Reconstruire plutôt que construire
Honneth, lecteur critique de Habermas
Sébastien Roman, ENS de Lyon, Laboratoire Triangle UMR 5206
Le présent article propose d’aborder la question de la place de la neutralité et de l’engagement dans la philosophie sociale, à partir de la critique honnethienne du formalisme habermassien. Axel Honneth, après Jürgen Habermas, désire renouer avec une philosophie sociale plus engagée. Son intention est d’élaborer une critique reconstructive, en partant de ce que vivent les individus, au lieu de leur imposer une conception idéale de la vie bonne. Mais la manière dont il prétend y parvenir revient à proposer une éthique formelle ou neutre, à l’instar de Habermas, dont la normativité serait déjà inscrite dans l’acte de reconnaissance. Il s’agit de comprendre le sens d’une telle démarche, mais aussi d’en montrer les limites, pour souligner, au final, le dilemme auquel est confrontée la démarche reconstructive.
Abstract : The present paper tackles the issue of neutrality and commitment in social philosophy, founding its approach in Honneth’s critique of habermasian formalism. In the tradition of Jürgen Habermas, Axel Honneth seeks to revive a more committed social philosophy. His aim is to develop a reconstructive social critique based on the individual’s actual experiences of injustice, rather than imposing upon them an idealised image of the good life. Much like Habermas, he claims to do so by elaborating formal or neutral ethics, whose normativity is already considered to be inherent in the act of recognition. The paper’s aim is therefore to understand the reasons behind this approach, yet also to evaluate it, in order to eventually highlight the dilemma facing the reconstructive social critique.
Il est frappant de constater que la philosophie politique, dans la seconde moitié du XXᵉ siècle, a fait de la neutralité une question centrale. L’hégémonie du modèle de la démocratie délibérative y a fortement contribué, John Rawls et Jürgen Habermas proposant tous deux une philosophie normative construite par processus de neutralisation, soit par le truchement d’un voile d’ignorance pour se retrouver fictivement dans une position originelle, soit en considérant les rapports de pouvoir et les inégalités sociales comme extérieurs à l’éthique de la discussion, c’est-à-dire comme n’affectant pas sa normativité intrinsèque, mais uniquement ses conditions d’effectivité. La démarche, dans les deux cas, est la même : parvenir à une position neutre synonyme d’objectivité, par abstraction de ce qui pourrait influencer le jugement ou empêcher un travail réflexif sur une pratique, afin de révéler ce que doit être une société juste. La neutralité serait la seule manière de parvenir adéquatement à la normativité, pour proposer un idéal de justice universel. Un tel formalisme ou constructivisme, bien évidemment, a donné lieu à de nombreuses critiques, et de vifs débats ont opposé communautariens, libéraux, et républicains sur la question du bien et du juste, leur relation et leur ordre (déontologie versus téléologie).
Nous proposons ici de nous focaliser sur le paradigme communicationnel habermassien et sa critique par Axel Honneth. Habermas et Honneth sont respectivement les grands représentants de la deuxième et de la troisième génération de l’École de Francfort. La position du spectateur impartial est impossible pour la théorie critique, puisqu’elle soutient que l’objet n’est jamais extérieur à nous, mais est construit par la représentation que nous nous en faisons en fonction de notre place sociale. Aider les citoyens à dénoncer les idéologies dont ils sont victimes ne revient pas à construire une théorie neutre. La théorie critique ne peut elle-même échapper à l’idéologie qu’en reconnaissant l’intérêt qui la motive – qui est de proposer, après Marx, un nouveau projet d’émancipation.
Pour autant, Honneth reproche à Habermas de proposer une théorie normative qui ne permet pas de lutter adéquatement contre les pathologies sociales, en raison d’un formalisme construit par neutralisation des positions sociales inégales des individus, dont l’idéalité s’avère inefficace. L’engagement pour l’émancipation ne trouverait pas chez Habermas sa juste expression. Mais, dès lors, quelle est la solution proposée par Honneth, et que peut-elle dire, ou suggérer, de la place du neutre et de l’engagement dans la philosophie sociale à construire, pour ne pas contredire sa visée émancipatrice ?
Trois moments vont structurer notre raisonnement : premièrement, une analyse de l’engagement et de la neutralité dans la philosophie habermassienne ; l’étude portera ensuite sur la lecture honnethienne de Habermas, sa critique d’une neutralisation des conflits sociaux par l’éthique de la discussion ; nous proposerons, enfin, une critique de la pensée honnethienne elle-même, pour aborder – très modestement – le problème de la normativité dans la théorie reconstructive, en rapport avec les notions d’engagement et de neutralité.
Le sens de l’engagement et de la neutralité chez Habermas
Habermas inscrit son « projet d’une communauté de communication idéale[1] » dans la tradition de la théorie critique, en le présentant explicitement comme une utopie qui doit permettre de combattre les idéologies dont sont victimes les individus. L’École de Francfort, en effet, sans représenter un courant homogène, a pour caractéristique principale de représenter un nouveau courant de pensée utopique par sa visée émancipatrice[2]. Habermas en partage l’engagement, et n’hésite pas avec virulence, dans la logique de sa propre utopie, à dénoncer tout ce qui pervertit ou dégrade la possibilité de reprendre l’idéalité de l’espace public bourgeois né au XVIIIᵉ siècle, à savoir la possibilité pour tout un chacun de participer à la formation d’une opinion publique éclairée, de l’ordre d’un usage public de la raison, permettant de faire pression sur le pouvoir et de lui demander des comptes. La philosophie habermassienne revient à l’espoir de rendre possible une démocratie authentique par la mise en place d’une politique délibérative, dont l’intersubjectivité et la normativité doivent être explicitées par l’éthique de la discussion. On oublie trop souvent, en présentant Habermas comme un théoricien du consensualisme, que son intention est de créer un espace public de contestabilité ou une « zone conflictuelle[3] » pour lutter contre la domination et dénoncer tout faux consensus.
