Le rationalisme moral face à la psychopathie
Samuel Lepine – Département de Philosophie, Université Jean Moulin Lyon 3
Résumé : Dans cet article, je présente deux difficultés qui ont été soulevées par Shaun Nichols à l’encontre du rationalisme moral. Selon Nichols, les aspects conceptuels et empiriques du rationalisme moral sont menacés par les données empiriques relatives à la psychopathie, provenant de la philosophie expérimentale ainsi que de la psychologie morale. Je résume et j’évalue les arguments de Nichols, et, suivant sa stratégie je m’efforce de montrer qu’ils donnent un avantage non négligeable au sentimentalisme moral.
Abstract : In this paper, I present two difficulties which have been raised against moral rationalism by Shaun Nichols. According to Nichols, both conceptual and empirical aspects of moral rationalism are threatened by empirical data related to psychopathy drawn from experimental philosophy and moral psychology. I sum up and assess Nichols’ arguments, and, following his strategy, I try to show that they constitute a significant advantage for moral sentimentalism.
Rationalisme et sentimentalisme
Le rationalisme moral est la théorie selon laquelle, d’une part, il existe des vérités morales et, d’autre part, de telles vérités sont typiquement découvertes par la raison. Toujours selon le rationalisme, les jugements moraux représentent des faits moraux objectifs, et de tels faits constituent les raisons que nous avons d’agir d’une manière plutôt que d’une autre. Par opposition, le sentimentalisme aura tendance à insister sur le fait que les jugements moraux se fondent avant tout sur nos états affectifs et conatifs. Comme l’a souligné Shaun Nichols, une constante de la tradition sentimentaliste est ainsi d’avoir souvent prétendu proposer une théorie du jugement moral plus « naturaliste », c’est-à-dire plus proche des faits empiriques que celle qui est généralement endossée par les rationalistes[1]. Dans cet esprit, Nichols a lui-même entrepris de souligner les faiblesses du rationalisme en identifiant deux revendications qui sont selon lui couramment partagées par les rationalistes.
La première revendication est conceptuelle. Selon celle-ci, « c’est une vérité conceptuelle qu’une exigence morale est une raison d’agir[2]. » Il serait alors tout simplement contraire à la raison d’être amoral. Une telle revendication ne repose en rien sur des observations empiriques, mais dépend seulement de l’étude a priori de nos concepts moraux. La deuxième revendication du rationalisme est une thèse empirique, selon laquelle les jugements moraux dérivent de notre raison. Autrement dit, les capacités psychologiques qui nous permettent de formuler des jugements moraux sont des capacités rationnelles. Si je suis une créature rationnelle, alors je suis également une créature capable de formuler et de comprendre des jugements moraux.
Dans le troisième chapitre de Sentimental Rules, Nichols a entrepris de réfuter ces deux revendications du rationalisme moral en les confrontant aux problèmes conceptuels et empiriques posés par la psychopathie. Il s’est appuyé pour cela d’un côté sur une étude de philosophie expérimentale qu’il a réalisée[3], et d’un autre côté sur les données de la psychologie morale. J’essaierai ici de restituer l’argumentation de Nichols, qui constitue à cet égard un fragment du projet plus général de « naturaliser » le sentimentalisme, en s’efforçant de répondre à des questions classiques de métaéthique à partir de matériaux empiriques, et de faits objectifs.
Les psychopathes sont-ils irrationnels ? La revendication conceptuelle du rationalisme
Selon la revendication conceptuelle du rationalisme moral, nécessairement, si je suis rationnel et que je juge que je dois faire x dans des circonstances C, alors je devrais également être motivé à faire x dans des circonstances C. Si je soutiens qu’il est moralement condamnable de battre les enfants, on s’attendra à ce que je m’abstienne de le faire. Il y aurait donc un lien conceptuel nécessaire entre un jugement moral et la motivation à agir conformément à ce jugement, dans la mesure où les raisons morales sont supposées être des raisons d’agir. La revendication conceptuelle du rationalisme moral, de ce point de vue, implique ainsi selon Nichols une forme d’internalisme de la motivation, c’est-à-dire la thèse selon laquelle le jugement moral est intrinsèquement motivationnel.
