] : il est présupposé par les concepts – qui doivent d’ailleurs être compris comme des intensités – sans leur préexister à aucun moment.
Soit la vision binoculaire – exemple produit par Simondon[19]. Elle doit être pensée comme solution d’un problème posé par la coexistence des visions de chaque œil, dont on sait qu’elles ne se recoupent pas ni ne sont simplement complémentaires, et qui consiste dans l’intégration de leurs singularités dans une troisième dimension – la profondeur – qui subsume les deux premières. La vision binoculaire est donc une vision individuée. Dans Différence et répétition, Deleuze reprend la description du blé de Samuel Butler comme contraction de l’air et de la lumière d’une part, de la terre et de l’humidité d’autre part – c’est-à-dire comme solution du problème posé par la coexistence de dimensions disparates, qui intègre leurs singularités[20]. Mais les perceptions ou les sentiments sont eux-aussi le résultat d’un processus d’individuation, tout comme le sont les sexes, ou les classes sociales[21].
Ce qui advient par cette mise en communication intensive, c’est une prise de consistance. L’individu intensif apparaît par contraction, il est, en ce sens, une habitude, et comme tel, il prétend au retour de son propre « cas ». Opérant une concaténation paradoxale de Hume et Leibniz, Deleuze considère chaque nouvelle consistance ou habitude intensive comme une « âme », ou un moi passif[22]. Celui-ci n’est pas encore, ni nécessairement un sujet. Celui-ci requiert encore une mémoire, qui doit être compris comme reproduction d’un ancien présent au sein du présent actuel : en visant un ancien présent en tant que passé, elle engage la réflexion du présent actuel au sein duquel le passé est visé, et constitue par là un « Je pense ». Mais l’ancien présent n’est visé comme passé que dans la mesure où il est saisi, conformément aux analyses de Bergson sur ce point, à travers l’élément du passé pur. Si l’on comprend que Deleuze décrit ce passé pur de manière bergsonienne[23], on voit alors que le sujet se constitue par une remontée des hétérogènes perpliqués au sein de l’individu intensif qui s’y constitue, dans laquelle ce dernier se réfléchit.
Reste que l’individualité intensive n’est pas encore l’individu empirique. Celui-ci est au contraire, extensif : il est un ensemble de parties extensives, concourant toutes à l’unité d’un même tout. C’est une totalité organique. Mais précisément, la différence constitutive de l’intensité s’annule alors en extension. Extensivement, il n’y a plus de rapports différentiels impliqués, mais des parties extérieures les unes aux autres, participant à l’unité d’un même tout. C’est que l’intensité est un ordre d’implication, et de ce fait même, elle s’explique. L’explication est l’opération par laquelle les singularités impliquées les unes dans les autres sont mises les unes hors les autres – partes extra partes – et constituent ainsi une totalité organique. Si le champ problématique est virtuel et transcendantal, et s’engage dans une individuation intensive, l’individu organique est actuel et empirique, et apparaît en extension. La raison de cette explication n’est pas à rechercher ailleurs que dans le virtuel lui-même. Leibniz, déjà, distinguait le virtuel du possible en montrant que le virtuel était toujours déjà engagé dans sa propre actualisation[24]. Si le virtuel se définit comme différentiel, alors le propre du virtuel est de se différencier, de se dédoubler, en champ problématique d’une part, et en individus empiriques actuels de l’autre. L’actuel et le virtuel doivent donc se comprendre comme les deux faces ou les deux versants de la différence se différenciant, plutôt qu’être simplement opposés[25]. Ce point est d’une grande importance, car c’est ici que se joue une compréhension précise de la genèse transcendantale construite par Deleuze. D’une part, que l’actuel et le virtuel soient comme les deux versants de la différence se différenciant, cela signifie d’abord que le champ problématique ne disparaît pas dans les états de choses individués actuels qu’il engendre. Si seul l’actuel ex-iste – c’est-à-dire est extensivement – le virtuel, lui, in-siste, c’est-à-dire double intensivement les corps actuels. Chaque individu actuel a sa doublure virtuelle, qui constitue sa charge de devenir. Car seul l’actuel est, au sens strict, présent, mais le présent, de lui-même, ne passe pas. L’individu actuel ne peut devenir, c’est-à-dire entrer dans de nouvelles individuations, que par une remontée de la doublure virtuelle qui insiste en lui. Le virtuel est aussi, du même coup, toujours l’inactuel. Mais d’autre part, ces nouvelles individuations ne peuvent être engagées que par des rencontres, qui sont d’abord des rencontres de corps actuels. Par-là, il faut comprendre que la genèse transcendantale n’est pas une relation de causalité. Le virtuel ne cause pas l’actuel. Deleuze reprend la distinction stoïcienne entre l’événement – problématique, virtuel – et les corps, ou états de choses, actuels[26]. Puisqu’ils existent en acte, les corps sont ce qui agit ; ils n’agissent que sur d’autres corps, qui, eux, pâtissent. Les corps ou états de choses sont donc causes les uns pour les autres. Mais ils ne sont pas causes les uns des autres : les corps ne causent pas d’autres corps, ils ne causent que ce qui arrive à d’autres corps – l’événement. Un couteau est cause de ce qui arrive à un autre corps, savoir, « être coupé » ; mais « être coupé », c’est un événement, lui-même incorporel. Les événements ne sont jamais causes des corps ou états de choses dans lesquels ils s’incarnent ou insistent. Le virtuel ne cause pas l’actuel, pas plus que le transcendantal ne cause l’empirique. Car la relation de causalité, communément comprise, est une relation unilatérale, et concevoir la genèse transcendantale comme causation suffirait à réintroduire une transcendance, celle du virtuel produisant unilatéralement l’actuel[27]. Ceci suffit à distinguer la genèse deleuzienne de celle de Bergson, dans laquelle la durée virtuelle produit seule et unilatéralement, comme par dégradation, le tout des existants actuels[28]. Au contraire, l’événement, ou champ problématique virtuel, est toujours effet des rencontres des corps actuels. L’individuation selon Deleuze est donc une genèse statique[29] : le virtuel double l’actuel sur un seul et même plan, il s’y incarne sans le causer.