Sa critique des causes de la dégradation de l’espace public bourgeois et de sa transformation en un espace public post-littéraire ou plébiscitaire concerne le thème de la neutralité. Habermas reproche aux mass media de ne pas être suffisamment neutres ou objectifs dans leur traitement de l’information, alors qu’ils ont la responsabilité de favoriser l’apprentissage d’un esprit critique. Ils devraient être davantage « indépendants des acteurs politiques et sociaux », notamment des partis politiques qui trop souvent les utilisent pour manipuler l’opinion et « extorquer au public sa loyauté de masse[4] ». Les critiques de Habermas s’adressent aussi à l’État social[5] qui, en véhiculant l’utopie de la société du travail, neutralise les conflits qui pourraient naître du travail salarié, tout en employant des moyens juridico-bureaucratiques qui ne sont pas neutres mais coercitifs. Tout est fait, premièrement, pour que les travailleurs acceptent d’être continuellement au travail, et oublient ou supportent du mieux possible la pénibilité de leur tâche grâce à des mesures compensatoires comme l’amélioration des conditions de leur métier. Le but est d’éviter qu’ils prennent conscience des effets pervers de la rationalité instrumentale qui continue d’être à l’œuvre dans le monde du travail, c’est-à-dire des nouvelles formes d’aliénation et d’exploitation qu’ils peuvent subir. En second lieu, si l’État social, particulièrement sous la forme de l’État-providence, permit des progrès en justice sociale (par l’attribution de nouveaux droits, au sujet du chômage, de la retraite, etc.), il ne l’a fait qu’au prix d’un paternalisme ou de la mise en place d’un ensemble de dispositifs contredisant la liberté individuelle. Les moyens juridico-bureaucratiques employés sont une intrusion croissante de l’État dans la vie des individus, et reviennent à des pratiques de « normalisation et de surveillance[6] ».
Habermas, de son côté, propose de reprendre le projet de l’État social en substituant à l’utopie de la société du travail celle d’une démocratie radicale fondée sur la communication. Il n’est plus possible d’espérer pouvoir garantir à tous une vie digne par la visée du plein emploi, car le monde du travail relève de la rationalité instrumentale, donc des domaines de l’argent et du pouvoir qui accentuent les inégalités entre les individus. Seule la raison communicationnelle peut produire la solidarité sociale nécessaire pour créer une opinion publique politique qui, par son pouvoir d’autodétermination, permettra de vivre dans une démocratie authentique. Le projet habermassien de communication idéale n’a donc rien de neutre, au sens d’une indifférence ou d’un manque d’engagement. Il est au contraire éminemment normatif, en désignant un bien à visée émancipatrice.
Cependant, ce bien ou ce projet, aussi assumés soient-ils, sont neutres en tant qu’ils sont déontologiques. L’engagement pour l’émancipation ne contredit pas le fait que la conception de la justice proposée est indépendante d’une conception particulière du bien. En d’autres termes, Habermas prétend que le projet de communication idéale est neutre – donc universel – parce qu’il n’ajoute rien à la normativité déjà inscrite dans la pratique communicationnelle que tout un chacun peut comprendre. Il n’est que la réflexivité de ce que discuter veut dire, à savoir que les règles à respecter, sur lesquelles doit reposer la vie sociale, sont les quatre présuppositions idéalisantes de la pratique argumentative : il n’y a de discussion réelle que si on recherche de manière désintéressée avec son ou ses interlocuteur(s) le meilleur argument possible, l’idéal étant que toute assertion puisse être tenue pour vrai non seulement par tous les participants mais, au-delà du cercle de discussion, par toute personne, ce qui implique qu’une discussion réussie débouche nécessairement sur un consensus ; la symétrie des participants – second point – est requise, il faut considérer autrui comme notre égal pour rechercher avec lui la vérité et savoir intervertir les rôles, c’est-à-dire se mettre à sa place pour comprendre son point de vue ; la discussion, en troisième lieu, requiert la sincérité des partenaires, sans laquelle aucun consensus ne peut être valide ; enfin, les individus doivent entrer librement en discussion, et se soumettre eux-mêmes aux règles imposées par l’éthique de la discussion.
Aux communautariens qui lui reprochent la fausse neutralité de l’argumentation, affirmant qu’elle n’a rien d’universel mais dépend d’une certaine conception du bien, Habermas répond que tous les individus, quelle que soit leur culture, s’accordent sur la pertinence de tels principes :
[La pratique de l’argumentation] constitue un foyer dans lequel les efforts d’entente déployés par les participants d’une argumentation, quelles que soient leurs différences d’origine, convergent au moins intuitivement. En effet, des concepts tels que ceux de vérité, de rationalité, de justification ou de consensus, bien qu’ils puissent être diversement interprétés et employés suivant des critères différents, jouent le même rôle grammatical dans toutes les langues et dans toutes les communautés linguistiques[7].
L’élaboration de l’éthique de la discussion dans la Théorie de l’agir communicationnel souffrait encore du défaut de ne pas distinguer suffisamment la morale du droit. Habermas reconnaît que les présuppositions idéalisantes de la discussion donnaient trop l’impression d’être des normes morales, ce qui a pour défaut de donner à son raisonnement la forme apparente d’un cercle vicieux : la visée de l’entente ou du consensus ne serait pas tant ce qui découle logiquement de la pratique argumentative, qu’une finalité imposée par une certaine conception du bien et de ce que doit être une discussion réussie. La normativité visée ne serait rien d’autre que celle qui est déjà présupposée. Habermas, dans Droit et démocratie, corrige ce défaut en renforçant la neutralité de l’éthique de la discussion par une distinction plus nette entre le principe de discussion (D) et le principe moral. (D) stipule que :
Sont valides strictement les normes d’action sur lesquelles toutes les personnes susceptibles d’être concernées d’une façon ou d’une autre pourraient se mettre d’accord en tant que participants à des discussions rationnelles[8].
