Comment et pourquoi faire confiance aux institutions ? 2/2
Marc Goetzmann Doctorant Contractuel Chargé d’Enseignements, Centre de Recherches en Histoire des Idées. Université de Nice Sophia Antipolis.
Deuxième partie : pourquoi les individus accordent leur confiance aux institutions ? Lecture de Hegel par F. Neuhouser
Comme nous l’avons vu dans une première partie, même si Luhmann décrit une forme de confiance individuelle et « personnelle », et qu’il s’efforce de décrire les liens entre confiance personnelle et confiance systémique, sa démarche est limitée par le postulat selon lequel la confiance systémique prime sur la confiance personnelle, et son propos esquisse seulement quelques raisons pour lesquelles un individu ferait personnellement confiance à une institution. Or, c’est justement à ce sujet que la lecture que propose Frederick Neuhouser de la « théorie sociale » de Hegel peut être propose un approfondissement de cette question. En effet, même si Neuhouser développe une forme d’individualisme méthodologique qui s’oppose parfois radicalement aux postulats fondamentaux de la théorie des systèmes de Luhmann dans laquelle, sa lecture des Principes de la philosophie du droit de Hegel et du rôle de la confiance dans les institutions peut être tout à fait considérée comme un point de vue complémentaire à celui de Luhmann. En commentant le texte d’Hegel, Frederick Neuhouser doit répondre à un problème similaire à celui que pose Luhmann : comment penser le rôle des individus et de la confiance qu’ils apportent aux institutions dans un cadre où ces mêmes institutions les précèdent ? Comment expliquer qu’un individu puisse plus ou moins avoir confiance dans ses institutions ? Comment peut-on devenir radicalement méfiant envers les institutions ? En effet, si Luhmann parvient à penser la méfiance institutionnalisée au sein même d’un système, comme peut-il expliquer la méfiance antagoniste qui amène à la contestation des institutions[1] ?
1. Reconnaître les institutions comme les « nôtres » : les conditions subjectives de la confiance
La réflexion de Neuhouser s’ouvre sur la définition de la « vie éthique » ou Sittlichkeit proposée par Hegel au paragraphe 258 des Principes de la vie du droit, comme « unité » de la « liberté objective et de la liberté subjective »[2]. Si les institutions de la vie éthique constituent une forme « objective » de liberté, c’est parce qu’elles réalisent une forme de liberté « indépendante de toute relation subjective » selon Neuhouser[3]. Les institutions de la vie éthique sont ainsi dans la théorie de Hegel les conditions mêmes de l’existence dans le réel d’une forme concrète de liberté. Ainsi, la liberté véritable ne serait à la portée des individus qu’à travers leur participation à ces institutions objectives. Cependant, Neuhouser ne se limite pas à cette interprétation d’Hegel. Il pense que l’idée d’unité de la liberté objective et de la liberté subjective ne signifie pas uniquement que pour se réaliser, la liberté subjective abstraite doit prendre une forme concrète ou « objective » à travers les institutions. Bien que cette condition soit en effet nécessaire, Neuhouser pense que cette idée d’unité suppose que les individus ne considèrent pas leur participation aux institutions comme une contrainte externe à la volonté, mais plutôt comme « déterminée par leur propre volonté »[4]. En effet, on retrouve cette idée, essentielle chez Luhmann comme chez Hegel, selon laquelle les institutions surplombent les individus et les précèdent. Cependant, selon Neuhouser, il est nécessaire, pour réaliser l’unité de la liberté objective et de la liberté subjective, que les individus aient « une relation de volonté consciente aux principes qui font de leur activité sociale une activité autodéterminée subjectivement »[5]. En d’autres termes, ils doivent reconnaître leurs institutions comme les leurs. C’est dans ce cadre que Neuhouser donne à la confiance un rôle majeur. En effet, il reprend l’idée hégélienne d’une « disposition subjective »[6] des individus envers les institutions auxquelles ils appartiennent. Il s’agirait selon Hegel d’une forme de confiance (Vertrauen, le même mot qu’utilise Luhmann), des individus dans les institutions[7]. C’est à travers cette disposition à la confiance que les individus peuvent selon