Tout ceci concerne aussi bien les corps que les propositions qui s’y rapportent. Cette genèse statique doit être conçue comme double, ou biface. Elle est à la fois genèse statique ontologique et genèse statique logique. La rencontre intensive est événement, et c’est l’événement problématique et virtuel qui s’individue en état de choses actuel. Mais cet événement fait sens, et ce sens s’incarne dans des propositions actuelles qui se rapportent à l’état de choses. C’est par le milieu que se fait la genèse transcendantale de Deleuze, qui engendre du même coup les corps actuels et les discours qui s’y rapportent – manière deleuzienne de reprendre la fameuse proposition VII du Livre II de l’Ethique.
Éclairer l’individu comme le résultat d’un procès plutôt qu’une donnée, déterminer ce procès d’individuation comme genèse transcendantale statique, à la fois logique et ontologique, tout ceci est la tâche exigée par l’entreprise de Deleuze, qui consiste à dégager la critique des illusions de transcendance dans lesquelles sa formulation kantienne la laissait encore prise. C’est tout le projet d’une critique radicalement immanente – projet le plus général de Deleuze – qui se trouve engagé dans la description de l’individuation et qui, dans un premier temps au moins, s’y réalise.
L’effacement du problème de l’individuation
On aurait tort de sous-estimer la manière dont L’Anti-Œdipe réinvestit ces analyses. C’est la description des synthèses de l’inconscient qui en recueille l’essentiel – à condition de bien comprendre que ces synthèses ne sont pas seulement psychologiques. Au contraire, il s’agit pour Deleuze et Guattari de restituer à la production son univocité – et ce à travers une lecture de Marx[30]. La production ne s’épuise pas dans la consommation, qui en serait l’opposée : toute production est toujours déjà consommation (en ce qu’elle consomme des ressources, des moyens de production, etc.), et toute consommation est en même temps production, puisque d’une manière ou d’une autre, elle produit l’homme (dans la consommation alimentaire comme culturelle). Au point que la production ne produit que de la production[31]. La production ne produit qu’elle-même, de manière immanente : le produit est identique au produire. Ainsi comprise, la production est un processus, ce qui désigne d’abord l’immanence de la production[32]. Mais par cette immanence, la production apparaît alors univoque : produire ne se dit plus qu’en un seul et même sens, puisque la production est toujours production de production. Il n’y a donc plus à distinguer la production naturelle et la production humaine[33] ; il n’y a pas non plus à distinguer la production sociale, industrielle, de la production psychique : c’est la même production désirante[34].
Pourtant, la production désirante et la production sociale sont vécue empiriquement comme différentes. C’est que, s’il y a entre elles une identité de nature, celle-ci n’exclut pas une différence d’usage ou de régime[35] – chacun de ces régimes devant être compris comme un régime de désir[36]. Ces deux usages ou régimes apparaissent donc comme la doublure l’un de l’autre, de la même manière que le virtuel et l’actuel se doublent mutuellement, chacun recueillant les déterminations de l’un des deux versants de la production. Les synthèses, dans leur usage immanent, apparaissent comme rejouant le versant virtuel de la production.
Soit la synthèse connective, ou synthèse de production. Puisqu’il n’y a pas de différence entre la production naturelle et la production humaine, celles-ci ne sont pas les termes du processus. Le processus n’a pas de termes, il est infini, et peut être pensé comme flux[37], c’est-à-dire mouvement infini, sans origine ni fin. Nous ne connaissons cependant jamais de flux comme tels, mais seulement des flux coupés, c’est-à-dire du mouvement prélevé sur un flux, comme la perception consciente bergsonienne consiste en un prélèvement sur un flux infini d’images-mouvements. Les flux sont, en réalité, présupposés par la coupure, sans lui préexister effectivement à aucun moment. Nous ne connaissons donc que des coupures-flux, et c’est cette coupure-flux qu’il faut comprendre comme synthèse connective, ou production de production. Réinjectant les analyses du second chapitre de Différence et répétition, appuyées sur la lecture de Hume autant que de Bergson, Deleuze et Guattari éclairent la production comme connexion[38]. La connexion est prélèvement – coupure – sur un flux, mais la répétition de cette coupure engendre une consistance plus grande, c’est-à-dire une prétention toujours plus grande à son propre retour. C’est la coupure-flux en tant qu’elle consiste, c’est-à-dire en tant qu’elle prétend à son retour, qu’il faut appeler machine. Celle-ci n’est pas autre chose que la coupure – flux qu’elle opère et qu’elle prétend répéter. Elle est donc toujours elle-même un objet partiel – selon l’expression de Mélanie Klein – à condition de bien comprendre que c’est une partie qui ne renvoie à aucun tout, puisque le flux sur lequel elle est prélevée est infini. Mais du même coup, une machine : le flux prélevé n’est jamais pur, puisque celui-ci est présupposé sans préexister comme tel. Il n’y a de flux que coupé, et tout flux prélevé est toujours déjà machiné. Toute machine est ainsi machine de machines. En ce sens, les machines sont des intensités.
