De la confiance comptable : vers un regard dérobé, oublié
Bruno Bouchard, Ph. D. Professeur, Université du Québec à Rimouski
Cet article a été publié dans le dossier 2014 – la confiance.
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La confiance qui compte en cette période du tout économique, est-elle, fondamentalement manuscrite, matérielle ? Est-elle, inévitablement, non pas, exclusivement, cognitive, mais média physique, pourvu d’une surface indispensable de transmission de paroles données, néanmoins traduites avec une pauvreté symbolique extrême, car comptable, et insignifiante ? La comptabilité, c’est pourtant la mise au point et la mobilisation de concepts pour la compréhension des choses de l’argent et de leur signification. La comptabilité est pleinement distinctive, pour le spécialiste, puisqu’elle constitue, sans doute, la première épistémologie de l’histoire : un savoir matriciel à l’origine nombres, puis des mots. Depuis des temps immémoriaux, il existe des formes de confiance envers la comptabilité. Les graphies comptables ne formèrent-elles pas les mots du commencement ? Des nombres-mots constitutifs d’une grammaire générative, celle d’un inventaire ou d’un état de comptes, certes, mais cependant celle de la formation technique de la Cité d’autrefois et de son administration, celle toujours requise pour faire une société viable, complexe ?
A-t-on oublié que la comptabilité est notre anthropologie de l’économie ? La comptabilité, c’est la mise en œuvre du sens du manque. Elle est production de coordinations alphanumériques pour suivre les expériences humaines avec des choses estimées capital-es. Mais elle renvoie à bien d’autres schémas intelligibles du sujet qui souhaite être-présent-à-distance grâce à son faisceau de technicités. De fait, parmi les différents modèles de pensée que la comptabilité inventa, jadis, on peut croire qu’elle y est pour beaucoup dans la mise au point d’une pensée opérationnelle de la confiance. Mais, au-delà du jargon technique du décompter et l’écriture, que dire d’autre sur la comptabilité et son exploration philosophique dans le monde de la confiance ? Comptabiliser, c’est engager la preuve d’un bien pour qu’il rapporte à soi, au nom d’une fidélité pour être soi-même. Sa fabrique de pièces justificatives produit, aussi, un être éveillé pour conférer, pour confier, à qui de droit, son bien et, du coup, une preuve matérielle pour s’exercer à élargir dans le temps le champ d’expérience des biens qui individualisent celui pour qui on tient un état de compte.
L’argent est lié à la confiance. Entre les deux, nous avons négligé la comptabilité. Acheter, vendre : comment cela est-il possible ? Prenons un angle : il y a un ticket, un reçu, une facture, un courriel de confirmation d’une transaction bancaire ; il y a un document, collectif, qui nous fait entrer, discrètement, dans le monde des experts comptables, nouant, chaque fois, des corrélations nouvelles entre suspicion et croyance. Avant de saisir le sens de cette mimesis entre acheteur et vendeur et leur traduction dans une logique de l’écriture en décalé, installons les prémisses de cette question de la comptabilité qui traverse le travail d’étude des origines de la confiance. La comptabilité, technique plus complexe du savoir-compter, est interrogée ici, en parallèle, dans sa forme et son lien avec la confiance, ses structures et sa fonction culturelle.
CON-FIER, C’EST COMPTABILISER, SATISFAIRE NOS RÉCLAMATIONS URGENTES, VITALISTES : OUVERTURES
Il y a des milliers d’années, la comptabilité se développa avant la naissance des nombres et de l’écriture. Pour établir un inventaire, pour notifier un échange, pour enregistrer un impôt payé à un souverain par un de ses commettants. Le compter-comptabiliser était aussi l’occasion d’un apprentissage de la distance, de la mesure du temps et de l’espace, d’une activité primitive de réflexivité et de jugement. Comptabiliser, anciennement, c’était, déjà, cheminer vers soi. La tablette d’argile mésopotamienne de comptabilité, le papyrus égyptien comptable, c’était déjà l’expression technique d’une autorité dans l’existence mutuelle de l’un et de l’autre. Le document comptable d’autrefois était un témoignage des engagements humain qui n’était pas de l’ordre de la connaissance, mais de l’ordre de l’existence. Faire comptabilité c’était faire faire confiance aux parties prenantes à un échange. Il s’agissait de mettre en mouvement, dans l’espace et le temps, cette attestation des engagements pour que des rapports sociaux à l’amiable se maintiennent. Depuis, peut-on conjecturer autour de l’idée que cette pensée comptable de la confiance, infime, dérisoire, logerait, pourtant, au cœur de l’inexplicable animation de notre monde économique ?