Neuhouser former une « unité d’identité » avec les institutions[8]. Neuhouser parle « d’unité d’identité » entre les individus et leurs institutions dans le sens où les premiers ne se considèreraient pas eux-mêmes comme « autres » que ces dernières[9]. Cette forme d’unité des individus avec les institutions, nécessaire pour susciter leur confiance suppose trois formes d’unité : tout d’abord, les individus doivent considérer les fins collectives des institutions comme leur propre fin, c’est-à-dire comme un fin digne d’intérêt au-delà de leur propre intérêt individuel, mais sans pour autant négliger leurs motivations propres ; ensuite, ils doivent considérer que leur essence correspond à leur identité sociale, au sens « d’identité pratique », c’est-à-dire que leur rôle social est fondamentalement constitutif de leur identité et qu’il leur apporte une forme de « reconnaissance »[10] ; enfin, ils doivent pouvoir se considérer comme les « producteurs » de leur propres institutions, au sens où ils sont conscients du fait que le « monde social auquel ils appartiennent dépend pour sa propre existence de leur propre volonté »[11].
Contrairement à la théorie de Luhmann, cette conception de la confiance dans les institutions instaure donc des conditions, des « standards » clairs auxquels doivent correspondre les institutions « rationnelles » pour que les individus maintiennent et développent leur disposition à faire confiance[12]. Ainsi, Neuhouser refuser d’interpréter le paragraphe 268 des Principes comme décrivant une simple « attitude » envers le monde social, une « conscience » d’y être « chez soi » (« at home » selon la traduction qu’utilise Neuhouser) bien qu’hors de soi-même. Selon Neuhouser, contrairement à la définition que Hegel semble a priori proposer du patriotisme, la confiance hégélienne n’est pas uniquement une « disposition » de l’individu à croire que son intérêt individuel est préservé dans l’intérêt général et la liberté « subjective » que décrit Hegel dépasse cette simple disposition. Les individus ne sont pas libres, selon Neuhouser, seulement parce qu’ils sont conscients de ne faire qu’un avec leurs institutions sociales, mais parce qu’ils « vivent », Neuhouser insiste sur ce mot, au sein de ces institutions comme s’il n’y avait entre elles et lui aucune différence[13]. En d’autres termes, pour penser une véritable « liberté subjective » des individus, il faut imaginer que
(…) les membres d’une société trouvent dans le monde social externe un reflet, une confirmation de ce qu’ils estiment être eux-mêmes, et qu’ils en sont capables parce que c’est en participant à ce monde qu’ils objectivent leur identité en tant qu’individus particuliers[14].
La confiance qu’inspirent les institutions ne tient donc pas à la simple disposition de l’individu à se sentir libre parce les fins de la société rencontrent ses propres fins. Une véritable confiance dans les institutions reflète justement l’unité de la liberté objective et de la liberté positive : en tant que subjectivement libre, l’individu se sent être un individu particulier, et cette idée qu’il a de lui-même est réalisée par la médiation avec les institutions et la liberté objective qu’elles lui confèrent.
Cela ne signifie pas cependant que l’individu ferait de la réalisation d’une identité absolument individuelle et particulière une condition sine qua non de sa confiance dans les institutions. Comme le montre Hegel, repris par Neuhouser, le rôle qu’il joue dans le corps social lui est attribué extérieurement et informe la perception qu’il a de lui-même, mais les conditions sociales sont telles que le rôle social qu’il occupe réalise l’idée qu’il se fait de lui-même d’un être libre. Il occupe donc un rôle prédéterminé, mais il l’occupe de telle façon que ce rôle, parce qu’il est valorisant et apporte une forme de reconnaissance sociale, lui apparaît comme une objectivation de sa liberté. Par conséquent, pour Neuhouser, la « confiance » n’est :
(…) rien d’autre que l’assurance durable qu’ont les individus du fait que leurs institutions sont pour eux une ‘maison’ – c’est-à-dire une monde social qui est accueillant non seulement pour la réalisation de leurs fins privées (…) mais aussi pour la satisfaction de leur intérêt « substantiel » (fondamental) à réaliser leur liberté[15].