Il a souvent été souligné, néanmoins, que l’internalisme peut être mis en défaut par l’existence d’amoralistes tels que le « Coquin sensé » de Hume, qui se contente d’agir moralement aussi longtemps qu’il peut en tirer un profit quelconque, mais qui cesse d’agir ainsi dès lors que cela ne lui est plus d’aucune utilité[4]. Il semble en effet possible d’imaginer un amoraliste parfaitement rationnel, qui comprendrait l’intérêt qu’il y a à être moral dans certaines circonstances, mais qui s’abstiendrait de l’être lorsque cela ne lui serait plus nécessaire. Pour le dire avec David Brink, « l’amoraliste est quelqu’un qui reconnaît l’existence de considérations morales et qui reste indifférent[5]. »
Or, les psychopathes semblent correspondre exactement à ce profil. Ils sont en effet capables de respecter certaines règles morales lorsqu’il le faut, mais ils n’hésitent pas non plus à les contourner, à manipuler leurs proches et leurs collègues en fonction de leurs besoins, et à utiliser toute forme de violence pour parvenir à leurs fins. Or, si de tels personnages existent réellement, alors la revendication internaliste du rationaliste est en danger, puisqu’ils nous montrent clairement que la connexion entre le jugement moral et la motivation n’est pas nécessaire, mais seulement contingente.
La stratégie de repli classiquement adoptée par les internalistes, ici, est de nier que les amoralistes et les psychopathes comprennent « réellement » les jugements moraux. Selon eux, « ils ne jugent pas réellement que les actes sont bons ou mauvais ; ils jugent plutôt que les actes sont « bons » ou « mauvais »[6]. » L’introduction des guillemets a ainsi pour vocation de souligner que les psychopathes peuvent certes manipuler les concepts de bien et de mal, mais que ces concepts sont dépourvus de valeur évaluative et prescriptive à leurs yeux. Autrement dit, les psychopathes seraient indifférents à l’égard des règles morales tout simplement parce qu’ils ne considèrent pas que les choses sont réellement bonnes ou mauvaises moralement, mais seulement qu’elles sont considérées comme bonnes ou mauvaises par d’autres gens.
Cette réponse fait sens, mais comme le remarque Nichols, il ne faut pas perdre de vue sa portée exacte. Dans la mesure où elle s’inscrit dans une défense de la revendication conceptuelle du rationalisme, elle ne peut pas prétendre décrire un fait empirique. Il n’est donc pas question ici d’interroger la capacité réelle des psychopathes à comprendre les jugements moraux. Ce qui est en jeu, c’est bien plutôt la thèse conceptuelle selon laquelle il fait partie de notre concept ordinaire de « jugement moral » que les psychopathes ne comprennent pas réellement les jugements moraux. Il s’agit donc là d’une hypothèse au sujet des intuitions que nous sommes supposés partager concernant le concept populaire de moralité, et les platitudes que nous supposons être constitutives de celui-ci.
Dans la mesure où cette thèse prétend s’appuyer sur des intuitions que nous sommes tous censés partager, Nichols soutient qu’il serait plus prudent de s’assurer que c’est effectivement le cas plutôt que de simplement le présupposer. C’est ainsi qu’il a réalisé une étude, dans laquelle des étudiants n’ayant pas de compétences philosophiques particulièrement raffinées, ont été interrogés sur les deux scénarios suivants :
John est un criminel psychopathe. C’est un adulte d’une intelligence normale, mais il n’a aucune réaction émotionnelle lorsqu’il blesse d’autres gens. John a blessé et effectivement tué d’autres gens quand il voulait leur voler leur argent. Il dit qu’il sait que blesser les autres est mal, mais qu’il ne se soucie tout simplement pas de faire des choses qui sont mal. Est-ce que John comprend réellement que blesser les autres est moralement mauvais ?
Bill est un mathématicien. C’est un adulte d’une intelligence normale, mais il n’a aucune réaction émotionnelle lorsqu’il blesse d’autres gens. Néanmoins, Bill ne blesse jamais personne parce qu’il pense qu’il est irrationnel de blesser les autres. Il pense que n’importe quelle personne rationnelle serait comme lui et ne blesserait pas les autres gens. Est-ce que Bill comprend réellement que blesser les autres est moralement mauvais ?
Les résultats de cette étude de philosophie expérimentale sont, selon Nichols, sans appel, et prennent à revers la thèse conceptuelle. Les sujets considèrent majoritairement que le psychopathe comprend que blesser est mal, et que le mathématicien ne le comprend pas. Cette réponse suggère donc que, pour certains individus au moins, les psychopathes forment bien des jugements moraux, mais ne s’en soucient simplement pas.