Il y a plus de 6 000 ans, la comptabilité, elle aussi, assista à la naissance de l’homme. Cette technique du compter, de la classification et de l’enregistrement du bien-estimé-le-plus-vital s’efforça de faire naître, lentement, raisons et décisions, c’est-à-dire ce par quoi le réel arriva, ce par quoi il y a eu actualisation de tel ou tel possible suggéré par une graphie comptable.
Depuis, la comptabilité conduit l’homme jusqu’à la réalisation de ce qu’il porte en lui. Jusqu’à une ultime manière d’être ; et qu’elle plaise ou non à la morale, à la justice ou à l’égalité entre les hommes. Depuis des temps anciens, l’écriture comptable ne fait que signaler les mouvements de l’individuation, ceux de la création de soi. Mais, justement, comment parler de, vouloir faire société, dans cette période de l’histoire de l’individu, là où il y a une persistance de l’individuation à miser sur la formation et l’autoproduction de soi ?
Face à cette hantise d’être soi, et dans les mots contemporains qui sont les nôtres, comment faudra-t-il dépenser en temps, et en argent, pour gagner ce qui est loin de moi, pour être ? La modernité est une bourse de l’invention de soi-même. Un espace sociétal où l’on y traite les affaires des êtres-autres de nos vies, ceux d’ailleurs et qui ne sont pas nôtres, et le commerce des choses qui engendrent des portraits sans fin d’une dialectique de soi.
Acheter, vendre, et enregistrer ce qu’il en reste : voilà à quoi tient cette confiance qui renvoie à des techniques de notations et de dénombrement, un art loin d’être mineur puisqu’il reste au service d’une œuvre maîtresse d’une destinée. Économiser, comptabiliser ses biens, toute sa vie, pour quoi faire ?
Une chose achetée ne représente pas ce qu’elle présente. L’être venu d’ailleurs, à qui on achète, appelle une vision autre que celle de la vue d’un échange. Mais, dans le domaine de l’économie, que voit-on, quand on ne voit plus rien du troc, du donnant-donnant, de l’existence réelle d’une situation financière, celle des êtres liés à une transaction, lorsque chacun bifurque selon son espace et son temps, sinon la trace infinitésimale comptable, manuscrite, pierre d’assise d’une confiance technique et ontologique mal comprise ? Prendre connaissance d’un papier comptable, quel qu’il soit, est une pratique technique éphémère et un acte social qui peut paraître banal. Or, chaque fois, pourtant, il permet de ressaisir l’existence. Il permet de remonter vers l’état naissant, vers cet espace mental où l’individu hésite encore entre chair et âme, entre corps et esprit. Une pièce justificative comptable dresse un champ de l’affirmation personnelle des parties prenantes d’un échange. Reçu de transaction, chèque, budget annuel, peu importe, un papier comptable constitue, à lui seul, une ouverture sur un monde de la confiance, celui d’un monde de la preuve et de l’épreuve, pour soi-même et pour autrui, et pour faire miroiter ce que chacun vaut.