Le principe de discussion revient aux présuppositions idéalisantes de l’argumentation. Celles-ci n’ont en elles-mêmes aucune dimension morale, mais sont les critères de validité de futures normes adoptées. (D) aborde les normes d’action dans leur capacité à être « fondées en raison de manière impartiale[9] ». De son application peut découler soit le principe démocratique, quand les normes adoptées font l’objet d’un accord général, entre les citoyens d’une même société, soit le principe moral, quand cet accord peut être universalisable ou être accepté de tous quelles que soient les différences culturelles[10]. L’éthique de la discussion est neutre en ce qu’elle revient à proposer une conception procédurale du droit ou de la démocratie : ce qui lie les individus, ce n’est plus une morale donnée ou acquise, qu’ils partageraient à l’identique, ni des traditions qui pourraient servir comme autrefois de consensus d’arrière-plan massif. Le fait contemporain du pluralisme a irréversiblement changé la donne. L’entente entre les citoyens, désormais, ne peut être que formelle, en portant sur les règles de validité des normes qu’ils vont établir. La cohésion sociale tient à l’accord sur les procédures à suivre et sur la manière de les concevoir pour garantir la démocratie. Appliquer le principe de discussion exige de respecter les droits fondamentaux. Il n’y a pas de discussion possible – ni de démocratie – sans la reconnaissance pour tous des libertés fondamentales individuelles. Il n’y a pas non plus de démocratie (authentique ou radicale) sans le principe d’auto-détermination du peuple, sans la création d’une opinion et d’une volonté collectives pour empêcher que la politique relève de la domination. Les institutions doivent appliquer le principe de discussion pour donner confiance aux citoyens et favoriser chez eux un « patriotisme constitutionnel[11] ». L’éthique de la discussion a pour ambition de garantir l’exercice véritable d’un État de droit par la pratique argumentative.
Pour autant, si elle est neutre moralement en ses présuppositions idéalisantes, ou en son fondement, elle ne l’est pas dans sa finalité : elle vise à encourager une « morale fondée à la fois sur l’égal respect de chacun et sur la responsabilité solidaire et universelle que chacun doit assumer pour l’autre[12] », pas seulement vis-à-vis de ses semblables, mais de toute personne. L’éthique de la discussion est donc à la fois à comprendre au sens d’une déontologie à respecter (appliquer les règles qui régissent la pratique argumentative), et d’une morale. Elle témoigne d’un ethos particulier en étant propre à la culture politique libérale. Mais sa relativité, qui justifie qu’on la nomme « éthique[13] », ne contredit pas sa dimension universelle qui la rend indissociable de la morale transmise par le christianisme[14], dont ont hérité nos principes démocratiques de liberté, d’égalité, et de solidarité. L’éthique de la discussion à la fois encourage et présuppose pour son application une morale de la reconnaissance mutuelle. Elle est inapplicable sans l’adoption de valeurs, de même que son application a pour sens de les renforcer[15].
La pratique argumentative, enfin et surtout, exige des citoyens une démarche de neutralisation. Pour entrer en discussion, ils doivent faire l’effort de passer du singulier au général ou à l’universel, en cherchant non pas à défendre coûte que coûte leurs points de vue, pré-construits avant la discussion, mais en élaborant avec d’autres le meilleur argument possible. Les présuppositions idéalisantes exigent d’eux une neutralisation au sens d’une abstraction de leur position sociale, pour considérer leur(s) partenaire(s) comme leur égal. Ils doivent adopter un point de vue « extramondain[16] ». C’est ce qui différencie l’éthique de la discussion de la négociation. La négociation est nécessaire quand il est impossible de neutraliser les rapports de pouvoir :
Les processus de négociation sont appropriés à des situations dans lesquelles les rapports sociaux de pouvoir ne peuvent pas être neutralisés comme le présupposent les discussions rationnelles[17].
Habermas est tout à fait conscient du décalage qui existe entre la normativité de l’éthique de la discussion et la praxis sociale, dans laquelle ce sont les rapports inégaux d’argent et de pouvoir, mais aussi les conflits, qui sont dominants. Il est très rare que la discussion soit appliquée et possible en pratique, tant les conditions sociales favorisent des rapports de domination. Mais le conflit, la domination, sont autant de pathologies ou de distorsions de la norme langagière de l’entente qui ne contredit pas sa normativité. Habermas fait sur ce point une distinction importante entre les concepts de « monde vécu » et de « système ». Le monde vécu désigne l’ensemble des convictions partagées par les individus, qui ne relèvent plus désormais des traditions, de l’adoption de valeurs identiques ou de coutumes, mais sont construites par le tissu intersubjectif de l’éthique de la discussion. Le commun n’est plus donné mais à constituer. La notion de système, elle, renvoie à toute sphère ou champ de l’existence doté(e) d’une autonomie propre, qui s’auto-développe indépendamment de l’homme, et n’a donc rien d’intersubjectif[18]. C’est le domaine de la rationalité instrumentale, spécifique à l’argent et au pouvoir. L’apparition de systèmes est un processus normal lié à la rationalisation du monde dans la modernité. Mais les pathologies adviennent à partir du moment où il y a colonisation, c’est-à-dire quand la rationalité instrumentale s’empare des domaines relevant de la raison communicationnelle et en confisque le potentiel intersubjectif. La réification et la bureaucratisation sont les deux grands maux du néo-capitalisme ou du capitalisme avancé.
Les effets dévastateurs des contraintes systémiques que subissent les individus sont totalement étrangers à l’agir communicationnel. Ce sont des problèmes extérieurs à l’éthique de la discussion qui ne devraient pas exister, qui donc ne la concernent pas et n’en modifient pas la normativité. Il faut en faire abstraction pour neutraliser leurs effets. Tout un chacun est et demeure convaincu que les présuppositions idéalisantes de la discussion sont justes, et qu’elles devraient être appliquées autant pour le bien des individus que pour permettre l’exercice une démocratie véritable. La rationalité instrumentale, loin d’affaiblir la rationalité communicationnelle, doit être combattue par elle.