Cette synthèse connective – qui rend compte à elle seule de l’immanence de la production, par l’identité produire-produit qu’elle affirme – entraîne la production d’une surface sur laquelle s’enregistre tout le processus productif. Puisque la machine consiste, c’est-à-dire, prétend à son retour, il faut bien que d’une manière où d’une autre, la coupure-flux soit enregistrée. Freud expliquait que si le besoin de l’enfant, au moment de la première tétée, était satisfait par le lait maternel, cette satisfaction se doublait de l’enregistrement mnésique de la liaison faim-lait maternel, par lequel le besoin se changeait en désir, passant par l’image du lait pour en reproduire la réalité[39]. En d’autres termes, l’appareil digestif coupe un flux de lait maternel, et cela n’arrive pas sans que la coupure s’enregistre, sans quoi elle ne pourrait prétendre à son retour, c’est-à-dire consister. Cet enregistrement forme un code, qui est comme un « […] quadrillage de disjonctions […] »[40], qui n’impliquent aucune exclusion[41]. Ce code machinique doit plutôt être pensé sur le modèle d’un processus de Markov : un événement étant donné, il s’agit de déterminer la probabilité des événements suivants. Ainsi, pour la langue française : un p étant donné, le processus de Markov détermine la probabilité qu’il soit suivi d’un h, ou d’un r, etc. Une machine étant toujours une perspective sur toutes les autres, le code machinique est lui-même perspectiviste[42]. Mais h, r ou autre lettre, la disjonction n’est pas exclusive. La surface d’enregistrement ainsi produite par la synthèse connective apparaît comme un « énorme objet indifférencié », sous le règne de la synthèse disjonctive ou disjonction incluse. C’est un corps plein, sans organes (par opposition à l’organisme), que la synthèse connective présuppose sans qu’il lui préexiste : c’est le plan des flux, c’est-à-dire des hétérogènes dans leur coexistence perpliquée, sous le régime de la synthèse disjonctive, ou disjonction incluse. Si les machines présupposent le Corps sans organes – et en ce sens au moins, le produisent – c’est qu’elles en reprennent les rapports différentiels, sous le régime de l’implication, puisqu’une machine est toujours une machine de machines.
Reste encore une dernière synthèse, la synthèse conjonctive, ou de consommation. Celle-ci a déjà lieu au niveau de la synthèse connective, puisque la production est toujours déjà consommation : chaque fois que la prétention au retour de la coupure-flux est remplie, il y a consommation et jouissance, qui ne sont jamais que consommation et jouissance de soi par soi. Pour autant, cette consommation, si elle peut donner lieu à un « moi » passif, ne produit pas encore un sujet. Celui-ci n’advient que par une réconciliation entre le Corps sans organes et les machines qui le peuplent, par laquelle le Corps sans organes remonte dans ses machines. Car les machines, du fait même de leur implication, sont déjà trop proches d’une organisation, ce que le Corps sans organes, sous le régime de la synthèse disjonctive, supporte difficilement[43]. Cette tension entre le Corps sans organes et ses machines peut se résoudre dans une réconciliation, par laquelle le Corps sans organes remonte dans ses machines, et les irrigue. Celles-ci se réfléchissent alors à travers le Corps sans organes, et par cette réflexion, un sujet advient, toujours conclu. Comme celui-ci n’apparaît que par la remontée du Corps sans organes, il en suit la logique : il n’est jamais lui-même qu’en étant autre chose, et encore autre chose, etc[44].
Ces synthèses, dans leur usage immanent, apparaissent ainsi comme le versant virtuel du processus. La production sociale, de son côté, recueille les déterminations de l’actuel. L’actualisation proprement dite reste pensée de la même manière que dans Différence et répétition, où elle consiste en une intégration, c’est-à-dire dans le passage de quantités infiniment petites à une quantité finie globale. De la même manière, ici, la production sociale actuelle est conçue comme ensemble statistique[45]global, alors que le virtuel est le monde des objets toujours partiels et des singularités libres. L’actualisation est donc le passage de l’ordre virtuel moléculaire des objets partiels à l’ordre actuel molaire des ensembles statistiques globaux. L’Anti-Œdipe définit en effet le molaire comme concernant « les grands nombres et les phénomènes de foule »[46] en tant que ceux-ci intègrent le niveau moléculaire, qui définit au contraire l’ordre des « […] singularités, leurs interactions et leurs liaisons à distance ou de différents ordres […] » les « […] molécules en tant qu’elles n’obéissent plus aux lois statistiques ; ondes et corpuscules, flux et objets partiels […][47] ».