L’expérience comptable ne saurait être comprise en dehors de la vie personnelle d’un détenteur d’un capital-argent, d’un capital-chose ou d’un capital intellectuel, c’est-à-dire un Capital qui se donne à voir comme l’Inégal de l’Être. L’Inégal est une figure à la fois de l’incomplétude d’une individuation et des avoirs en soi. La comptabilité définit ainsi le moi-propriétaire d’un bien-argent ou d’un bien-chose : elle montre ce qui est à moi et ce que je dois, ce qui est constitutif de ce que j’ai-et-je-suis, et ce que je-cherche-hors-de-soi, hors d’atteinte. Ainsi, l’espace et le temps, matières métaphysiques du Capital, sont synthétisés dans un savoir-compter. L’art et la technique de cette comptabilité, petite ou grande, sont déployés, non pas comme un ordre rationnel, mais bien plus comme la création d’un rapport poétique. Si l’argent est invisible en soi et pour soi, le document comptable, monnaie, bilan ou cotisation fiscale, l’expose, le dresse avec et contre lui-même ; mais il donne surtout à penser-le-manque pour obtenir la ressemblance impérieusement désirée avec la chose convoitée pour être, enfin soi.
La confiance comptable est documentaire. La facture d’un achat, l’acte notarié d’une hypothèque et le rapport annuel d’une multinationale représentent des documents comptables qui permettent de s’arrêter, sur le moment, et réfléchir à son intériorité. Dans l’invention du portrait de soi, à travers la preuve papier, celle d’un bilan, d’un ticket de caisse ou d’un relevé bancaire, la comptabilité des chiffres et des lettres assure et rassure la présence de soi, face à l’autre, au nom d’une mesure, toujours constante : celle de s’y être inventé soi-même, et comment, et par quoi, selon quelle valeur. Si un papier comptable est assujetti à une dialectique du regard, que dire de toutes ces montagnes d’archives comptables que le citoyen, l’entreprise et l’État conservent soigneusement ? Pourquoi ce soin envers l’archive comptable ? Mais, en vérité, qu’est-ce que cette archivation comptable, cette pratique sociale de la conservation d’échanges, mémorielle et multimillénaire ? Des archives qui se capitalisent, pourquoi faire ? S’agit-il d’un inconscient collectif qui fonctionnerait comme une physique de l’argent, celle des nombres, des espaces et des temps utiles à l’étude de la nature humaine et de sa chosification? Une physique comme une logique, une statistique, une mathématique de la monnaie que l’on nommerait, Comptabilité ?
Vouloir vivre dans les paysages de l’argent, c’est entrer dans une pensée obsédante comme un miroir. Elle reflète simultanément plusieurs textures du qui suis-je, plusieurs fulgurances d’une même identité qui vient ainsi se perdre dans une réalité du fantastique. L’argent comptabilisé est une petite métaphysique de la différence qui oppose et confond l’homme avec lui-même. L’argent compté est donc un point aveugle. Un point argentique qui réfléchit tout. Pièce de monnaie, billet de banque, solde au compte ou nombre comptable d’un investissement, l’argent symbolisé est une figure paradoxale puisqu’elle fonctionne comme un plateau à double entrée : entre le réel et l’imaginaire qui cohabitent intimement.
L’argent comptabilisé est, chaque fois, une tentative de réfléchir à une émancipation intellectuelle, de partir du ratio, et de parvenir à la raison. Mais, entre les deux, il y a une régulation qui doit intervenir dans l’intensité des instincts et de leur télescopage. L’argent calculé reste un principe régulateur de la sphère des instincts. La comptabilité agit alors comme un programme vital. Une sorte de micro-centre ouvert d’échanges virtuels qui transfigure ce qu’est l’argent : un repère ontologique pour se mettre en scène dans un espace intime, dans cette clairière du monde ou dans cette autre. Borne de l’agir réel ou empreinte de soi dans toutes les choses du monde lorsqu’il est gratuit et disponible en quantité illimitée, l’argent dénombré et totalisé dans une somme demeure une intensité intérieure, c’est-à-dire un corps-bien-à-soi qui intercepte des impressions fugitives, composées d’un panorama d’extérieurs. Des «dehors» qui deviennent des activations neuves de notre regard qui, dès lors, nous contemple de là-bas, à partir de l’ailleurs, de l’autre, et pour lesquelles l’argent devient le répondant intime pour connecter ce psychique à la physique de soi.
