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Recension – L’axiologie est-elle morte ?

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Compte-rendu de Axiologie 4.0 ; C. Arnaud – 9€

Thibaud Zuppinger – UPJV Curapp.

Après avoir connu dans l’après-guerre une gloire aussi soudaine que brève l’axiologie semble aujourd’hui bien pâle. La science des valeurs est aujourd’hui devenue un simple département de la méta-éthique, largement supplanté en importance par d’autres champs de recherche. On peut penser à l’éthique appliquée par exemple.

Unknown

Qui aujourd’hui se souvient encore des grands noms qui ont marqué de leur empreinte l’histoire de l’axiologie ? Scheler et Hartmann en Allemagne, Polin, Lavelle ou Le Senne en France ont disparu de la liste des auteurs classiques.

Est-ce le signe d’un renouveau ? Il se trouve encore des philosophes pour se souvenir de ce mot presque désuet : l’axiologie. C’est le cas de C. Arnaud, qui a regroupé ses recherches dans un petit ouvrage, sobrement intitulé : Axiologie. S’essayant à promouvoir un nouvel élan en faveur de l’axiologie, l’ouvrage se divise en trois parties. La première partie s’emploie à refuser la réduction de l’axiologie à un sous-domaine de la philosophie morale. La deuxième partie présente un panorama des travaux contemporains en axiologie, et s’efforce d’éclaircir une méthodologie pour appréhender les valeurs, ce qui passe notamment par un positionnement de l’axiologie par rapport aux autres champs de la philosophie comme l’ontologie, la métaphysique et l’esthétique. La dernière partie, en toute logique, s’attelle à présenter les premiers résultats de l’application de cette méthode.

La distinction entre l’axiologie et la morale est le point de départ de l’ouvrage. Si l’on souhaite renouveler l’approche axiologique, il importe de la dégager de l’ombre de son encombrante hôte qu’est devenue la morale. Pour souligner cette distinction, l’auteur emprunte deux voies : d’une part interroger la valeur de la morale, et d’autre part, souligner que la question de la valeur porte bien au-delà des questions morales. Le concept de valeur, tel qu’il est déployé dans cette investigation, est pris dans un sens général qui traverse aussi bien les valeurs esthétiques, morales, épistémiques… C’est bien les valeurs, dans toute leur généralité, qui sont ici au cœur de l’attention.

Ces deux approches sont convaincantes et permettent d’avancer dans la résolution de ce qui constitue « le problème des valeurs ». En revanche cette expression, pour courante et connue qu’elle soit, aurait gagné à être explicitée car elle se trouve ici au cœur de l’ouvrage, et c’est bien la question que l’auteur entend résoudre tout au long de son cheminement. Que la confusion morale/valeurs conduise à poser le problème des valeurs en terme moral n’indique pas quel est le problème des valeurs dans notre expérience ordinaire.

Écartant la voie du Bien pour définir les valeurs, C. Arnaud s’oriente vers la question de l’attractivité pour penser leur nature. Toutefois, comme il le souligne, cela nous engagerait immédiatement dans une réflexion anthropocentrée qui postule que les valeurs se rapportent au bien de l’homme puisqu’il les désire. La première partie se donne donc pour but d’établir l’irréductibilité de la valeur à la notion de Bien, de fins ou de qualité. L’objectif étant non seulement de dégager l’axiologie de la morale, mais au delà de ça d’inverser la hiérarchie actuelle en permettant d’ancrer la morale dans l’axiologie. S’agit-il de pratiquer une généalogie de la morale ? L’auteur répond clairement par la négative et prend bien soin de faire la distinction entre le fondement et l’origine. De manière plus surprenante, mais en cohérence avec l’ensemble du projet, cette distinction se fait au profit du fondement, délaissant la question de l’origine.

La deuxième partie s’attelle alors à développer l’axiologie pour elle-même, détachée qu’elle serait de sa confusion avec la morale. Dès l’ouverture sont posés, de manière un peu a priori, deux traits censés être caractéristiques des valeurs : l’existence d’une hiérarchie et leur désirabilité. Si on n’a guère de raison de faire des objections sur la pertinence de ces deux traits qui rendent compte à leur manière de l’expérience ordinaire que nous pouvons en avoir, nous restons dubitatif quant à la méthode qui consiste à poser préalablement ce que l’on cherche à trouver.

Rappelant les grands traits d’une époque supposée post-moderne qui refuse les valeurs et s’abîmerait dans le fanatisme, la seconde partie dresse un portrait un peu rapide d’une situation où incontestablement, la question des valeurs prise en elle-même est loin d’être le cœur des débats (bien qu’elle les colore tous).

Cette approche renouvelée des valeurs commence par une description négative, manière de pointer les insuffisances des méthodes préalablement employées.

Ainsi, ni la démarche qualitative ni l’évidence ne semblent permettre de poser la question de la nature des valeurs. Bien que la question de l’évidence soit rejetée, on la retrouve sous une forme dissimulée dans la seule approche qui échappe à la critique : « il s’agit d’écouter et de se rendre compte de l’activité qui règne dans le champ axiologique, c’est-à-dire examiner les jugements de valeurs opérés quotidiennement par l’homme » (p. 93).