Cette « assurance durable », cette « attitude de confiance », constitue alors pour Neuhouser une forme particulière de liberté chez Hegel. Manquer de cette assurance et de cette confiance, c’est ne pas être entièrement libre, et c’est un motif pour ne pas accorder pleinement sa confiance aux institutions.
Neuhouser note un second trait de la confiance telle qu’il la trouve chez Hegel. La confiance précédemment décrite, celle qui consiste pour l’individu à trouver dans les fins du corps social ses propres fins, peut être plus ou moins réflexives et prendre des formes variées[16]. Elle peut être une forme de confiance immédiate et irréfléchie, comme celle que Hegel perçoit entre les différents membres d’une famille, et peut ainsi être une forme de « seconde nature », d’habitude ou de disposition[17]. Cependant, elle peut aussi être le fruit d’une réflexion rationnelle et ces deux dimensions ne sont pas incompatibles. Selon l’exemple que prend Neuhouser, le fait de marcher « naturellement » dans la rue sans avoir peur ou sans prendre de précautions ne signifie pas pour autant que l’on serait incapable de donner une justification rationnelle de cette confiance[18].
2. Des institutions dignes de confiance : les conditions objectives de la confiance
Un autre aspect majeur de l’argumentation de Neuhouser est de considérer qu’aux conditions subjectives de la confiance et de la liberté doivent correspondre des institutions « objectivement dignes » d’une identification de la part des individus, elles doivent être « rationnelles » [19]. Sans rentrer dans le détail de toutes ces conditions objectives, nous pouvons déjà noter qu’une condition importante est que le système social fonctionne comme un « ensemble auto-suffisant d’institutions » en mesure de s’auto-reproduire[20]. Cela nécessite donc un fonctionnement proche de celui d’un organisme, qui aurait sa propre fin, se reproduirait lui-même et articulerait en son sein des « membres » partiellement autonomes[21]. Une telle organisation requiert alors de coordonner les fins des différentes parties, et dont celles des individus, aux fins de l’organisme entier, condition qui, nous l’avons déjà vu, est à l’origine du sentiment de confiance que les individus peuvent ressentir envers leurs institutions.
Il est en effet nécessaire pour un corps social d’avoir à sa disposition des « reproducteurs des institutions sociales » qui seraient « fiables », c’est-à-dire qui seraient prêts à substituer leur intérêt personnel direct aux fins universelles[22], sans quoi la reproduction du corps social, objectif premier de toute société, ne saurait être possible. Cependant, cette reproduction n’est pas placée sous le signe d’un holisme qui écraserait les individus au nom d’un « tout », car on retrouve dans la lecture de Hegel par Neuhouser la volonté subjective des individus de participer à des institutions qui n’apparaîtraient pas comme extérieures à leur propre volonté. Un corps social digne de confiance met alors en place, à travers ses institutions, les conditions objectives qui permettent aux individus de satisfaire leur essence « spirituelle »[23]. Dans un tel corps social, les individus sont des « agents conscients de la reproduction sociale qui sont libres en tant que personnes et sujets moraux »[24]. Neuhouser replace alors sous cette perspective les trois moments de la vie éthique, la famille, la société civile et l’État, qui ont pour but de favoriser la disposition des individus à être des « reproducteurs sociaux » conscients et qui se vivent comme libres[25]. La confiance joue ainsi un rôle important dans cette dynamique. Pour Hegel, dans la famille, l’amour et la confiance, qui unissent de manière immédiate les différents membres, permettent aux individus de développer une capacité à placer une fin collective devant leurs propres fins[26]. Leur participation à la famille n’est pas uniquement un moyen de satisfaire leurs propres fins, mais plutôt une façon d’apprendre à embrasser une fin universelle. Au niveau de l’État, il s’agit de reproduire, après le passage par l’opposition entre les fins particulières de la société civile, cette unité autour d’une fin commune, mais cette fois-ci médiatisée et réflexive.
