Addiction et création
l’art-thérapie en addictologie – Retours cliniques
Elisabeth Vallaud, art-thérapeute
Cet article est un témoignage d’un atelier d’art thérapie. Il relate une expérience de la relation au patient, relation médiatisée par le jouet. Ce dernier n’est pas un prétexte : le temps de la séance, il fait le lien, il supplée à la substance addictive. En ce sens, il cristallise des tensions et un inexprimable.
Il s’agira ici de souligner ces tensions, à travers le regard d’une art-thérapeute qui relate à la fois ce qu’elle a vu et ce qu’elle a vécu. Loin d’être normatif, le discours se veut accueillant de ce que le patient a à dire, sans toujours disposer des outils nécessaires. Le jeu devient parole, discours, expression de ce qui n’a jamais pu prendre forme.
Il nous a paru essentiel d’ancrer cet axe d’atelier philosophique « Addictions et écriture du corps » dans une pratique concrète, afin que la théorie, philosophique, esthétique ou psychanalytique, ne soit pas mobilisée en vain : ce sont de conduites addictives dont il est question, et en tant que conduites, elles s’ancrent dans un corps réel, vivant, et en demande d’un espace pour se dire.
On l’aura compris le témoignage qui suit n’est pas un article académique de philosophie, mais le point de vue d’une thérapeute clinicienne qui articule de manière concrète et bienveillante théorie et pratique pour accompagner les personnes en situation de fragilité.
L’ambition de cet atelier est de ménager un espace où ce type de témoignage peut être rendu public et accompagner la réflexion philosophique en la nourrissant de la réalité et des situations complexes et nuancées.
Nous allons évoquer ici des histoires, expériences du jeu, du corps, de la matière, de la relation, dans le cadre d’ateliers d’art-thérapie en addictologie.
Avant d’entrer dans le secret de l’atelier, posons le décor : un grand hôpital public à Paris, belle architecture du 19ème siècle. Le service d’addictologie ressemble à bon nombre de services hospitaliers, couloir beige et succession de chambres et de bureaux ; zoomons sur le lieu de l’atelier lui même : grande pièce avec fenêtres donnant sur des voies ferrées.
Cette Unité est réservée à la réalisation de sevrages (principalement alcool) programmés (hospitalisation d’une à trois semaines en général) incluant la participation à des activités thérapeutiques de groupes et individuelles.
Les ateliers thérapeutiques dont je vais parler sont des « ateliers ouverts » d’une durée de 2 heures. Les hospitalisations étant de courte durée (nous voyons entre une et deux fois les personnes au sein de l’atelier), le travail proposé (en concertation avec la psychomotricienne du service) doit être conçu comme un déclencheur, la mise en route d’un processus de transformation et non pas comme un accompagnement vers celui-ci. Ces ateliers sont conçus afin de permettre au patient de passer du regard au geste et à la parole.
Le produit isole l’être humain, l’objectif de ces ateliers va être par conséquent également de favoriser les capacités d’échanges et de relations avec les autres.
Nous essaierons de comprendre par l’analyse des situations cliniques quel rôle joue alors l’objet au sens large du terme (nous verrons dans le récit d’une vignette comment le corps du thérapeute devient l’objet d’une patiente à son « corps consentant »). Quel rôle joue-t-il en servant de support à un corps incapable de fonctionner tout seul, d’intermédiaire avec les autres corps et pourquoi pas de substitut à un vide, ou révélateur d’un manque difficile à combler (objet de l’addiction) ?
Le jeu (théâtral, marionnettique, graphique et vocal) prend alors tout son sens dans le cadre d’ateliers en addictologie, en favorisant le lâcher-prise, la relation, le regard et l’écoute et c’est ce que je tenterai d’aborder et d’analyser au travers de trois vignettes cliniques.
1ère vignette : « L’arroseur arrosée », théâtre d’objet :
Le théâtre d’objet se réfère immédiatement au monde l’enfance ou l’objet se trouve détourné de sa fonction initiale pour rentrer dans le monde de l’imaginaire et du jeu. Pour jouer avec l’objet, il faut se laisser prendre par lui, on ne peut pas faire jouer tout et n’importe quoi à un objet, il faut trouver son mouvement, sa dynamique, sa voix et le laisser raconter une histoire. Quand l’objet devient sujet, il joue, il joue à…. Il faut accepter la perte de la chose matérielle pour arriver au « pour de faux » au « pour rire ».