Honneth, ou l’accent mis sur l’engagement
Or c’est justement cet effort de neutralisation attendu des sujets qui n’a pas de sens pour Honneth. Les individus, premièrement, ne vivent pas leurs expériences de l’injustice comme des distorsions ou des atteintes à la pratique communicationnelle dont ils souffriraient, mais comme des formes de mépris ou un manque de reconnaissance. Le problème de la motivation des individus d’entrer en discussion n’est pas résolu par Habermas, et ne peut pas l’être, puisque la normativité de la raison communicationnelle n’est pas une donnée immédiate de la conscience. L’argumentation, en second lieu, est un modèle langagier inique car elle n’est pas également accessible à toutes les couches sociales[19]. Habermas conçoit un espace public bourgeois, exclusif, qui laisse de côté le non verbal, et ignore toute demande de reconnaissance non parvenue au stade de l’argumentation. L’expression de la conscience morale diffère selon les milieux sociaux. Elle est cohérente, homogène, par sa construction essentiellement argumentative dans les milieux aisés, tandis qu’elle est plus disparate dans les couches sociales populaires, en prenant la forme de réactions ou de contestations. Honneth, par sa théorie des luttes pour la reconnaissance, désire prendre davantage en compte les classes sociales défavorisées en partant du sentiment d’injustice, dont l’expression peut prendre plusieurs formes selon les déterminismes sociaux. Il est, enfin, absurde de demander aux individus de faire abstraction des rapports de domination qui constituent une grande partie de leurs relations sociales, sous prétexte qu’il existerait une hétérogénéité radicale entre le système et le monde vécu. Le conflit, loin d’être une pathologie, est la condition de possibilité d’un espace public élargi, idéalement accessible à tous, qui doit se nourrir des revendications portées par les individus, classes ou groupes sociaux pour faire valoir leurs droits et exiger d’être reconnus comme ils méritent de l’être. Habermas, après la Théorie de l’agir communicationnel, finit par élaborer une philosophie formaliste qui part d’un idéal pour corriger la vie sociale, au lieu de partir de ce que vivent les individus – de leurs expériences de l’injustice – pour construire une philosophie normative à partir de leurs attentes. La critique ne doit pas être constructive mais re-constructive[20].
L’enjeu est donc de refaire de la philosophie sociale[21] comme le préconisaient Max Horkheimer et Theodor W. Adorno. Dans cette perspective, la distinction système/monde vécu s’avère inopérante pour dénoncer les pathologies sociales que vivent les individus. Habermas commet l’erreur de les distinguer catégoriquement, sous la forme d’un dualisme, à tel point qu’il se trompe en croyant qu’il peut y avoir des activités qui ne relèvent en rien de l’intersubjectivité. Par exemple, il s’empêche de comprendre les attentes normatives des individus dans le monde du travail et les luttes pour la reconnaissance qui leur sont associées. Les expériences de l’injustice ne sont pas des distorsions de la discussion, mais des expériences de mépris par manque de reconnaissance. Honneth, en s’inspirant du jeune Hegel de la période d’Iéna, propose une grammaire morale des conflits sociaux fondée sur la distinction entre trois sphères de reconnaissance – l’amour, le droit, l’estime sociale – auxquelles correspondent trois formes respectives de mépris – l’atteinte physique, l’atteinte juridique, et l’atteinte à la dignité. Chaque expérience de mépris est une « manière particulière de rabaisser l’être humain[22] » en le privant d’un manque de reconnaissance de son identité. L’identité personnelle, intersubjectivement construite, est intersubjectivement vulnérable. Ses degrés d’affirmation – de fragilisation ou d’assurance – dépendent du degré de confiance, de respect, et d’estime de soi auquel l’individu peut parvenir par des phénomènes de reconnaissance qui engagent autrui. L’amour désigne le domaine de l’affectif. Il est le lieu où se forme la confiance en soi, indispensable pour pouvoir participer à la vie publique. Le domaine du droit, lui, a pour enjeu le respect de soi. Être reconnu comme un être moralement responsable de ses actes, doté de droits et de devoirs civils, est à la fois être respecté et pouvoir se respecter. L’estime sociale, enfin, s’acquiert par reconnaissance des qualités singulières que nous manifestons notamment dans le travail. Elle s’évalue en fonction de notre contribution à la réalisation des fins poursuivies par la société, et désigne le sentiment que nous pouvons avoir de notre propre valeur.
La seule manière de combattre adéquatement le processus de réification dont sont victimes les citoyens est, paradoxalement, d’affirmer que la reconnaissance précède la connaissance, autrement dit que notre rapport au monde, originellement, est un rapport d’engagement ou de participation, non un rapport cognitif[23]. L’ « attitude participante et engagée précède la saisie neutre de la réalité[24] ». Nous ne sommes pas extérieurs au monde mais inscrits en lui, et ce monde a pour nous plus ou moins de valeur avant d’être un objet de connaissance :
La reconnaissance précède la connaissance, du moins génétiquement, dans la mesure où le nourrisson déduit à partir d’expressions du visage les « valeurs » des personnes avant d’être capable de comprendre son environnement de manière neutre. Et ce qui vaut pour le petit enfant n’a également rien perdu de son importance fondamentale pour l’adulte : dans le cadre de notre interaction sociale avec les autres, nous percevons normalement les propriétés valorisées d’une personne intelligible avant tout autre chose, si bien que la simple identification cognitive d’un être humain constitue plutôt une situation exceptionnelle de neutralisation du processus initial de reconnaissance[25].
Le premier rapport au monde passe par des gestes de reconnaissance, par exemple par des sourires ou tout autre forme d’encouragement que des parents adressent à leur enfant, avant même de le connaître. Ensuite, en grandissant, que ce soit pour vivre en société, acquérir des connaissances, etc., l’enfant doit apprendre à neutraliser son rapport au monde. Il doit comprendre qu’il n’y a pas que son père et sa mère qui ont de la valeur, ou bien ses proches, mais tous les êtres humains en tant qu’ils sont des êtres humains[26]. Neutraliser son rapport au monde ne signifie pas cesser d’avoir un rapport engagé avec lui, mais parvenir à généraliser son engagement, lui donner une expression adéquate par compréhension progressive de sa normativité intrinsèque – c’est-à-dire de ce que signifie reconnaître quelqu’un. La reconnaissance « élémentaire » (originelle) est pré-morale. Il n’est pas encore question en elle de bienveillance ou de respect, mais d’attachement sur un mode affectif, en raison de sentiments partagés et témoignés. L’apprentissage de la morale advient avec la culture, par un travail d’objectivation des premières expériences, pour passer du singulier au général ou à l’universel, c’est-à-dire à l’élaboration de concepts.