Il faut donc pour se faire que les individus perçoivent comme rationnelle leur appartenance à ce tout, et qu’il y ait une justification à leur participation et à la confiance qu’ils accordent aux institutions pour réaliser leurs propres fins tout en réalisant une fin universelle. Leur propre volonté doit être reconnue à travers le processus politique, or il s’agit d’un moment important des Principes lors duquel la confiance joue à nouveau un rôle crucial, dans la capacité pour les individus de s’identifier aux entités censées les représenter, c’est-à-dire les corporation, les associations, ou toutes les communautés dont sont tirés leurs représentants politiques[27]. La reconnaissance de leurs intérêts au niveau général, en tant que membres d’une communauté particulière, est donc liée à la reconnaissance de leurs intérêts en tant qu’individu isolés, et c’est par cette seule reconnaissance que la confiance de ces individus est maintenue. Ainsi, la confiance provient du respect que les institutions manifestent pour la double « nature » des individus, initialement tiraillés entre « extrême individualité » et « extrême universalité »[28].
3. Bilan : penser la confiance dans la modernité, entre l’individu et les institutions
On aura déjà pu constater certains points communs entre la démarche de Luhmann et celle de Neuhouser autour de la confiance dans les institutions. On notera aussi que les deux penseurs situent leur travail dans la perspective d’offrir une meilleure compréhension de la modernité. Appliquée à la confiance dans les institutions, cette exigence implique de faire la lumière sur les spécificités de la confiance au sein des systèmes sociaux modernes et contemporains. Or, il s’agit là d’un point qui permet de faire un lien direct entre Luhmann et Hegel, et donc entre Luhmann et la lecture que Neuhouser propose de Hegel. Bien qu’il fasse certaines références à Hegel dans son œuvre, la référence la plus évidente à l’auteur des Principes de la philosophie du droit a été placée par Luhmann à la toute fin de sa synthèse théorique, Systèmes sociaux :
(…) nous pouvons à présent encourager la chouette de Minerve à cesser de sangloter dans son coin, et à commencer son voyage de nuit. Nous avons des instruments pour la surveiller et nous savons qu’il y va de la reconnaissance de la modernité[29].
Faisant référence à la chouette de Minerve et à son vol de nuit symbolisant chez Hegel la philosophie, Luhmann donne à son entreprise la mission de permettre une « reconnaissance de la modernité ». Qui plus est, on retrouve cet impératif chez Neuhouser, dans son traitement de la confiance chez Hegel :
Une théorie de la vie éthique moderne requiert bel et bien, cependant, que la confiance attribuée aux membres d’une société puisse être fondée sur une intuition rationnelle et qu’elle puisse ainsi survivre une réflexion de bonne foi sur les mérites des institutions sociales existantes[30].
Il nous semble qu’à la lumière de ces développements, l’objectif de Luhmann, c’est-à-dire la « reconnaissance de la modernité », et celui de Neuhouser, c’est-à-dire de mener une « réflexion » sur les « mérites des institutions sociales » au moyen d’une « théorie de la vie éthique moderne » sont compatibles et s’éclairent mutuellement. Comme nous l’avons vu avec Luhmann, la confiance systémique révèle la contingence des institutions, conscience caractéristique de la modernité, qui a rompu au moins partiellement avec l’idée d’une « naturalité » des institutions, ouvrant ainsi l’horizon du réformisme. Les institutions de la modernité, pour les deux auteurs, sont essentiellement réflexives, c’est-à-dire qu’elles prennent en compte leur potentielle inadaptation, que Luhmann caractérisera par un décalage avec « l’environnement ». La réponse des systèmes sociaux sera donc, comme celle des institutions pour Neuhouser, d’œuvrer à ce que la confiance systémique la plus entière soit accordée par les individus.