Par quel processus s’opère le glissement progressif de la matérialité de l’objet à la rêverie de l’objet ? Peut-être faut-il, à l’instar de ce que préconise Jünger et Léonard de Vinci, d’une certaine façon commencer par regarder, se focaliser assez longuement, se fixer et scruter l’objet dans ses détails, sa matière, son volume, les sensations qu’il procure au toucher ou à l’odorat afin que s’opère une dissociation favorisant le décollement vers une autre dimension de la réalité. Regarder attentivement l’objet, être pris par lui pour mieux s’en évader, s’en détacher et créer un écart, un décalage avec le contexte. L’objet va donner alors dans une matérialité qui n’est pas la sienne, une matière incongrue.
Au fond d’une valise ancienne en carton se trouve un tire-bouchon, une pince, une passoire à thé, une brosse, un petit arrosoir et d’autres objets dont j’ai oublié l’usage ou dont le nom même m’est inconnu. Ces objets n’ont pas de valeur, ce sont des objets de rebut ou de récupération ce qui va favoriser d’autant plus une distance, permettant la mise en jeu.
Un homme d’une cinquantaine d’années, hospitalisé pour un sevrage alcoolique, se saisit du petit arrosoir et lui donne vie et voix tout en le faisant éternuer de façon irrépressible. Les autres patients, rient de ce drôle de personnage qui ne parvient pas à finir ses phrases.
Cet homme, désocialisé depuis de nombreuses années, ne comprend pas ce qui se produit, comment il peut faire rire avec un arrosoir. Comment son jeu, sa voix et ses gestes peuvent-ils convoquer et provoquer le rire ? Comment, en quelques minutes, a-t-il pu faire oublier que son personnage n’est qu’un objet et comment, l’espace d’un instant, la salle de l’hôpital s’est-elle métamorphosée en théâtre ? Enfin, comment cet homme, qui oublie dans la consommation d’alcool sa condition de pauvre hère, s’est-il mué en « Prince de Homburg », comment, le temps du jeu, s’est-il rêvé « objet » et l’est devenu sous nos yeux ? Il est « l’arroseur arrosé » celui qui est pris par ceux qu’il croyait prendre, ce jeu se retourne vers lui, pour lui et non contre lui.
Le rire est un geste social selon Bergson : « Notre rire est toujours le rire d’un groupe »
« Que nous enseigne cette petite vignette clinique » est la question qui se pose d’emblée comme la question de l’effet thérapeutique de la création sur la personne et de sa permanence sur le long terme. Quels processus psychiques ont été enclenchés par cette situation inattendue pour la personne ? Le premier effet qui nous vient à l’esprit est une forme de renarcissisation du sujet mais est-ce le seul effet ? La mise en jeu en acte, la main mise sur le jeu par la maîtrise du corps et la voix a peut-être œuvré en faveur d’une ouverture vers des possibles jusque là ignorés.
L’objet médiateur se situe dans une zone frontière où matérialité et subjectivité se rencontrent, « zone où peuvent se superposer sans fusionner la relation à la chose et la relation à autrui » nous dit Bernard Chouvier (article « Les avatars de l’objet », in Revue Art&Thérapie, octobre 2013).
2ème vignette : « L’œuvre au noir ou l’impossible ouvrage » [1]
Zénon a une cinquantaine d’années. Il est hospitalisé depuis quelques jours pour une consommation excessive d’alcool. Zénon est gardien d’immeuble, il a donc un travail et un logement. Ce jour là la séance se déroule de la façon suivante : écoute des bruits extérieurs, écoute des bruits de la salle, proposition d’écoutes sélectives (voix lointaines, frottements des vêtements, respirations, oiseaux….) puis écoute des bruits intérieurs en se bouchant les oreilles, échauffements, prise en conscience corporelle (automassage). Sont ensuite proposés différents jeux : « Le vent dans les arbres » (travail sur les ancrages et l’équilibre en fonction de la variation des intensités du souffle), « Les cachettes imaginaires » de toute nature et de toute dimension (variations et diversité des postures). Zénon semble à l’aise et prend un certain plaisir, ainsi que l’ensemble groupe, à expérimenter et à jouer lors de ces exercices.