On le voit, la description du processus productif dans ses deux versants recueille bien l’essentiel des analyses que Différence et répétition et Logique du sens consacraient à l’individuation, à ceci près que dans L’Anti-Œdipe il ne s’agit plus d’individuation. Le problème – dont on a vu qu’il constituait un enjeu essentiel pour la constitution d’une critique radicalement immanente – s’est ici, effacé. Nous sommes maintenant en mesure d’en apercevoir la raison. Il est vrai que l’individualité étant toujours « éclusante, cascadante », un individu est toujours une perspective singulière ouverte sur toutes les autres, du fait même de sa différence. L’individualité n’est pas la séparation – puisque dans sa lecture de Spinoza, Deleuze rappelle que la distinction réelle n’est jamais numérique. En ce sens, l’individu est toujours déjà une multitude, et l’individuation ne travaille que des multiplicités. Mais de ce fait même, on en vient à douter de la pertinence même de l’individuation, comprise comme genèse de l’individu. Celle-ci présente en effet le risque d’une focalisation sur l’individu, passant à l’arrière-plan l’ouverture essentielle du processus, et son aspect multiple. Ceci est de nature à mettre en péril les acquis mêmes de l’analyse, puisque la focale restant sur l’individu, ceux-ci passent au second plan. Un changement de focale est donc nécessaire, par lequel la genèse des individus est replacée dans un cadre plus large, celui de la production sociale. L’individuation des individus apparaît donc comme un processus social.[48] C’est L’Anti-Œdipe qui procède à ce changement de focale, dont on comprend qu’il est exigé par les analyses précédentes, qu’il s’agit de ne pas compromettre. C’est pourquoi, alors même que L’Anti-Œdipe réinvestit l’essentiel des acquis de la genèse transcendantale, celle-ci n’est plus comprise sous le titre d’individuation, mais replacée dans la production. En atteste la distinction, reprise par Deleuze et Guattari de l’analyse institutionnelle, entre les groupes assujettis[49]et les groupes sujets. Les premiers vivent l’institution de manière imaginaire, comme transcendante par rapport au moi. Dans ces groupes, les fantasmes sont individuels : c’est le fantasme d’un moi, irrémédiablement soumis à une institution sociale qui lui échappe puisque transcendante. A l’inverse, les groupes sujets ne vivent pas l’institution comme transcendante et hors de portée, mais bien comme une production désirante parmi d’autres. Celle-ci est donc à portée du désir : n’étant pas transcendante, elle ne surplombe pas un moi qui ne pourrait que s’y soumettre. Le fantasme n’y est donc plus individuel, mais de groupe, puisque le champ institutionnel et social dans son ensemble est vécu comme champ de la production désirante. Par cette remarque, c’est le niveau individuel lui-même qui apparaît comme imaginaire, c’est-à-dire encore pris dans l’illusion de transcendance, ce qui suffit à attester du changement de focale auquel procèdent Deleuze et Guattari.
Le « passage à la politique » opéré par Deleuze à partir de L’Anti-Œdipe n’est donc pas une rupture avec l’entreprise d’une critique radicalement immanente, qui s’était formulée jusque-là comme genèse transcendantale. En réalité, c’est même la seule manière de la poursuivre sans la compromettre. La critique sociale et politique est transcendantale ; c’est ce dont atteste la reprise, dans L’Anti-Œdipe, du lexique de Kant :
Si nous utilisons une fois de plus les termes kantiens, c’est pour une raison simple. Kant se proposait, dans ce qu’il nommait révolution critique, de découvrir des critères immanents à la connaissance pour distinguer l’usage légitime et l’usage illégitime des synthèses de la conscience. Au nom d’une philosophie transcendantale (immanence des critères), il dénonçait donc l’usage transcendant des synthèses tel qu’il apparaissait dans la métaphysique. Nous devons dire de même que la psychanalyse a sa métaphysique, à savoir Œdipe. Et qu’une révolution, cette fois matérialiste, ne peut passer que par la critique d’Œdipe, en dénonçant l’usage illégitime des synthèses de l’inconscient tel qu’il apparaît dans la psychanalyse œdipienne, de manière à retrouver un inconscient transcendantal défini par l’immanence de ses critères, et une pratique correspondante comme schizo-analyse[50].