La réification, justement, est l’oubli de l’antériorité de la reconnaissance sur la connaissance. Elle advient quand l’individu, dé-subjectivé, comme l’affirme Guörgy Lukàcs, finit par se considérer et considérer les autres comme des choses, notamment sous l’effet du capitalisme[27]. Elle est l’avènement du neutre, du banal, de l’individu vidé de sa substance, à qui on laisse croire qu’il est un être quelconque, et qui finit par le penser. L’autoréification a lieu quand l’individu conçoit ses états psychiques comme des objets, dont il serait simplement le spectateur ou dont il disposerait à sa guise, alors que nous nous rapportons toujours à eux en fonction de ce qui nous touche ou nous est familier. De là aussi la neutralité au sens de l’indifférence : si je ne sais plus me concevoir comme un sujet, alors je ne peux également comprendre autrui comme tel, et deviens insensible à ce qui lui arrive. La réification, enfin, est un outil de neutralisation de la puissance collective des individus et de minimisation de la conflictualité sociale : leur désindividuation fragilise leur puissance critique, et les rend plus manipulables sous la forme d’une masse.
Honneth, sur tous ces points, montre comment le néo-capitalisme advenu dans les années 1980 met en place l’idéologie de la reconnaissance[28]. Le capitalisme avancé exploite le thème de l’autoréalisation de soi. Il profite du besoin des individus de s’affirmer, d’affirmer leur « moi » ou leur personnalité, pour leur demander de toujours plus se réaliser dans leur travail, et de faire preuve de singularité ou d’originalité dans les missions qui leur sont données ou qu’ils ont à construire. Il s’agit de leur donner l’illusion qu’ils sont reconnus pour les faire travailler davantage dans une logique d’épanouissement. L’idéologie de la reconnaissance est donc une manière beaucoup plus sournoise de produire du neutre : elle y parvient en faisant croire à l’individu qu’il est, a contrario, unique et irremplaçable, ce qui a pour effet simultané de produire de la désolidarisation, ou de neutraliser les conflits sociaux en favorisant des revendications strictement ou essentiellement personnelles axées sur la carrière ou sur les conditions de son métier. Honneth, toutefois, reste optimiste. Les processus de réification peuvent conduire à un oubli de la reconnaissance, non à sa disparition totale ou à son anéantissement. Ils peuvent même aider, par réaction, à être capable de nouveau d’une pratique humaine vraie, « participante et engagée[29] ». La réification n’est qu’une « restriction de l’attention par laquelle le fait de la reconnaissance se déplace à l’arrière-plan de la conscience et ne s’offre plus à la vue immédiate[30] ». Elle n’a pas seulement due au capitalisme, mais tout aussi bien à des causes sociales (toute pratique et mentalité qui favorisent le mépris) qu’individuelles (quand l’individu traite autrui comme un moyen en vue des fins qu’il recherche)[31].
Honneth, on le voit, insiste davantage sur la figure de l’engagement que Habermas, aussi bien par sa philosophie sociale que par l’affirmation de la primauté de la reconnaissance sur la connaissance. Il y a chez lui non pas une abstraction ou une neutralisation de la praxis sociale conflictuelle, pour garantir la normativité de l’éthique de la reconnaissance, mais une prise en compte des expériences de mépris que font les individus, pour les aider, ensuite, à mener des luttes pour la reconnaissance. La seule manière de proposer une philosophie authentiquement émancipatrice ou engagée est de partir des pathologies sociales. Le rôle de la théorie critique est d’aider les individus à prendre conscience de la dimension morale des luttes sociales en les éclairant sur la normativité de l’acte de reconnaissance, pour d’une part éviter le risque du subjectivisme que fait encourir le sentiment d’injustice (les individus peuvent parfois crier au scandale, à tort), d’autre part pour les aider à traduire adéquatement leur expérience de mépris par des luttes pour la reconnaissance, au lieu de choisir des « contre-cultures de la violence[32] ». Le conflit, avec Honneth, n’est plus pathologique mais fécond, quand il débouche sur une amélioration des conditions de la reconnaissance pour permettre l’autoréalisation de soi.
Les insuffisances de la philosophie sociale honnethienne
Pour autant, si elle a incontestablement un ancrage social plus fort que celle de Habermas, la philosophie honnethienne souffre à un degré moindre d’un défaut similaire de neutralisation : non pas en exigeant des citoyens qu’ils fassent abstraction de leur position sociale, mais en raison de sa conception de la normativité intrinsèque de l’éthique de la reconnaissance, par laquelle elle prétend pouvoir ordonner et encadrer les conflits sociaux par une perspective consensualiste.
Honneth, certes, valorise le conflit jusqu’à en faire le moteur de l’histoire et la condition du progrès moral des sociétés modernes. C’est notamment par des luttes menées au nom de l’égalité juridique dans la modernité, mais aussi par des classes ou des groupes sociaux pour gagner l’estime sociale qu’ils méritent d’avoir, que la normativité de la reconnaissance s’est progressivement clarifiée. La pensée honnethienne propose une reformulation – un « approfondissement[33] » – de l’intersubjectivité de l’agir communicationnel sur un mode conflictuel, en substituant la reconnaissance à l’argumentation. Mais elle est un modèle du « conflit dans l’entente[34] », à savoir d’un conflit qui ne fait que renforcer un consensus moral tacite sur ce que signifie reconnaître quelqu’un. L’éthique de la reconnaissance, de manière analogue à Habermas, est construite par réflexivité d’une pratique quotidienne. Les trois sphères de reconnaissance – avec leurs enjeux – sont ce que tout un chacun, aujourd’hui, comprendrait comme devant exister pour permettre une reconnaissance authentique. L’expérience de mépris n’est que l’occasion pour les individus d’approfondir leur compréhension de la normativité de la reconnaissance, pour parvenir de nouveau à un consensus.
Nombre de commentateurs, avec raison, soulignent que les ouvrages postérieurs à La lutte pour la reconnaissance, notamment La réification, marquent un retour heureux à une philosophie sociale plus accentuée par l’étude des pathologies sociales[35]. Mais La réification est aussi l’ouvrage par lequel Honneth renforce le modèle de l’éthique de la reconnaissance, et son consensualisme, en lui donnant pour assise ou fondement la reconnaissance élémentaire. Sans cela, auparavant, la grammaire morale des conflits sociaux reposait sur le sentiment d’injustice, sans avoir les moyens de résoudre le risque du subjectivisme qu’il fait encourir. Désormais, avec la reconnaissance élémentaire, il devient possible de bénéficier d’une norme pour juger les expériences de l’injustice, et la valeur morale des luttes engagées. Que la reconnaissance élémentaire soit pré-morale ne contredit pas le fait qu’elle est intrinsèquement morale, tout l’effort consistant à développer ou à actualiser, par une culture et une socialisation adéquates, sa normativité. Certes, il dépend exclusivement des individus de choisir d’entrer en reconnaissance, d’accepter par eux-mêmes les contraintes qu’elle impose. Mais le présupposé est bel et bien que les hommes peuvent parvenir à s’entendre sur les valeurs morales, ainsi que sur les conditions d’une société juste, en raison du « poids des liens normatifs[36] » qui existent entre eux, qui relèvent d’une certaine forme d’immédiateté ou de spontanéité, tant respecter autrui – son intelligibilité, son humanité – est supposé être naturel à l’homme. Tout manquement à l’éthique de la reconnaissance ne serait dû qu’à de mauvaises socialisations.