Enfin arrive la dernière proposition de travail, chacun dispose d’une bâche, il s’agit d’un plastique épais (type protection des sols lors de travaux) noir mesurant à peu près 2 mètres sur 3. Je précise aux membres du groupe qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent avec : se recouvrir, se rouler dedans, la plier, la déplier, créer un personnage avec, tester sa résistance à l’air… Bref jouer avec sur la musique (extrait de Trio op 100 de Schubert, une berceuse russe et Song for Budhanton de Jan Lauwers, durée totale, 10 minutes). Chacun se saisit d’une bâche et la musique commence. Au départ, je constate que les personnes découvrent ce matériau puis au fur et à mesure l’expérimentent, s’amusent avec, danse… Des mouvements à deux ou à trois personnes émergent progressivement.
Mais Zénon n’a pas bougé, il est resté collé contre un mur avec sa bâche entre les mains. Zénon ne peut pas. D’emblée il nous a dit que cette bâche noire lui faisait penser à son travail et aux sacs poubelles qu’il manipule tous les jours. Lors du temps de parole à la fin de l’atelier, Zénon nous répète qu’il ne pouvait pas « danser » avec « un sac poubelle », il se serait senti ridicule, et qu’il n’aurait pas pu manipuler de nouveau un sac poubelle dans son travail sans penser à cet atelier. Une dame du groupe (gardienne d’immeuble également, nous précise-t-elle) nous explique qu’elle, au contraire, ne regarderait plus jamais les sacs poubelles de la même manière et qu’ils lui évoqueront dorénavant ce moment agréable). Zénon n’a cessé pendant la semaine qui a suivi cet atelier de parler dans le service de ces « sacs poubelles » et de son impossibilité à jouer avec.
La semaine suivante je croise Zénon dans les couloirs du service et lui demande de ses nouvelles pour savoir s’il s’est remis de l’atelier précédent. Il me répond qu’il va bien et qu’il sera à l’atelier aujourd’hui. Il commence à m’expliquer que la situation vécue la semaine d’avant lui a rappelé une autre situation lors d’une hospitalisation précédente dans ce service. Il avait participé à l’atelier d’écriture animé par la psychologue qui avait amené des boutons et proposé aux patients d’en choisir trois, et d’écrire une histoire à partir de ces objets. Zénon avait choisi trois boutons noirs et ces objets avaient provoqué chez lui une angoisse comme si, me dit-il, « il rentrait dans un tunnel ». Il n’avait pas pu écrire une seule ligne. A l’écoute de son expérience, je lui soumets l’hypothèse que c’est peut-être le noir qui le dérange. Ce à quoi il me répond « non, c’est pas ça, j’adore le noir ».
Comment comprendre ce qui s’est passé lors de l’atelier ? Zénon est resté et n’a pas lâché la bâche noire, il semblait comme paralysé, plus précisément empêché. Comment entendre son récit et comprendre son ressenti concernant les boutons noirs : être entraîné, aspiré dans un tunnel, perdre pied… Son ressenti peut-il être associé aux ressentis lors d’une ivresse massive et/ou associé à un état dépressif (valeur symbolique de cette tonalité) ?
Bernard Chouvier, dans son article consacré aux fonctions médiatrices de l’objet, nous dit : « l’affect mobilisé lors d’une opération singulière est peut être l’indicateur le plus sûr dans sa pratique actuelle pour le sujet. Il est évident que les affects de déplaisir, de gêne ou d’ennui vont dans le sens d’une contre-indication. Mais cela ne signifie nullement qu’il faille renoncer à la mise en œuvre d’une médiatisation. Au contraire, cela signifie que le sujet n’est pas encore entré en adéquation avec le type de démarche qui lui correspond. Changer d’opération, changer de modus opérandi, activer les différents variateurs possibles jusqu’à ce que l’adéquation recherchée advienne. L’action symbolique se légitime aussi dans la persévérance ».
C’est justement de cette persévérance que ce type d’expérience prive, le cadre ne le permettant pas.