Il ne s’agit évidemment pas de trancher un problème philosophique par un sondage d’intuitions, mais bien plutôt de montrer que la revendication conceptuelle du rationaliste ne va pas de soi, dans la mesure où les intuitions sur lesquelles elle prétend s’appuyer sont loin d’être communément partagées. La stratégie de Nichols consiste donc à rendre douteuse la capacité qu’aurait le rationalisme conceptuel de capturer toutes les intuitions et platitudes qui sont censées constituer notre concept de jugement moral, si tant est qu’il y ait quelque chose comme un concept populaire unique de la moralité.
Soulignons cependant deux faiblesses dans la démarche de Nichols, avant de nous attarder sur la revendication empirique du rationalisme. D’une part, la méthodologie empirique de l’étude est pour le moins obscure : Nichols ne donne par exemple ni le nombre de sujets ayant participé, ni le pourcentage de réponses pour chacun des deux récits. A cet égard, Caj Strandberg et Fredrik Björklund ont récemment présenté une étude plus rigoureuse (elle porte notamment sur 176 sujets, dont une moitié seulement sont des étudiants de philosophie) qui infirme partiellement les résultats de Nichols : si la plupart des sujets s’accordent à admettre qu’un individu peut penser qu’il a des obligations morales, et cependant être dépourvu de motivation à l’égard de ces obligations, seuls 42% des sujets pensent que ce peut être le cas pour un psychopathe[7]. D’autre part, Nichols ne demande pas aux sujets s’ils pensent que John est rationnel. De ce point de vue, les sujets sont interrogés sur l’internalisme de la motivation, mais pas nécessairement sur la revendication conceptuelle du rationalisme. Nichols présuppose que cette dernière implique l’internalisme, mais ce n’est pas nécessairement le cas : il est tout à fait possible pour la thèse conceptuelle que les raisons morales soient des raisons d’agir, et qu’une créature irrationnelle ne soit pas motivée à agir par de telles raisons[8]. Un certain nombre d’éléments mériteraient donc d’être clarifiés pour trancher plus clairement la question du rationalisme conceptuel.
Les problèmes affectifs du psychopathe et la revendication empirique du rationalisme
Qu’en est-il maintenant de la revendication empirique du rationalisme ? Celle-ci, rappelons-le, consistait à dire que la compréhension des jugements moraux, tout comme la capacité de les formuler, dérivent de notre raison. Or, cette thèse est à son tour menacée par ce que nous savons de la psychopathie. Comme le rappelle en effet Kent Kiehl, les psychopathes manifestent généralement un fonctionnement intellectuel normal – ils ont des performances normales ou un peu supérieures à la moyenne dans les mesures de quotient intellectuel[9] – et, bien plus encore, ils sont capables d’articuler des réponses moralement appropriées aux différentes questions qu’on leur pose. Par exemple, ils peuvent dire qu’il était mal de tuer leur dernière victime. Par contraste, un sujet souffrant de schizophrénie, et ayant tué un individu parce qu’il était convaincu que ce dernier avait implanté en lui un dispositif de surveillance, était incapable de reconnaître que son crime était une mauvaise chose ou qu’il était mal d’avoir tué cet homme[10].
Mais tandis que les psychopathes sont capables de formuler des jugements moraux, ils ne semblent pas réellement les comprendre. Ainsi, des extraits d’entretiens conduits par les psychiatres donnent régulièrement lieu à des formules pour le moins étranges. Robert Hare, l’un des pionniers de la recherche sur la psychopathie, donnait les exemples suivants :
Quand on lui demanda comment il avait débuté sa carrière dans le crime, il dit : « C’était en rapport avec ma mère, la plus belle personne au monde. Elle était forte, travaillait dur pour prendre soin de quatre enfants. Une belle personne. J’ai commencé à voler ses bijoux quand j’étais en CM2. Vous savez, je n’ai jamais vraiment connu cette garce – nos routes se sont séparées. »
Un détenu disait de la victime de son meurtre qu’elle avait bénéficié de ce crime en ayant reçu « une dure leçon à propos de la vie. »
Quand on lui demanda s’il avait déjà commis un crime violent, un homme purgeant une peine pour vol répondit : « Non, mais j’ai déjà dû tuer quelqu’un une fois. »[11]
Comment expliquer de telles formulations, si, contrairement aux revendications du rationalisme, ce n’est pas la raison qui fait défaut chez les psychopathes ? L’un des faits les plus importants parmi ceux qui ont été découverts au cours des vingt dernières années par James Blair est que les psychopathes échouent à effectuer une distinction qui est couramment opérée par la plupart des gens, entre des règles dites « conventionnelles » et des règles dites « morales ».