Œdipe est le nom de l’illusion qui est au cœur de la psychanalyse freudienne et que la critique doit déjouer, en ce que par Œdipe, la transcendance est réintroduite. Et comme dans la dialectique transcendantale kantienne[51], celle-ci est le produit de paralogismes, qu’il s’agit donc d’abord de repérer. Le premier paralogisme, paralogisme de l’extrapolation, concerne la synthèse connective, qu’il fait passer dans son usage transcendant. Puisque la coupure-flux est l’objet-partiel, il consiste à extrapoler un Tout, un Objet Total sur lequel l’objet partiel serait prélevé. Par là, la transcendance – celle du Tout – est introduite, mais aussi le manque : l’Objet Total transcendant, c’est ce dont manquent les machines désirantes. D’une part, l’extrapolation de l’Objet Total forme le triangle œdipien, en ce qu’il permet de définir des personnes (père-mère-moi), en fonction dont chacune manque du Tout (le Phallus, chez Lacan) ; d’autre part, elle entraîne la soumission du désir à la Loi comme seul moyen de combler, au moins partiellement, le manque qui le constitue ; elle produit enfin un décollement du champ social par rapport au désir, puisque si celui-ci est manque, il ne peut être productif, ou alors seulement dans un sens différent de la production naturelle, industrielle, sociale. Avec la transcendance, revient l’équivocité. Le second paralogisme, paralogisme du double-bind est celui qui fait passer la synthèse disjonctive dans son usage exclusif. En concevant abusivement toute détermination comme exclusive, il prend le désir dans un choix, lui-même exclusif, entre deux impasses : ou bien se déterminer de manière exclusive, ou bien tomber dans la nuit de l’indétermination. C’est par là qu’Œdipe se reproduit : le moi se détermine comme homme ou femme par rapport au père ou à la mère, mais dans tous les cas, il ne peut s’identifier pleinement à l’un ou à l’autre, car il est aussi pris dans la disjonction parent ou enfant, qu’il ne peut transgresser sans tomber dans l’indétermination. La seule issue du moi, c’est l’intériorisation des disjonctions exclusives ; par-là, Œdipe passe d’une génération à l’autre. C’est par là que le codage est compris de manière exclusive, c’est-à-dire comme structure. Celle-ci se définit comme un ensemble d’oppositions inconscientes qui valent comme loi d’une société comprise comme système clos, comme les oppositions cru/cuit, culture/nature, homme/femme. Ce codage est exclusif, puisque les éléments structuraux sont oppositifs : on est homme ou femme, et l’on est l’un par opposition à l’autre. Il permet de catégoriser ou qualifier des groupes, individus ou comportements par opposition à d’autres[52], et par là, la une société peut assurer sa reproduction. Le troisième paralogisme, paralogisme de l’application, concerne la synthèse conjonctive, qu’il fait passer dans son usage ségrégatif. Le sujet ne se conclut plus de la réconciliation du Corps sans organes avec ses machines, il ne passe plus que par les personnes du triangle œdipien. La culture, l’histoire, le social, le politique sont alors compris comme dérivant des personnes œdipiennes, et la famille apparaît comme une totalité close par rapport au champ social qui lui reste extérieur. Ces trois premiers paralogismes sont comme la « cause (formelle), le procédé, la condition du triangle œdipien[53] ». Mais il faut encore en comprendre les causes réelles. Celles-ci doivent être cherchées du côté d’un quatrième paralogisme, paralogisme du déplacement, qui consiste à conclure le refoulé de l’interdit lui-même : s’il y a un interdit de l’inceste, c’est parce qu’il y a un désir incestueux, et l’inconscient serait en lui-même œdipien. En réalité, l’interdit produit ce qu’il interdit, et place ainsi l’inconscient sous le signe d’Œdipe, et le contraint à la triangulation. L’inconscient, en réalité, n’est pas en lui-même œdipien, il est seulement productif, de manière processuelle et immanente. Il y a un cinquième et dernier paralogisme, le paralogisme du par-après, qui consiste à considérer les facteurs actuels comme succédant à un Œdipe toujours plus ancien, et apparaissant alors comme la structure originaire de la personnalité. Mais c’est qu’on comprend « actuel » au sens de « plus récent », par opposition à « ancien » ou « infantile[54] ». Si l’on comprend « actuel » par opposition à « virtuel », il faut alors dire que les facteurs actuels sont toujours contemporains d’Œdipe, considéré comme virtuel. Œdipe n’est plus, alors, un originaire ou un toujours-plus-ancien, mais seulement une formation réactionnelle.
Toute la difficulté est de bien comprendre en quoi il s’agit d’illusions, justiciables d’une critique. La production sociale est actuelle, mais l’actuel n’est pas en lui-même illusoire[55]. Où, dès lors, peut se loger une critique des paralogismes ? Pour le comprendre, il faut d’abord se rappeler qu’un paralogisme est d’abord un logos, c’est-à-dire un raisonnement. Or, un raisonnement est discursif, il est un enchaînement organique de propositions, autrement dit, il est toujours actuel. Reprenant la critique que D. H. Lawrence adresse, dès 1920, à la psychanalyse freudienne, Deleuze et Guattari éclairent Œdipe, non comme la nature même de l’inconscient, mais comme une idée ou un raisonnement, introduit après-coup dans la production désirante[56]. Œdipe, c’est l’actuel introduit dans l’immanence de la production virtuelle, ou plutôt, Œdipe est le résultat d’un effort pour décalquer la production désirante sur la production sociale, le virtuel sur l’actuel – ce en quoi Œdipe est dit virtuel, et apparaît comme réaction à cet effort[57]. L’illusion, ce n’est pas l’actuel, mais – conformément à ce qu’avait déjà indiqué la genèse transcendantale dans son premier moment – le décalque du virtuel sur l’actuel, par lequel la transcendance est réintroduite. C’est même de cette manière qu’il faut comprendre que les raisonnements qui produisent Œdipe sont des paralogismes : ils le sont en ce qu’ils extrapolent le virtuel sur le modèle de l’actuel. Ce décalque n’est pas un hasard : elle relève de la tendance nécessaire de la production sociale à réprimer la production désirante qui insiste en elle. Car la production désirante se représente à travers la production sociale, qui, du coup, réagit sur elle : si l’actuel est l’ordre statistique des objets globaux, en se représentant à travers son versant actuel, la production désirante se saisit comme objet global ou Total plutôt que partiel, et passe sous la logique de la disjonction exclusive. Nécessairement la production sociale actuelle réagit sur la production désirante dont elle résulte, et elle ne réagit sur elle qu’en la réprimant[58]. On comprend dès lors que la production désirante apparaisse dès lors comme en elle-même révolutionnaire[59] : elle vaut comme la charge de devenir de la production sociale en laquelle elle insiste (et non simplement en tant que le désir désirerait la révolution). Par ce décalque, la charge de devenir que constitue la production désirante se trouve considérablement amputée, au point de n’être plus qu’une puissance de reproduction de l’actuel. L’illusion n’a pas d’autre sens que celui d’une clôture du système social sur lui-même[60].