Cette voie se radicalise dans l’examen des positions extrêmes : nihilisme, scepticisme, pessimisme. Si le nihilisme, en niant absolument toute valeur, représente l’aboutissement théorique de cette dynamique de négation, le scepticisme en questionnant notre connaissance morale, et le pessimisme en soulignant que cette connaissance est hors d’atteinte, constituent à eux trois des directions communes de critique du concept de valeur. Ces perspectives sont fécondes et auraient gagné à être approfondies comme par exemple la question d’un nihilisme accompli, « comment vit concrètement un nihiliste ? » (p. 105) et le comportement d’un nihilisme complet au sein d’un monde qui grouille de valeurs. Cette expérience de pensée aurait mérité d’être développée.

On regrettera aussi, pour qui s’intéresse au nihilisme, que le traitement soit un peu celui d’un passage obligé. On aurait aimé par exemple une prise en compte plus fine du phénomène, notamment savoir si le nihilisme peut se prêter à une approche méthodologique, ou s’il contamine et fait exploser toute finalité théorique qui s’empare de lui.

Ici, le lien semble naturel entre la posture nihiliste et l’épochè des valeurs. Il aurait également été intéressant de s’intéresser au fait que ce sont, pour reprendre le terme de l’auteur, des postures extra-ordinaires, et donc de creuser la relation entre l’ordinaire et les valeurs.

Selon l’auteur, notre ignorance des fondations des valeurs fait que nous ne pouvons nous indigner du nihilisme par honnêteté intellectuelle. C’est bien là le problème de poser la question en ces termes et de chercher une fondation des valeurs pour ensuite juger. Cela impose de trouver un fondement ou une origine ferme, et ce n’est pas une tâche facile sachant que les plus grands spécialistes de l’axiologie qui se sont penchés sur la question après-guerre ont manifestement échoué à nous apaiser sur ce point. Le problème des valeurs se formule de la manière suivante : « répondre à la question de ce qui une valeur et de ce qui n’en a pas ». Si on admet la question, il reste encore à déterminer dans quelle situation, pour qui cette question fait-elle question ? La thématique de l’angoisse apparaît ici bien trop brièvement. Les recherches et résultats éventuels d’une axiologie pourraient parfaitement ne pas affecter le comportement humain, ni présenter le moindre intérêt pratique (p. 168-169).

La dernière partie considérée comme essentielle présente la méthode en vue de chercher la valeur des choses. L’intuitionnisme (Scheler, Lavelle) puis l’axiologie formelle (Brentano, Husserl) et enfin le subjectivisme sont successivement examinés et abandonnés. L’intuitionnisme notamment tombe sous l’argument car tel Athéna, il se présente tout casqué : « Il a trouvé la solution, avant même qu’il y ait pu se constituer quelque chose comme un problème » (p. 179).

Cette dernière partie  est aussi l’occasion de faire un parallèle intéressant entre le nihilisme et l’idéalisme, en dénonçant la proximité et la direction commune de ces deux tendances. Ayant cherché la valeur tantôt dans l’objet, tantôt dans le sujet, C. Arnaud en vient à poser l’existence d’une troisième voie : la valeur résiderait en fait dans le rapport entre les deux, et dans un rapport particulier qui est l’amour.

L’amour apparaît donc, dans la conclusion, comme un concept clé de la valeur.

Et les conceptions réfutées des valeurs le sont donc en droit car elles violeraient des lois de l’amour, c’est-à-dire ces conditions essentielles de l’amour qui si elles sont violées empêchent d’aimer. La définition conclusive, au terme de ce long parcours, est qu’avoir une valeur, c’est être aimable. Mais l’usage de l’amour qui est fait ici, et présenté dans la dernière partie intitulée « application concrète de la méthode analytique », peut sembler quelque peu déceptif. Soucieux de renvoyer à une démarche philosophique traditionnelle, le particulier est abandonné au profit de l’universel. Pour trouver rapidement la valeur de l’individu, on cherche la valeur du genre. Ce principe clairement inspiré de la pensée kantienne qui cherche à universaliser la maxime de l’action pour savoir si l’acte est moral ou pas.

Loin d’être réservé à un public d’initié, Axiologie, proposition pour une nouvelle axiologie, est écrit dans un style clair, et la progression est rythmée.

Malgré quelques défauts surtout liés à des idées originales trop rapidement abordées ou insuffisamment développées, cet ouvrage a le mérite de montrer qu’il n’est pas absurde de ressusciter aujourd’hui les questions de l’axiologie dans le débat contemporain et que de nouvelles manières de poser les problèmes peuvent surgir. En ce qui concerne la réponse qui est apportée à la question du problème des valeurs, on laissera tout un chacun juger s’il s’agit là d’une réponse définitive ou d’une hypothèse stimulante. Pour reprendre le mot de Cavell, «  même si il n’y a peut-être pas de réponse satisfaisante à de telles questions il y a pour ainsi dire des directions de réponse et des manières de penser qui valent la peine qu’on passe sa vie à chercher à les découvrir. »[1]


[1] Stanley Cavell, Themes out of school: effects and causes, San Francisco, North Point Press, 1984, p. 9. Cité par Putnam in Le réalisme à visage humain (Paris, Gallimard, 2011), Introduction, p. 87.

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