Ainsi, les jeunes enfants (à partir de 3 ans et demi environ[12]), comme les adolescents et les adultes, et ce, quelle que soit leur confession religieuse[13], reconnaissent qu’il existe des règles qui sont contingentes, qui dépendent de l’autorité qui les a formulées, et qui ne sont aucunement universalisables : il peut s’agir par exemple (selon les études effectuées) des règles qui interdisent les rapports sexuels prénuptiaux ou la consommation de certains types d’aliments, ou encore les règles qui concernent la prise de parole dans une salle de classe. Ce sont là des règles que l’on qualifie usuellement de règles « conventionnelles ». Mais les mêmes individus reconnaissent également qu’il existe des règles qui ne sont pas contingentes, qui sont indépendantes de toute forme d’autorité, et qui sont universalisables – les règles « morales ». Ces règles concernent généralement l’usage de la violence, le vol, ou les nuisances que nous sommes susceptibles de causer à autrui.
Il existe ainsi une différence de nature dans la manière dont les gens traitent ces deux types de règles – quels que soit par ailleurs les cas concrets recouverts par celles-ci. A cet égard, les raisons à l’aide desquelles nous justifions l’un ou l’autre type de règle constituent un trait distinctif important : tandis que les règles conventionnelles trouvent généralement leur justification dans les usages coutumiers, ou l’autorité qui est susceptible de les prescrire, les règles morales sont communément justifiées par les torts que nous sommes susceptibles d’infliger à autrui.
A partir de ces données, James Blair a montré que les psychopathes échouent à distinguer ces deux types de règles. De manière assez surprenante, les psychopathes considèrent toutes les règles comme des règles morales. Ils soutiennent par exemple qu’il devrait être catégoriquement interdit aux petits garçons de porter des jupes, de parler en classe, de sortir de classe sans permission, ou de ne plus écouter le professeur, quand bien même le professeur autoriserait ces différentes actions[14]. Mais tout en traitant ces règles comme des règles morales, les psychopathes ne font pas intervenir les justifications les plus couramment utilisées pour de telles règles[15]. Plutôt que de faire référence aux torts ou à la souffrance infligée à autrui, ils les justifient en faisant référence aux motifs généralement utilisés pour les règles conventionnelles, comme la nécessité de suivre les règles parce que ce sont les règles[16].
Comment rendre compte de ce point, une fois dit que les capacités rationnelles des psychopathes semblent parfaitement intactes ? Au moins deux caractéristiques semblent pertinentes pour l’explication de cette incapacité à discerner ces deux types de règles. D’une part, les psychopathes éprouvent apparemment peu de peur et de tristesse (mais aussi probablement peu de culpabilité, comme les exemples le suggèrent), et ils ont également des difficultés à les reconnaître[17]. D’autre part, les psychopathes manifestent des déficits empathiques importants et sont notamment très peu sensibles à la souffrance ou à la détresse des autres[18]. Ainsi, il paraît peu plausible, dans ces conditions, d’expliquer par des déficits rationnels l’incapacité des psychopathes à comprendre les règles morales. En l’état, les faits nous incitent bien davantage à penser que cette incapacité est mieux expliquée par leurs seuls déficits affectifs.
Trois recours possibles pour le rationaliste
Une solution possible pour le rationaliste, ici, serait de soutenir qu’il existe bien en réalité un mécanisme cognitif spécifiquement rationnel et nécessaire pour formuler des jugements moraux, qui serait défectueux ou absent chez les psychopathes. Plusieurs hypothèses possibles s’offrent alors à lui selon Nichols. Les principales sont les suivantes :
1. Les psychopathes n’auraient peut-être pas encore été exposés aux bons arguments ou aux bons modèles de raisonnements. Mais les récits des psychiatres suggèrent très clairement le contraire. Non seulement tous s’accordent à dire que « rien ne marche » dans tous les traitements qui ont été tentés jusqu’ici, mais bien plus, il est avéré que les psychopathes ayant suivi des thérapies de groupe ont de plus grandes chances de retourner en prison que les autres. En effet, ces thérapies renforcent apparemment leurs tendances à la manipulation et à la tromperie, et eux-mêmes en parlent parfois comme d’une « école de formation » au crime (a finishing school)[19].