[1] Entretien paru dans le Magazine littéraire, n°257, septembre 1988, repris dans Pourparlers, Paris, éd. de Minuit, 1990, p. 187.
[2] Entretien paru dans la revue Futur antérieur, n°1, printemps 1990, repris dans Pourparlers, op. cit. p. 230.
[3] Selon l’expression d’A. Bouaniche, Deleuze. Une introduction, Paris, Éd. Pocket, 2007, p. 130.
[4] Cf. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, P.U.F., 1962, III, 15.
[5] La formulation de la critique comme tribunal de la raison est en effet la formulation d’une critique immanente : critique par la raison elle-même de ses propres prétentions à la connaissance, en les rapportant à une norme qui n’est rien d’autre que la raison elle-même. Cf. Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, Paris, P.U.F., 1944, Préface de la première édition, p. 7.
[6] Cf. Critique de la raison pure, introd., II.
[7] Cet effort de démarcation de la critique, à la fois de la métaphysique dogmatique et de l’empirisme assimilé à un scepticisme est visible dès la préface de la première édition de la Critique de la raison pure qui fait de leur dépassement un enjeu spécifique. Dans la « Théorie transcendantale de la méthode », la critique apparaît comme le troisième pas de la raison, nécessaire à dépasser les deux premiers, dogmatique et sceptique, tous deux insuffisants (Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, Livre II : « Des raisonnements dialectiques de la raison pure », II : « Théorie transcendantale de la méthode », ch. 1er : « Discipline de la raison pure », surtout la Deuxième section : « Discipline de la raison pure dans son usage polémique ».)
[8] C’est de cette manière que Deleuze lit la critique que Kant adresse à Hume, dans Empirisme et subjectivité, Paris, P.U.F., 1953.
[9] Cf. Différence et répétition, Paris, P.U.F., 1968, III, p. 176 : « Soit l’exemple de Kant : de tous les philosophes, c’est Kant qui découvre le prodigieux domaine du transcendantal. Il est l’analogue d’un grand explorateur : non pas autre monde, mais montagne ou souterrain de ce monde. »
[10] Cf. L’Anti-Œdipe, Paris, éd. de Minuit, 1972, II, p. 89.
[11] Cf. Kant, Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, Livre II, chapitre II, 3ème section : De l’intérêt de la raison dans ce conflit avec elle-même : « En revanche, l’empirisme offre à l’intérêt spéculatif de la raison des avantages qui sont fort attrayants et qui surpassent de beaucoup ceux que peut permettre le docteur dogmatique des idées rationnelles. En le suivant, l’entendement reste toujours sur son propre terrain, c’est-à-dire dans le champ des simples expériences possibles. »
[12] Cf. L’Anti-Œdipe, op. cit., II, p. 89.
[13] Deleuze se place en cela dans la lignée de Nietzsche : « Nietzsche estime que l’idée critique ne fait qu’un avec la philosophie, mais que Kant a précisément manqué cette idée, qu’il l’a compromise et gâchée, non seulement dans l’application, mais dès le principe. », Nietzsche et la philosophie, Paris, P.U.F., 1962, III, 7, p. 100.
[14] Cf. Critique de la raison pure, op. cit., Logique transcendantale, introd., II, p. 80 : « […] il ne faut pas nommer transcendantale toute connaissance a priori, mais celle seulement par laquelle nous connaissons que et comment certaines représentations (intuitions ou concepts) sont appliquées ou possibles simplement a priori. (Transcendantal veut dire possibilité ou usage a priori de la connaissance.) […] la connaissance de l’origine non empirique de ces représentations, ainsi que la possibilité qu’elles ont, tout de même, de pouvoir se rapporter a priori à des objets de l’expérience, peut seule être appelée transcendantale. »
[15] J.-L. Borgès, Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, 1941, trad. P. Verdevoye, in Fictions, Paris, Gallimard, 1983.