Le sens de la neutralisation tient donc à l’élaboration d’une « éthique formelle[37] » chez Honneth, qui impose plus sa normativité aux conflits sociaux qu’elle ne les prend véritablement en considération et pour point de départ de sa construction. L’éthique de la reconnaissance, si elle dépend toujours d’un ancrage historique particulier ou de l’ethos des sociétés pour son degré d’application, a une prétention à l’universalité. Ce qu’elle prescrit serait valable pour toute culture. Et c’est justement l’homogénéité morale qu’elle prétend pouvoir établir qui est suspecte. Honneth minimise les conflits sociaux, avec le préjugé hégélien que la reconnaissance est un enjeu spirituel nécessairement supérieur à la domination, de l’ordre de l’animalité. Dire que les luttes ont des raisons morales est surtout une manière de dire qu’elles doivent en avoir, pour s’arroger le droit de décider de la frontière entre les bons et les mauvais conflits, de faire entre eux le tri, afin d’atténuer les tensions ou les rapports de force au sein de la société par le consensualisme de l’éthique de la reconnaissance. La croyance excessive en la normativité de la reconnaissance explique aussi certainement le défaut de trop réduire l’interaction à l’interpersonnel. En effet, le poids des liens normatifs entre les individus est jugé si important que Honneth minimise ou travaille trop peu les contraintes institutionnelles ou systémiques qu’ils subissent, même s’il aborde dans ses derniers ouvrages les cas de la réification et de l’idéologie de la reconnaissance[38]. Or la possibilité de la reconnaissance dépend en grande partie des institutions, de choix politiques qui sont faits et des moyens culturels mis en place, au-delà du pouvoir des citoyens de la reconnaître légitime, si tant est qu’ils puissent s’entendre sur sa signification.
Conclusion
Notre étude comparative de Habermas et de Honneth, axée sur les figures du neutre et de l’engagement, pose au final une question fondamentale, plus large et redoutable au sujet de la philosophie sociale, que nous ne pouvons ici qu’aborder : comment peut-on, et doit-on concevoir sa normativité ? Si l’enjeu est de faire une critique reconstructive, et non constructive pour éviter tout formalisme ou toute abstraction, de quelle manière doit-on l’élaborer ? Est-ce en prétendant pouvoir procéder de manière neutre, par pure reconstruction théorique d’une normativité pré-existante, ou bien faut-il nécessairement juger, c’est-à-dire construire cette normativité ?
Habermas et Honneth optent pour la première option, puisqu’ils affirment que leur éthique n’est que la réflexivité de la normativité intrinsèque d’une pratique quotidienne. L’idéal étant supposé être inscrit dans le fait, tous deux prétendent proposer un idéal neutre, valable universellement. Mais nous avons vu qu’il n’en est rien, puisque la normativité de la discussion et de la reconnaissance est avant tout celle qu’ils leur attribuent respectivement, au lieu de leur être inhérente. La solution serait alors de dire qu’ils ont échoué là où d’autres pourraient réussir, et qu’il convient de trouver enfin la théorie reconstructive qui soit fidèle à la normativité intrinsèque de la réalité sociale. Mais Honneth lui-même n’y croit pas, puisqu’il parle d’un « dilemme crucial » auquel est confrontée la philosophie sociale, à savoir que la critique sociale transcendante est à la fois injustifiable et nécessaire[39]. Il faut, d’une part, éviter à tout prix de faire de la critique sociale transcendante ou externe, sous peine de méconnaître les attentes des citoyens, et de favoriser une philosophie spéculative élitiste, qui décide à elle seule de l’orientation à suivre. Mais, d’autre part, une critique sociale purement immanente est impossible, puisqu’il ne s’agit pas seulement de critiquer tout manquement aux règles établies, mais de définir ce qui est pathologique à partir d’une conception de la vie bonne. Il faut bien être en possession d’une norme, d’une règle, pour dénoncer ce qui est pathologique, et savoir comment favoriser l’émancipation.
Honneth considère que Horkheimer et Adorno, dans La Dialectique de la raison[40], sont parvenus à résoudre ce dilemme en faisant de la critique comme « mise au jour » (erschlieβende Kritik). Ils ont proposé un « diagnostic des pathologies sous la forme d’une mise au jour critique[41] », c’est-à-dire en proposant non une théorie, mais en parvenant, sur le ton de la provocation ou en forçant le trait, par exagération, à alerter les individus sur les pathologies qui les menacent ou pourraient les menacer, en présentant d’une nouvelle manière leur réalité sociale pour les amener à réinterroger leurs convictions axiologiques. Cependant, Honneth dit très clairement que la Dialectique est un ouvrage puissant en ce qu’il est unique, et il n’y a aucun sens à vouloir en imiter le style. L’éthique de la reconnaissance ne relève pas de la provocation ou de la rhétorique, mais de l’argumentation. C’est une théorie normative, rationnelle.
Mais alors, comment Honneth se sort-il de ce dilemme ? Il y parvient, et ne peut y parvenir, qu’en présupposant que la normativité de l’éthique de la reconnaissance n’est pas extérieure aux faits, mais est intrinsèque aux luttes sociales. La manière d’éviter les reproches adressés à la critique sociale externe est de dire qu’il ne s’agit pas de critique externe, mais d’une reconstruction d’une normativité préexistante obtenue par un processus d’auto-réflexivité. Et c’est en ce sens qu’il considère faire à son tour de la critique « ouvrante », non plus comme un style (celui de la provocation) mais comme démarche ou projet visant à contribuer à l’émancipation des citoyens[42]. La solution choisie par Honneth est donc celle d’une normativité qui prétend à la neutralité, au sens d’une pure objectivité. Mais si, comme le montre notre étude, cette prétention est infondée, doit-on en conclure que le dilemme évoqué est insoluble ? Que peut-on dire, en définitive, de la place du neutre et de l’engagement dans la philosophie sociale ?