2. Les psychopathes auraient un raisonnement moral intact, mais certains déficits au niveau du langage, de l’attention, ou d’autres capacités, les empêcheraient d’appliquer leur raison comme il faut. Autrement dit leur compétence morale serait fonctionnelle, et c’est au niveau de leur capacité à appliquer celle-ci à des cas particuliers qu’il faudrait chercher le déficit. Mais cette réponse est également improbable, puisque les psychopathes parviennent très bien à répondre aux questions relatives à la violation des règles en général. En outre, les jeunes enfants – dont toutes les capacités cognitives ne sont pas encore développées – manifestent une performance normale dans la distinction des règles morales et conventionnelles.
3. Les psychopathes seraient dépourvus d’une faculté rationnelle spécifique – par exemple, un « sens moral » rationnel – qui serait intacte chez ceux qui parviennent à effectuer la distinction entre les règles morales et les règles conventionnelles.
Il se pourrait ainsi que les psychopathes soient incapables de délibérer moralement parce qu’ils ne parviennent pas à être « complètement rationnels ». Mais des enfants de trois ou quatre ans, qui sont loin d’être complètement rationnels, parviennent pourtant à opérer la distinction entre les deux types de règles.
On pourrait également imaginer que la compréhension morale dépend de notre capacité d’adopter la perspective d’autrui (perspective-taking), une capacité qui est communément comprise, depuis Piaget, comme une capacité rationnelle[20]. Or, les psychopathes en sont tout à fait capables, alors qu’ils manifestent des déficits empathiques notables. Imaginer ce que sont les croyances d’autrui est une chose, mais percevoir ce qu’il peut ressentir en est une autre. A cet égard, rappelons que les enfants autistes, chez qui la capacité d’adopter la perspective d’autrui est souvent lésée, sont en revanche capables d’une empathie minimale, et parviennent à distinguer les règles morales et conventionnelles[21].
Enfin, les psychopathes pourraient souffrir « d’arrogance intellectuelle »[22], en ce qu’ils seraient tout simplement incapables d’apprécier les arguments qui s’opposent à leur point de vue. Il faudra alors montrer qu’une telle arrogance ne se trouve pas chez les criminels non psychopathes, qui parviennent à distinguer les règles morales et conventionnelles, et aucun fait ne va en ce sens pour le moment. Bien plus, les psychopathes semblent se fier au jugement des autres, comme tout le monde, lorsqu’il s’agit des règles d’hygiène qu’il est conseillé de suivre ou des aliments qu’il est recommandé de ne pas manger.
Bien sûr, d’autres hypothèses pourront encore être suggérées en défense du rationalisme empirique. Mais les remarques de Nichols exhibent clairement les difficultés qu’elles devront surmonter : il faudra trouver un défaut rationnel qui serait présent chez les psychopathes et absent chez les jeunes enfants, chez les autistes, chez les criminels ordinaires, ainsi que chez tous les autres êtres humains rationnels.
Inversement, l’explication sentimentaliste du jugement et de la motivation morale paraît s’imposer d’elle-même étant donné les déficits affectifs dont souffrent les psychopathes. De ce point de vue, Nichols soutient que le rôle des émotions, et notamment de notre capacité à percevoir la détresse d’autrui, serait précisément de nous retenir de violer les règles morales liées à la souffrance d’autrui ou, inversement, de nous motiver à agir dans les situations au sein desquelles ces règles sont violées[23]. Sans cette « résonance affective » qui s’attache à certaines règles, il nous est impossible de comprendre vraiment ces dernières. En l’état actuel de nos connaissances, cette proposition est conforme à ses ambitions naturalistes et permet au sentimentalisme de gagner une bataille face au rationalisme, à défaut de gagner la guerre.
[1] S. Nichols, Sentimentalism Naturalized, in W. Sinnott-Armstrong (éd.), Moral Psychology, Vol. 2, Cambridge, MIT Press, 2008, p. 255.
[2] S. Nichols, Sentimental Rules: On the Natural Foundations of Moral Judgment, New York, Oxford University Press, 2004, p. 69.