[16] Cf. Différence et répétition, Paris, P.U.F., 1968, V, p. 315 : « Les Idées sont des multiplicités virtuelles, problématiques ou « perplexes », faites de rapports différentiels. Les intensités sont des multiplicités impliquées, des « implexes », faites de rapports asymétriques, qui dirigent le cours d’actualisation des Idées et déterminent les cas de solution pour les problèmes. »
[17] Ibid., p. 317 : « Toute intensité est différentielle, différence en elle-même. Toute intensité est ’, où renvoie lui-même à , et à -’, etc. : chaque intensité est déjà un couplage (où chaque élément du couple renvoie déjà à des couples d’éléments d’un autre ordre. »
[18] Deleuze et Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éd. de Minuit, 1991, I, 2.
[19]L’Individu et sa genèse physico-biologique, Paris, P.U.F., 1964, cité dans Différence et répétition, op. cit, IV, p. 304.
[20]La Vie et l’habitude, trad. V. Larbaud, pp. 86-87, cité dans Différence et répétition, II, p. 102.
[21] Cf. Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, Paris, Éd. de Minuit, 1980, p. 260.
[22] Cf. Différence et répétition, op. cit., II, p. 101 : « Il faut attribuer une âme au cœur, aux muscles, aux nerfs, aux cellules, mais une âme contemplative dont le rôle est de contracter l’habitude. »
[23] Le passé pur est décrit selon quatre paradoxes : paradoxe de la contemporanéité du passé au présent, paradoxe de la coexistence, paradoxe de la préexistence, et paradoxe de la coexistence avec soi. Cf. Différence et répétition, op. cit., pp. 110 à 112. Ces paradoxes éclairent le passé pur comme élément de la perplication des hétérogènes.
[24] Cf. Nouveaux Essais sur l’entendement humain, I, 1, §11.
[25] Cf., sur ce point, Anne Sauvagnargues, Deleuze. L’empirisme transcendantal, Paris, P.U.F., 2010, V, 3, p. 109.
[26] Cf. Logique du sens, Paris, Éd. de Minuit, 1969, 2ème série.
[27] Voir, sur ce point, la remarque d’Anne Sauvagnargues, dans Deleuze. L’empirisme transcendantal, op. cit., VIII, 4, pp. 195-196.
[28] Cf., de ce point de vue, Bergson, L’Evolution créatrice, Paris, P.U.F., 1969, p. 246 : Si la durée est « changement qualitatif constant » (p. 2), c’est-à-dire coexistence de dimensions hétérogènes, la matière apparaît comme une détente de la durée, comme une durée qui se défait : « L’extension apparaît seulement, disions-nous, comme une tension qui s’interrompt. […] L’ordre qui y règne […] est un ordre qui doit naître de lui-même quand l’ordre inverse est supprimé : une détente du vouloir produirait précisément cette suppression. Enfin, voici que le sens où marche cette réalité nous suggère maintenant l’idée d’une chose qui se défait ; là est, sans aucun doute, un des traits essentiels de la matérialité. » Cf. ibid., p. 248 : « […] avec cette image d’un geste créateur qui se défait nous aurons déjà une représentation plus exacte de la matière. »
[29] C’est une « genèse sur place », ou une « immaculée conception », selon l’expression de Pierre Montebello. Cf. Deleuze. La passion de la pensée, Paris, Vrin, 2008.
[30] K. Marx, Introduction générale à la critique de l’économie politique, trad. Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, 1965.
[31] Cf. Marx, op. cit. : « […] chacune d’elles, en se réalisant, crée l’autre, se crée en tant qu’autre. »
[32] Cf. L’Anti-Œdipe, Éd. de Minuit, Paris, 1972, I, p. 10 : « Tel est le premier sens du processus : porter l’enregistrement et la consommation dans la production même, en faire les productions d’un même procès. »
[33] Cf. ibid. : « En second lieu, il n’y a pas davantage de distinction homme-nature […]. C’est le second sens du processus ; homme et nature ne sont pas comme deux termes l’un en face de l’autre, même pris dans un terme de causation, de compréhension ou d’expression, mais une seule et même réalité essentielle du producteur et du produit. »
[34] Cette découverte est même, pour Deleuze et Guattari, à mettre au crédit de la première psychanalyse : « Ce que Freud et les premiers analystes découvrent, c’est le domaine des libres synthèses où tout est possible […]. Et cette découverte de l’inconscient productif a comme deux corrélats : d’une part la confrontation directe entre cette production désirante et la production sociale, entre les formations symptomatologiques et les formations collectives, à la fois identité de nature et différence de régime […] », ibid., II, p. 63.
[35] « […] ne nous y trompons pas, même dans leurs usages opposés, ce sont les mêmes synthèses. », ibid., p. 139.
[36] « Le désir ne cesse d’effectuer le couplage de flux continus et d’objets partiels essentiellement fragmentaires et fragmentés. Le désir fait couler, coule et coupe. », ibid., I, p. 11.
[37] Cf. « Deleuze et Guattari s’expliquent… », in La Quinzaine littéraire, n°143, 16-30 juin 1972, pp. 15-19.
[38] Cf. L’Anti-Œdipe, I, p. 11 : « La synthèse productive, la production de production, a une forme connective : « et », « et puis »… »
[39] Cf. Freud, L’Interprétation des rêves, I, VII.
[40]L’Anti-Œdipe, I, p. 46.