Il est impossible de proposer une théorie reconstructive neutre. Le problème n’est pas dans la nécessité du jugement mais dans le bien juger, autrement dit de juger sans tomber dans le défaut d’une critique sociale spéculative ou surplombante. Le dilemme est donc indépassable, et il est celui auquel est confrontée la science en général, puisque l’objectivité n’est qu’un idéal. Tout au plus peut-on espérer, par la qualité de l’interprétation choisie, éviter les écueils de la critique transcendante. Le mieux, alors, serait peut-être de proposer une philosophie sociale qui assume davantage son engagement, son prisme, non pas seulement dans sa visée – émanciper les individus – mais dans sa normativité. Il n’y a pas d’idéal neutre, et il n’y en a pas besoin pour qu’il soit universel. Tout idéal, toute utopie, est une projection ou un projet parmi d’autres possibles, ce qui n’empêche pas que nous le (la) jugions préférable à tous les autres, et comme devant être universalisé(e). Et cette prétention n’est légitime que si, effectivement, la théorie adoptée est la plus éclairante sur la réalité. C’est pourquoi il faut faire de la philosophie sociale, pour inscrire la pensée au cœur de la cité.
[1] Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 1987, p. 8, (1981), tr. fr. J-M. Ferry, t.2.
[2] L’ « École de Francfort » est l’expression courante utilisée pour désigner l’ensemble des travaux entrepris à l’Institut de Recherche sociale depuis 1923. Au sujet de son incarnation d’une « communauté intellectuelle utopique », cf. les travaux de Miguel Abensour, et notamment « La Théorie critique : une pensée de l’exil ? », Archives de philosophie, avril-juin 1982, p. 179-200.
[3] Jürgen Habermas, La technique et la science comme idéologie, Paris, Gallimard, 1973, p. 70, tr. fr. J-R. Ladmiral.
[4] Jürgen Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris, Gallimard, coll. « nrf essais », 1997, p. 406, (1992), tr. fr. R. Rochlitz, C. Bouchindhomme.
[5] L’État social, pour Habermas, a pour caractéristique l’utopie de la fin du travail hétéronome, à savoir la garantie pour tous d’une vie digne par un travail source de progrès, autant pour l’individu que pour la société, grâce à une domestication du capitalisme. L’État-providence fut l’expression historique majeure de l’État social au XXᵉ siècle.
[6] Habermas fait explicitement référence à Michel Foucault. Cf. J. Habermas, Jürgen Habermas, Écrits politiques. Culture, Droit, Histoire, Paris, Flammarion, coll.« Champs », 1990, p. 153, tr. fr. C. Bouchindhomme, R. Rochlitz.
[7] Jürgen Habermas, Droit et démocratie, op.cit., p. 337. Les grands représentants du communautarisme sont, entre autres, Michael Sandel, Alaisdair MacIntyre, Michael Walzer, et Charles Taylor.
[8] Ibid., p. 123.
[9] Ibid., p. 125.
[10] Le principe moral est obtenu par adjonction du principe (U) au principe (D). (U) est un principe d’universalisation. Il stipule « qu’une norme est valide à la condition précise que les conséquences et les effets secondaires d’une obéissance universelle à cette norme, tels qu’on peut les prévoir pour les intérêts en jeu et pour les orientations axiologiques de tout un chacun, pourraient être acceptés par tous les intéressés sans contrainte, et d’un commun accord » (Jürgen Habermas, L’intégration républicaine. Essai de théorie politique, Paris, Fayard, 1998, p. 58-59, (1996), tr. fr. R. Rochlitz).
[11] Jürgen Habermas, L’intégration républicaine, op.cit., p. 77.
[12] Ibid., p. 5.
[13] La distinction éthique/morale chez Habermas revient à la distinction entre le général et l’universel. L’éthique est relative à une identité collective donnée, à son ethos, tandis que la morale revient à s’interroger sur ce qui est valable universellement, et dans l’intérêt de tous.
[14] « Je ne m’offusquerais pas si quelqu’un me disait que ma conception du langage et de l’activité communicationnelle orientée vers l’entente se nourrit de l’héritage chrétien ». Jürgen Habermas, Une époque de transitions. Écrits politiques 1998-2003, Paris, Fayard, 2005, p. 339, tr. fr. C. Bouchindhomme.
[15] La distinction entre le droit et la morale, après la Théorie de l’agir communicationnel, n’a pas seulement une vertu de clarification du statut des présuppositions idéalisantes de la discussion. Habermas la fait également dans l’intention de donner un fondement intersubjectif à la morale universelle. C’est la seule manière de mettre fin aux conflits moraux. La morale universelle n’est plus une donnée (sous la forme d’un consensus d’arrière-plan massif), ni le fruit de la raison sur un mode réflexif individuel (Kant), mais l’aboutissement de la discussion.
[16] Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, op.cit., t. 1, p. 303.
[17] Jürgen Habermas, Droit et démocratie, op.cit., p. 185.
[18] Le « monde vécu » est originellement un concept husserlien, dont Habermas se fait une conception singulière en insistant sur la raison communicationnelle. En revanche, il s’accorde avec Talcott Parsons et Niklas Luhmann pour appeler « système » toute sphère autonome dotée d’une logique propre. Nous n’entrons pas ici dans les détails.
[19] Cf. Axel Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, Paris, La Découverte/Poche, 2008, p. 207-209, tr. fr. O. Voirol, P. Rusch, A. Dupeyrix.
[20] La critique constructive part de l’idéal pour l’appliquer au réel, alors qu’il faut partir de la pratique – des expériences de mépris que font les individus – pour saisir la dimension morale des luttes pour la reconnaissance. Cf. Axel Honneth, « Rekonstruktive Gesellschaftskritik unter genealogischem Vorbehalt. Zur Idee der Kritik in der Frankfurter Schule », Deutsche Zeitschrift für Philosophie, no 48, 2000/5, p. 729-737.