[3] Rappelons à cet égard que Shaun Nichols est l’un des principaux promoteurs de la philosophie expérimentale, dont il a corédigé, avec Joshua Knobe, le manifeste. Ce dernier a été traduit récemment par Florian Cova et Nicolas Pain dans le numéro 27 de la revue en ligne Klesis, dirigé par Florian Cova, et consacré à la philosophie expérimentale. Il est disponible à cette adresse : http://www.revue-klesis.org/numeros.html#d27
[4] D. Hume, Enquête sur les principes de la morale, Section IX, Deuxième partie, Paris, édition GF, 1991.
[5] D. Brink, Externalist Moral Realism, Southern Journal of Philosophy, vol. 24, 1986, p. 30.
[6] M. Smith, The Moral Problem, Oxford, Blackwell, 1995, p. 67.
[7] C. Strandberg & F. Björklund, Is Moral Internalism Supported by Folk Intuitions?,
Philosophical Psychology, vol. 26, n°. 3, 2013, pp. 319-335.
[8] Je remercie François Jaquet pour avoir attiré mon attention sur ce point.
[9] K. Kiehl, Without Morals : The Cognitive Neuroscience of Psychopathy, in W. Sinnott-Armstrong (éd.), Moral Psychology, Vol. 3, Cambridge, MIT Press, 2008, p. 168.
[10] K. Kiehl, Without Morals : The Cognitive Neuroscience of Psychopathy, op. cit., p. 120.
[11] R. Hare, Without Conscience : The Disturbing World of the Psychopaths among Us, New-York, Guilford Press, 1993, pp. 40, 41 et 125.
[12] J. Smetana & J. Braeges, The Development of Toddlers’ Moral and Conventional Judgments, Merrill-Palmer Quarterly, vol. 36, n° 3, 1990, pp. 329-346.
[13] L. Nucci & E. Turiel, God’s Word, Religious Rules, and their Relation to Christian and Jewish Children’s Concepts of Morality, Child development, vol. 64, n° 5, 1993, pp. 1475-1491.
[14] J. Blair, A Cognitive Developmental Approach to Morality : Investigating the Psychopath, Cognition, vol. 57, n° 1, 1995, pp. 1-29.
[15] Selon Blair, le fait que les psychopathes traitent ainsi toutes les règles comme des règles morales, alors qu’ils ont recours le plus souvent à des justifications conventionnelles peut s’expliquer par le fait qu’ils sont incarcérés. A ce titre, il est possible qu’ils espèrent faire bonne figure auprès du psychologue en traitant toutes les règles comme des règles morales, afin d’obtenir un jugement favorable en vue d’une réduction de leur peine.
[16] Deux études récentes ont néanmoins contesté les résultats de Blair concernant l’incapacité des psychopathes à distinguer les règles conventionnelles et morales : M. Cima, F. Tonnaer, & M. Hauser, Psychopaths Know Right from Wrong but Don’t Care, Social Cognitive and Affective Neuroscience, vol. 5, n° 1, 2010, pp. 59-67 ; ainsi que E. Aharoni, W. Sinnott-Armstrong, & K. Kiehl, Can Psychopathic Offenders Discern Moral Wrongs ? A New Look at the Moral/Conventional Distinction, Journal of Abnormal Psychology, vol. 121, n° 2, 2012, pp. 484-497.
[17] J. Blair, E. Colledge, L. Murray, & D. G. V. Mitchell, A Selective Impairment in the Processing of Sad and Fearful Expressions in Children with Psychopathic Tendencies, Journal of Abnormal Child Psychology, vol. 29, n° 6, 2001, pp. 491-498.
[18] J. Blair, Empathic Dysfunction in Psychopathic Individuals, in T. F. D. Farrow & P. W. R. Woodruff (éd.), Empathy in Mental Illness, New York, Cambridge university press, 2007.
[19] R. Hare, op. cit., pp. 194-195.
[20] J. Piaget, Le jugement moral chez l’enfant, Paris, PUF, 1932.
[21] J. Blair, Morality in the Autistic Child, Journal of Autism and Developmental Disorders, vol. 26, n° 5, 1996, pp. 571-579.
[22] M. Smith, The Moral Problem, Oxford, Blackwell, 1995, pp. 195-196.
[23] S. Nichols, Sentimental Rules, op. cit., p. 115.