[41] Ibid. : « Les disjonctions propres à ces chaînes n’impliquent encore aucune exclusion, les exclusions ne pouvant surgir que par le jeu d’inhibiteurs et de répresseurs qui viennent déterminer le support et fixer un sujet spécifique et personnel. »
[42] Cf. Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Éd.de Minuit, 1986, p. 92 : « Il s’agit plutôt de tirages successifs, dont chacun opère au hasard, mais dans des conditions extrinsèques déterminées par le tirage précédent. »
[43] ibid., p. 14 : « Les machines désirantes nous font un organisme ; mais au sein de cette production, dans sa production même, le corps souffre d’être ainsi organisé, de ne pas avoir une autre organisation, ou pas d’organisation du tout. »
[44] Cf. ibid., II, pp. 103-104 : « Le schizo est sans principes : il n’est quelque chose qu’en étant autre chose. Il n’est Mahood qu’en étant Worm, et Worm qu’en étant Tartempion. Il n’est une jeune fille qu’en étant un vieillard qui mime ou simule la jeune fille. Ou plutôt, en étant quelqu’un qui simule un vieillard en train de simuler une jeune fille. Ou plutôt en simulant quelqu’un… etc. » Cf. aussi les pages 90 à 94.
[45] Cf. ibid., IV, p.337 : « Quand nous posons dans un cas un involontaire des machines sociales et techniques, dans l’autre cas un inconscient des machines désirantes, il s’agit d’un rapport nécessaire entre des forces inextricablement liées, les unes étant les forces élémentaires par lesquelles l’inconscient se produit, les autres étant des résultantes qui réagissent sur les premières, des ensembles statistiques à travers lesquels l’inconscient se représente et subit déjà un refoulement. »
[46]L’Anti-Œdipe, IV, p. 332.
[47] Ibid.
[48] Cf., sur ce point, les remarques de J.-C. Martin, dans Figures des temps contemporains, Paris, Kimé, 2001, IV p. 75. Il définit en effet l’individu comme « […] une société avec laquelle il doit composer son propre dispositif de pulsions. », au point d’être seulement « […] un repli de l’époque. »
[49]L’Anti-Œdipe, II, pp. 73-74.
[50] Ibid., p. 89.
[51] Cf. Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, Livre II, chapitre 1er : « Des paralogismes de la raison pure ».
[52] Cf. G. Sibertin-Blanc, Deleuze et L’Anti-Œdipe, Paris, P.U.F., 2010, p. 46.
[53]L’Anti-Œdipe, op. cit., II, p. 134.
[54] Ibid., p. 153.
[55] C’est de cette confusion que procède la lecture proposée par Alain Badiou (Deleuze. La clameur de l’être, Paris, Hachette, 1997), faisant de Deleuze un platonicien involontaire. Or, ce qui contredit cette lecture, c’est que, comme nous l’avons vu, le virtuel et l’actuel sont les deux versants de la différence se différenciant, tous deux sur un seul et même plan d’immanence. L’actuel n’est pas moins réel que le virtuel, et n’a rien d’une illusion.
[56] Cf. D. H. Lawrence, Psychanalyse et inconscient, 1920, cité dans L’Anti-Œdipe, op. cit., II, p. 137 : « C’est d’abord et surtout une déduction logique de la raison, même effectuée inconsciemment, et qui ensuite est introduite dans la sphère passionnelle où elle devient principe d’action… Ceci n’a rien à voir avec l’inconscient actif, qui scintille, vibre, voyage… »
[57]L’Anti-Œdipe, op. cit., II, pp. 153-154.
[58] Cf. ibid., IV, p.337 : « Quand nous posons dans un cas un involontaire des machines sociales et techniques, dans l’autre cas un inconscient des machines désirantes, il s’agit d’un rapport nécessaire entre des forces inextricablement liées, les unes étant les forces élémentaires par lesquelles l’inconscient se produit, les autres étant des résultantes qui réagissent sur les premières, des ensembles statistiques à travers lesquels l’inconscient se représente et subit déjà un refoulement. »
[59] Cf. ibid., p. 138 : « Le véritable danger est ailleurs. Si le désir est refoulé, c’est parce que toute position de désir a de quoi mettre en question l’ordre établi d’une société : non que le désir soit a-social, au contraire, mais il est bouleversant ; pas de machine désirante qui puisse être posée sans faire sauter des secteurs sociaux tout entiers. »
[60] Cf. Mille Plateaux, Paris, Éd. de Minuit, 1980, p. 92 : « Tout cela, c’était des manières de rabattre toutes les strates sur une, ou bien de fermer le système sur soi, en le coupant du plan de consistance comme déstratification. » C’est pourquoi la psychanalyse n’invente pas Œdipe. Pour œdipianiser, il faut « […] des forces un peu plus puissantes, un peu plus souterraines que la psychanalyse, que la famille, que l’idéologie, même réunies. Il y a là toutes les forces de la production, de la reproduction et de la répression sociale. » La critique d’Œdipe n’est critique de la psychanalyse que de manière incidente, et seulement dans la mesure où la psychanalyse relaie l’illusion œdipienne, et ce faisant, appuie le mouvement. Deleuze et Guattari acceptent même l’idée d’Œdipe comme invariant – même si c’est l’invariance d’une longue erreur, et même si Œdipe n’est familialiste que dans un cadre qui confie à la famille la reproduction sociale des producteurs, à savoir, le capitalisme.