3ème vignette : » Bleu, au fil de la couleur «
Mme R divague sans cesse dans les couloirs de l’hôpital. J’avais remarqué cette femme souriante, assez belle et qui semblait vivre ici depuis des mois (rappelons que dans ce service les personnes ne séjournent que quelques semaines). Elle souffre de la maladie de Korsakof[2] . Mme R vit dans la rue depuis de nombreuses années mais son état de santé actuel nécessite une prise en charge au sein d’un établissement spécialisé. En attendant qu’une solution soit trouvée elle reste à l’hôpital. Mme R ne va jamais à aucune activité proposée dans le service , elle décline l’invitation des soignants avec un large sourire. Sauf ce jour là ou elle accepte de venir à l’atelier créatif, en précisant bien qu’elle n’y va que pour regarder et que si elle en a assez elle quittera l’atelier. Malgré l’entorse faite au cadre de l’atelier, les soignants acceptent Mme R. Mme R s’assoit à coté de moi. L’atelier est libre et propose différents supports, outils et matériaux. Mme R ne semble pas décidée à choisir et à faire quelque chose. Il lui est proposé des coloriages sur des feuilles de papier ou sur des cartons dont les motifs à colorier sont en relief. Mme R choisit un carton représentant un perroquet mais elle ne veut pas le colorier, elle dit ne pas savoir. Il est convenu avec elle que c’est moi qui peindrai le carton sur ses indications. Elle choisit comme matériau l’encre. Et commence alors la recherche des couleurs de cet animal. Je mélange les encres et lui soumets les couleurs obtenues attendant son accord pour l’appliquer enfin sur les différentes parties du dessin. Elle est très attentive à mes propositions et semble savoir précisément les tons qu’elle souhaite pour chaque morceau de la figure, manifestant clairement son désaccord lorsque la couleur n’est pas celle attendue. Le travail à deux a duré plus d’une heure sans que Mme R ait émis le moindre désir d’arrêter ou de s’en aller. Elle semble à la fin très fière et très satisfaite de son travail dit elle. Mme R veut revenir à l’atelier la semaine prochaine pour poursuivre cette expérience et veut s’assurer que j’y serai présente pour continuer. Malheureusement je lui précise que je suis venue à cet atelier à titre exceptionnel mais qu’elle pourra venir travailler avec quelqu’un d’autre (l’aide soignant ou la psychomotricienne). Mme R n’est pas revenue à l’atelier, quelques semaines plus tard, elle est sortie de l’hôpital pour intégrer un foyer spécialisé où elle n’est restée que peu de temps préférant la rue et ses compagnons de fortune : l’errance jusqu’à la fin.
Que s’est il passé pendant cet atelier pour Mme R ? Pourquoi a-t-elle souhaité revenir la semaine suivante à l’atelier? Est ce le résultat qui l’incitait à vouloir revivre cette expérience ou la relation très proche qui s’était instaurée entre nous ? Moi, objet, devenu support au corps défaillant de Mme R. Son regard si bleu exigeant de moi un bleu tout aussi lumineux pour les plumes de l’animal. Le même bleu que ses yeux lui fis-je remarquer, ce qui sembla la surprendre comme si elle avait oublié la couleur de ses yeux ou jamais vu et remarqué cette couleur. Le fait que je souligne cette similitude entre ces yeux et le mélange d’encre signifiait que je posais un regard sur elle, je la voyais et la regardais. Ce regard l’a fait sourire. J’ignore tout de ce que Mme R a ressenti et vécu pendant ce moment passé ensemble mais je sais le plaisir que j’ai éprouvé à devenir l’objet, l’outil et le support de cette femme, la « mère suffisamment bonne » investie par l’enfant. Je ne suis pas devenu le temps de cet atelier pour Mme R un objet-chose mais un objet investi qu’elle a construit en tant qu’objet interne.
En conclusion, je dirai que l’art-thérapeute n’est, évidemment, pas un médecin. Mais il reste une aide : je crois que les patients addicts, de façon générale, ont besoin qu’on les regarde pour sentir qu’ils ont un corps. L’addiction tient lieu d’objet interne, elle leur permet finalement d’être un corps autonome, puisqu’ils sont les acteurs de leur addiction mais aussi les auteurs. De mon côté, j’espère être, le temps de la séance, un palliatif à l’objet de leur addiction, un objet interne qui leur permet de se sentir plus vivants dans un corps qui n’est plus un jouet.
[1] L’expression « œuvre au noir » désigne en alchimie la première des trois phases dont l’accomplissement est nécessaire pour achever le magnum opus. En effet, selon la tradition, l’alchimiste doit successivement mener à bien l’œuvre au noir, au blanc, et enfin au rouge afin de pouvoir accomplir la transmutation du plomb en or, d’obtenir la pierre philosophale (Carl Gustav Jung notamment voit dans la Pierre Philosophale la métaphore culturelle du processus d’évolution psychique de tout être humain) ou de produire la panacée (remède à tous les maux).
[2] Démence de Korsakof, trouble de la mémoire (amnésie), désorientation, apathie et émoussement émotionnel. performances altérées aussi bien dans les tâches visuo-perceptives que visuo-spatiales