Billet de banque ou petite pièce de monnaie, l’argent est donc un reflet, un écho, un traducteur comptable d’une intensité ontologique, c’est-à-dire l’expression matérielle ou symbolique d’un ressenti de tout ce que comporte pour moi de merveilleux et de périlleux, cette métamorphose possible de l’ombre du moi, scandée, pulsée, inaugurée par cette unité pécuniaire et son extension infinie. Mais l’autonomie du moi, dans l’argent, illusoire nous dirait Girard, n’est pas possible sans l’autre, sans les désirs d’un autre, sans vouloir désirer ce qu’un autre possède.[1] Il y a de quoi être dépossédé de son argent face à l’autre qui le désire, perdre son identité et sa morale à force de vouloir empoigner le capital qui n’est pas à moi ; bref à devenir dément à force de prendre sans raison le bien d’autrui. Heureusement que l’expert-comptable est présent, comme garde-fou, à même de contrôler, réguler, développer, de faire réfléchir, de différencier, de répéter et de boucler le cercle de l’appropriation pour chacun. Et de le valider par calligraphie ustentilaire. La raison, qui est le double de l’écriture comptable, a de quoi profondément troubler le fantastique de l’argent. Au nom de l’avenir du sens de cette appropriation. Pour que cette appropriation puisse toujours avoir un avenir.
L’expert-comptable propose une limite à cet accaparement. Aussi, s’apparente-t-il à la voix des possédants, des fortunés comme des plus pauvres qui détiennent un pécule dès qu’il est mis en mouvement dans l’économie. Mais, aujourd’hui, l’expert-comptable ne pense pas par des mots, mais par des images financières d’actions. Ces structures symboliques se déploient comme une formule courte qui intègre et impose la présence et la conduite du moi-propriétaire d’un capital. Or, dans cette société de l’image qui est la nôtre, l’expert-comptable doit-il reprendre la parole de la prudence qui lui échappe, désormais ? Mais que tirer comme leçon des crises financières et boursières récentes, de l’accablement et de l’égarement de l’expert-comptable relevés par l’opinion populaire ? Ce garde-corps sociétal est-il devenu un simple courtisan du capitalisme ?
L’argent est un objet mobile qui transporte quelque chose. L’argent est répétitions et différences d’identités culturelles d’un moi-propriétaire et d’un soi espéré de ce dernier. Il est donc enjeux, débats et confrontations entre souverainetés politiques individuelles. L’argent est par conséquent une masse compacte du monde. Compacte dans le sens de Canetti et sa «disposition psychique» d’un corps, celui de son détenteur, perdu, pressé, libéré par les autres corps que l’«on éprouve comme on s’éprouve soi-même. Soudain, tout se passe comme à l’intérieur d’un même corps. Peut-être est-ce là une des raisons pour lesquelles la masse cherche à se resserrer si étroitement : elle veut éliminer aussi parfaitement que possible la phobie individuelle du contact.»[2] Le contact, c’est surtout la présence du visage de l’autre qui, devant l’argent, offre une limite à son détenteur, à sa personne.[3] L’argent est donc un corps social dans un corps individuel, un concentré du monde et de l’être-dans-le-monde, de celui qui effectue une dépense. Non seulement la comptabilité met à distance ce monde des visages qui effraie celui qui est détenteur d’un capital-argent, mais ce monde lui est nécessaire ; c’est de ce monde dont la comptabilité rend compte, produit des comptes lorsque les déboursés et les recettes se multiplient. Mais sous le giron de la technique comptable, au sein même de l’espace graphique d’action de l’expert-comptable, la capacité de ce dernier à répondre à la volonté d’un moi-propriétaire d’argent tient dans une condition instrumentale : ses arts comptables ne peuvent ni encadrer et ni englober les visages des interlocuteurs d’un capital échangé. La comptabilité dresse des portraits anonymes de l’argent et de ses acteurs. Cette situation impersonnelle de la trace squelettique comptable constitue néanmoins un point d’ouverture sur le monde, sur le monde de la confiance : le code abstrait d’un papier comptable traduit la présence d’une non-présence de l’argent, de son propriétaire et des autres. C’est cet écrit qui servira d’objet de confiance. La production technique d’un document comptable est, de fait, une création d’un intervalle de confiance dans un échange socioéconomique. Ce sont alors des instants du plus haut équilibre pour la paix. Le moi social a donc été passablement sculpté à travers les âges par les scribes et les experts de la comptabilité confrontés depuis toujours à des rêveries de la puissance.