[21] La philosophie sociale a le même sens que la théorie critique : elle vise à dénoncer toute pathologie sociale qui porte atteinte aux conditions sociales d’une vie bonne, conçue comme la possibilité d’une autoréalisation individuelle. Honneth, toutefois, ne la limite pas à l’École de Francfort, et fait d’elle une tradition qui commence avec Jean-Jacques Rousseau, se prolonge avec G.W. Hegel, Karl Marx, Max Weber, et qui caractérise également les travaux de Charles Taylor, Michel Foucault, et de Cornelius Castoriadis. Cf. Axel Honneth, La société du mépris, op. cit., p. 35.
[22] Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, éd. du Cerf, coll. « Passages », 2000, p. 161, (1992), tr. fr. P. Rusch.
[23] Honneth reprend l’idée de participation de Guörgy Lukàcs, dont le sens est similaire à celui du concept heideggérien de « souci ». Le rapport du sujet au monde n’est pas un rapport de connaissance, mais se fait originellement « en fonction d’intérêts existentiels qui font qu’il s’ouvre à ce monde selon une significativité particulière » (Axel Honneth, La réification : petit traité de théorie critique, Paris, Gallimard, coll. « nrf essais », 2007, p. 36, tr. fr. S. Haber).
[24] Axel Honneth, La réification, op.cit., p. 52.
[25] Axel Honneth, La société du mépris, op. cit. p. 243.
[26] La réification s’applique aux hommes. Mais on peut en faire également un usage indirect, en ce qui concerne la nature et le monde objectif (les objets). La réification consiste alors à oublier ou à perdre de vue les significations que les hommes ont pu leur donner (l’importance pour eux de tel animal, de tel objet, etc). Cf. Axel Honneth, La réification, op.cit., p. 89.
[27] Honneth reprend de Lukàcs le concept de réification, tout en lui reprochant de ne pas expliquer suffisamment comment le capitalisme la produit. Lukàcs a l’idée pertinente de l’associer à la reconnaissance élémentaire, pour tenter de comprendre le passage de l’une à l’autre, mais ne va pas jusqu’au bout de son intuition. Il fait également l’erreur d’opposer la connaissance à la reconnaissance, comme si toute objectivation était nécessairement une réification.
[28] Le néo-capitalisme désigne pour Honneth le paradoxe d’un capitalisme qui se retourne contre lui-même, en ruinant les progrès qu’il avait lui-même permis, tant aussi bien au niveau du droit (acquisition de droits sociaux), qu’au niveau de la liberté individuelle et de la reconnaissance. Honneth parle encore de capitalisme « flexible », « en réseau » ou « désorganisé », dont la caractéristique principale – sans qu’il ne s’agisse d’une intention consciente – est de produire de la réification par l’idéologie de la reconnaissance. Axel Honneth, La société du mépris, op. cit., p. 284.
[29] Axel Honneth, La réification, op. cit., p. 37.
[30] Ibid., p. 82.
[31] Honneth, au sujet du capitalisme, n’est pas aussi dur que Lukàcs. L’économie de marché a aussi permis une amélioration de la reconnaissance juridique des personnes par la notion de contrat. La réification n’est que le propre du néo-capitalisme, à savoir d’un capitalisme malade, auto-destructeur. Il faut préciser que la pensée honnethienne sur la réification a évolué. Stéphane Haber parle à ce sujet d’une « hésitation », entre une conception large de la réification, qui est celle que nous reprenons ici, et une conception plus étroite dans un article de 2008, postérieur à La réification, qui limite la réification aux cas de la guerre et de la prostitution (A. Honneth, « Réification, connaissance, reconnaissance : quelques malentendus », Esprit, juillet 2008, p. 96-107). Cf. Stéphane Haber, L’Homme dépossédé. Une tradition critique de Marx à Honneth, éd. CNRS, coll. « CNRS philosophie », 2009, p. 198-199. Sur les causes sociales de la réification, cf. Axel Honneth, La réification, op.cit., p. 115-120.
[32] Honneth prend l’exemple des jeunes néo-nazis en Allemagne. Cf. Axel Honneth, La société du mépris, op.cit., p. 238.
[33] Axel Honneth, La société du mépris, op.cit., p. 159.
[34] Ibid., p. 160.
[35] C’est le cas, entre autres en France, d’Emmanuel Renault, Stéphane Haber, Jean-Philippe Deranthy et d’Olivier Voirol, bien que tous reprochent à Honneth, pour des raisons différentes, même avec La réification, de proposer une philosophie sociale encore insuffisante. Nous n’entrons pas ici dans les détails.
[36] Axel Honneth, « Le racisme comme distorsion de la perception. Des absurdités liées à l’exigence de tolérance », La pensée de midi 2008/2-3, no 24-25, p. 103.
[37] Axel Honneth, La société du mépris, op.cit., p. 88.
[38] Sur le défaut d’une réduction excessive de l’interaction à l’interpersonnel, abondamment souligné par les commentateurs, cf. entre autres Jean-Philippe Deranty, « Les horizons marxistes de l’éthique de la reconnaissance », Actuel Marx 2005/2, no 38, p. 159-178.
[39] Axel Honneth, La société du mépris, op.cit., p. 143. Cf. également Axel Honneth, Un monde de déchirements. Théorie critique, psychanalyse, sociologie, Paris, La Découverte, 2013, p. 296-298, tr.fr. P. Rusch, O. Voirol.
[40] Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, La Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974, tr. fr. E. Kaufholz-Messmer.
[41] Axel Honneth, La société du mépris, op.cit., p. 143.
[42] Honneth a eu deux conceptions différentes de la Dialectique, qui sont incomparables, car elles correspondent à des contextes historico-scientifiques différents : il l’a d’abord critiquée dans sa prétention à être une philosophie de l’histoire, puis, à partir de la fin des années 1980, dans l’intention de comprendre le succès que cet ouvrage continuait d’avoir, il l’a conçu sous la forme de la critique ouvrante. S’il fallait vraiment se décider pour une seule lecture, Honneth interprèterait aujourd’hui la Dialectique comme l’élaboration d’un projet de théorie sociale, dont il partage la visée émancipatrice. Cf. Axel Honneth, Lucinda Taylor-Callier, Céline Ehrwein et Thorsten Fath, « Héritage et renouvellement de la Théorie critique », Cités 2006/4, no 28, p. 147.