Par conséquent, dans la lecture que propose Neuhouser de l’œuvre de Hegel, comme dans l’œuvre de Luhmann, la priorité chronologique accordée aux institutions, ainsi que la primauté de la confiance systémique sur la confiance individuelle, ne dispensent pas de penser la transition entre confiance personnelle et confiance systémique. Sans pour autant affirmer que la confiance des individus est constitutive de leur participation aux institutions et donc en fin de compte de leur existence même (contrairement à ce qu’une certaine interprétation de l’idée de contrat social pourrait faire dire), et ainsi sans appliquer à Hegel ou à Luhmann une forme ou une autre d’individualisme méthodologique, il est possible d’affirmer que le maintien de la confiance systémique dans les institutions dépend d’une participation des individus, au sens hégélien de disposition, disposition favorable qui peut prendre le nom de confiance. Luhmann, en insistant sur la réflexivité de la confiance systémique, et sur la tendance aux systèmes à renforcer l’apprentissage de la confiance en mettant en place des instruments de consolidation de la « confiance dans la confiance », par exemple à travers l’école, répond à l’impératif imposé par Neuhouser aux institutions de favoriser la réflexion et l’adhésion consciente aux institutions.
Ce tour d’horizon des perspectives de Niklas Luhmann et de Frederick Neuhouser, divergentes mais non pas contradictoires, nous permet alors de tirer quelques enseignements sur la nature de la confiance dans les institutions. Dans les deux cas, la volonté de comprendre la nature de la confiance dans les institutions ne semble pas séparable d’une définition de la confiance individuelle et « personnelle ». Cependant, il ne s’agit pas de réduire la confiance dans les institutions à la confiance individuelle. Il s’agit précisément de la richesse du point de vue de Luhmann, qui permet de s’arracher à l’analogie entre confiance interindividuelle et confiance dans les institutions. Cet arrachement donne corps à la notion de confiance systémique, tout en suggérant la possibilité de conditions pour le maintien chez les individus de la confiance systémique et en s’appuyant sur l’intuition qu’il y a nécessairement complémentarité et possiblement translation entre les différents niveaux de confiance. En effet, pour les deux auteurs étudiés, et apparemment aussi pour Hegel, la confiance personnelle et la confiance systémique doivent partager au moins certains éléments communs, sans lesquels on ne saurait penser de transition entre ces deux niveaux. Vue sous cet angle, la confiance en général n’est pas ni sentiment éthique ni un calcul de risque mais bien plutôt un outil qui articule la volonté des individus de garantir leur intérêt. Si Neuhouser se situe dans cette perspective, Luhmann n’en est pas loin puisqu’il fait de la confiance systémique dans le système politique la possibilité d’ignorer les différences et surtout les possibles sentiments et ressentiments individuels. Les préférences individuelles ne jouent en effet chez lui aucun rôle direct dans la confiance accordée au système politique. Pour que la confiance systémique soit maintenue, seul compte l’impératif suivant : valoriser l’intérêt général.
Ainsi, même s’il semble possible de tirer de l’œuvre de Hegel ou de Luhmann des définitions autonomes de la confiance personnelle, il semble que pour Luhmann, comme pour Neuhouser lisant Hegel, rendre raison de la nature de la confiance dans les institutions ne saurait être possible sans lien avec la confiance personnelle. Neuhouser développe cette idée de translation en mettant en valeur la cohérence chez Hegel entre, d’un côté, les différents niveaux de confiance, notamment la confiance au sein de la famille, et la nécessité d’une confiance individuelle dans les institutions supra-individuelle pour le maintien d’une confiance systémique. Luhmann mène une entreprise similaire en passant la continuité entre différentes modalités de la confiance, depuis la familiarité immédiate au sein de la famille, jusqu’à l’apprentissage de la confiance « personnelle » et de la confiance systémique. On trouve donc aussi chez Luhmann un gradient entre les différents degrés de confiance, qui sont tous orientés vers un même but : assurer le plus de force à la confiance systémique, ou confiance dans les institutions.