Que dire de plus, en suivant Ellul, à l’effet que l’argent est une puissance qui appelle une possible profanation, et profaner l’argent, «c’est lui enlever son caractère sacré» ?[4] Les ancêtres de l’expert-comptable, les scribes royaux mésopotamiens, égyptiens et chinois, il y a des milliers d’années, fourbissaient déjà leurs outils pour contrer la liberté usurpatrice dans son exercice même de s’en prendre aux objets de valeurs sans rendre de compte à personne : en prolongeant une dialectique de l’inviolable, du glorieux, de la vanité, et de ce qui est requis, pour vivre, par le biais d’une écriture comptable qui était déjà qualifiée de sacrée, en ces temps antiques.
Le recours à l’expert-comptable survient lorsque l’argent devient une puissance, c’est-à-dire lorsque son détenteur «se met à l’affût et s’adonne à la poursuite», celle d’une chose désirée, d’une proie, d’une obsession envers, pour ce que l’autre possède, pour s’en saisir et l’absorber jusqu’à devenir soi.[5] Dans ce monde social de la prise avide et potentiellement violente, l’expert-comptable offre des éléments écrits et quantifiés-mesurés pour l’exercice d’une vie psychologique meilleure. La documentation comptable est production d’un objet médiateur pour les autres et pour soi, le résultat d’un art des différences de comptes de ce qui est à moi-et-à-l’autre ; le fruit d’une technologie qui abolie une tension de l’appétence pour une tolérance qui aille de soi. Elle loge donc au cœur d’une pratique autothérapeutique de l’individuation d’un détenteur de capital-argent, le temps d’une lecture, et d’un raisonnement à tenir sur, et, avec, l’affectivité et le désir.
L’expert de la comptabilité s’assure de montrer l’enchâssement de cette puissance dans l’ordre et dans la morale. Bilan, facture, état de compte et autre pièce manuscrite comptable consacrent l’immanence de ce pourquoi c’est mon argent : l’écrit permet de ramener le sacré de l’argent au profane qui croit désormais à la valeur de cette documentalité comptable.[6] Le document comptable représente ainsi un prototype de la confiance envers cette masse et cette puissance. La comptabilité de l’argent devient une cartographie des positions de l’affût, des chemins de l’éthique qui vous contrarie, de l’intelligence qu’il faut développer pour voir venir les dangers et les tourments qu’entraîne la mise en jeu de son argent dans la masse.
L’argent mobilise la présence d’un «dedans» dans l’espérance d’un «dehors». Il deviendra «dépense» si on offre, à son détenteur, non pas une garantie verbale que la chose désirée sera bien à nous, mais davantage une preuve écrite qui agit sur le regard et la construction d’une vérité. La confiance comptable, maillon fondamental de notre économie, fait dans la lourdeur de l’archive. Cette dernière oriente notre activité du Capital dans le sens de la mémorisation de la réalisation en nous de l’homme.
Mais il faut une organisation sociale de cette forme de la confiance qui repose sur une organisation matérielle et vice et versa. Une matérialité qui condense un système de représentations subjectives autour de quelques lettres et de quelques nombres, les seuls matériaux requis pour dresser le portrait d’un échange sans visage. Le nom de quelque ou d’une chose suffit pour s’en faire des figures sans fin. Encore faut-il avoir quelque chose sous les yeux.