La comparaison entre les deux entreprises achoppe cependant sur ce qui constituait déjà leur différence fondamentale de postulats : alors que Neuhouser valorise la figure de l’individu, la perspective de Luhmann reste supra-individuelle et n’explore pas les raisons subjectives de l’adhésion aux institutions par la confiance. Ce dernier réfléchit tout au plus à la façon dont le système, du haut de son point de vue surplombant, gère sa propre sensibilité à l’environnement, dont font partie les « systèmes psychiques ». Sans chercher à trancher entre ces deux démarches, nous noterons que si Luhmann permet de comprendre le passage du « macro » au « micro », Neuhouser, sans faire du « micro » le fondement du « macro », s’attache davantage à comprendre la façon dont ces deux niveaux interagissent. Si l’on a pu critiquer, à tort ou à raison, l’introduction par Neuhouser d’une forme d’individualisme méthodologique chez Hegel, c’est précisément parce qu’il prend appui sur la perspective d’Hegel, davantage macroscopique dans les Principes de la philosophie du droit, qu’il relit du point de vue de l’individu et de la réalisation de son essence, sans pour autant opposer ces deux dimensions. Dans le cas de la confiance, la perspective développée par Neuhouser a au moins le mérite d’articuler deux perspectives, le fonctionnement de la confiance (comment ?) dans les institutions et les raisons (pourquoi ?) de cette donation de confiance. Elle articule dimensions descriptives et prescriptives là où celle de Luhmann valorise la cohérence en s’attache à la simple description d’une fonction. La lecture conjointe de ces deux théories a au moins le mérite de montrer la complémentarité de ces perspectives divergentes.
[1] Une certaine forme de méfiance peut-être pour Luhmann une stratégie complémentaire à la confiance, mais très coûteuse cependant, alors que la confiance est caractérisée par son potentiel d’économie. Luhmann n’évoque cependant jamais la question d’une méfiance radicale envers les institutions. Voir Luhmann, op. cit., p. 105.
[2] Hegel, Principes de la philosophie du droit, §258.
[3] Neuhouser, op. cit., p. 82. Toutes les citations du livre sont le fruit de notre traduction personnelle.
[4] Ibid., p. 83.
[5] Ibid., p. 84.
[6] Ibid., p. 248.
[7] Ibid., p. 268 ; 129.
[8] Ibid., p. 85.
[9] Neuhouser, op. cit., p. 268 ; 147.
[10] Ibid., p. 98.
[11] Ibid., p. 103.
[12] Ibid., p. 86-87.
[13] Hegel, op. cit., § 147.
[14] Neuhouser, op. cit., p. 107.
[15] Neuhouser, op. cit., p. 111.
[16] Ibid., p. 132.
[17] Ibid., p. 151 ; 268.
[18] Ibid., p. 112.
[19] Neuhouser, op. cit., p. 114.
[20] Ibid., p. 118.
[21] Ibid., p. 122.
[22] Ibid., p. 129.
[23] Ibid., p. 264.
[24] Ibid., p. 132.
[25] Ibid., p. 136 et sq.
[26] Neuhouser, op. cit., p. 144.
[27] Ibid., p. 308.
[28] Ibid., p. 264.
[29] Luhmann, Systèmes Sociaux, esquisse d’une théorie générale, rue de l’Université, 2011, trad. Lukas Sosoe, p. 569.
[30] Neuhouser, op. cit., p. 113.