Une comptabilité génère une pièce documentaire qui a pour fonction de produire une plongée dans l’autre, dans la conservation matérielle de sa fuite même. Et cela, au nom d’une identité pour soi face aux choses de l’autre. Une preuve manuscrite qui laissera voir un rapport du monde à moi, un petit document comptable donc, qui, à travers le temps, laisserait penser qu’on se voit comme un autre. Aussi, suis-je perdu sans ma justification comptable. Je reste invisible sans elle, devant moi et devant l’autre. Pensons seulement au livret bancaire, au budget familial ou encore au bilan d’entreprise de l’entrepreneur : leur absence entraîne un monde sans valeur, un non-sens, un sentiment de la perte dangereux.
C’est en maquillant ce portrait des parties prenantes d’une transaction, avec les arts de la comptabilité, qu’un expert publiera les termes grossissants de ce rapport figuratif qui porte la trace d’une confiance. Seul le papier comptable donne ainsi au détenteur d’un capital-argent une parole propre, mais sans voix, ni langage audible ; et qui se montre d’un seul trait, souvent numérique, additionné à un autre, puis à un autre, jusqu’à son emboîtement dans cette bourse de la vie. Historiquement, l’expert-comptable a toujours été le scribe-gardien de ce temple du commerce des âmes : où est-il, aujourd’hui ? Que dire de sa généalogie, et de son rapport ancien à la confiance ?
POUVOIR COMPTER SUR, AVEC L’ARGENT DE L’AUTRE
Grandir, vieillir, exister et mourir dans la modernité des temps présents, c’est vivre dans une société de l’argent. C’est vivre, encore plus que jamais, dans une société comptable. Le moi social dépend plus que jamais du travail de l’herméneute comptable, celui qui doit demeurer à l’horizon de notre temps. Mais l’action de l’expert-comptable se manifeste dans un horizon de plus en plus limité. L’incidence d’autrui ne semble plus l’affecter. L’exigence du milieu financier tend à l’orienter vers des conduites conformes à la schizophrénie des marchés économiques. Est-il seul remis en cause dans cette déferlante du capitalisme autiste ?
Or, les crises sociales, politiques et économiques de la dernière décennie traduisent-elles une société en mal d’archives comptables, une société en discrédit, oublieuse de ses comptabilités dysfonctionnelles entre matières et mémoires de l’archivation du capital qui ne donne plus à penser ? Qui ne renseigne plus, ou plus assez, ou mal ? En quoi la technologisation des échanges efface-t-elle graduellement le monde des papiers comptables et pour quelle nouvelle expérience de l’avoir-argent ? Quel est l’avenir du capital et de la confiance dans un monde de sans-papiers ? Et pour quel nouveau rôle de l’expert-comptable ? Comme porte-parole de quoi, au juste, dans ce monde de l’absence ? Encore faut-il qu’il soit plus présent dans l’espace public, comme jadis, et qu’il trouve un temps de transmission.
Des transformations, des révolutions silencieuses sont en marche sans crier gare. Elles convergent et tiennent, en quelque sorte, dans cet axe réflexif : comptabiliser son argent est une technique d’accélération du temps indispensable à son auto-affection. L’informatisation de la comptabilité est un dispositif de vitesses variables des figuralités alphanumériques de soi-même selon des fragmentations toujours plus parcellaires de l’image de l’homme et dont le déficit de preuves matérielles affaiblit la visibilité requise à les penser, à se projeter. Ne plus penser à travers le temps et l’espace une figure alphanumérique de l’argent, aussi ordinaire soit-elle, voilà une impasse de l’indécidable par laquelle une confiance, matière première de la décision, ne peut pas ne pas passer.
L’argent est un pouvoir de s’affecter soi-même. Compter son argent, c’est établir des rapports de force. Une force est, aussi, un mouvement de soi qui travaille à la vérité d’un autre soi. Et comptabiliser les forces de l’argent, c’est travailler avec des tableaux à rajouts, à compléter par d’autres forces que les siennes ; c’est produire des enregistrements, des papiers, des preuves manuscrites sur l’étendue, la succession, la simultanéité, la permanence, la mesure du mouvement de l’argent bien à soi, mais hors de lui, actif dans le monde et qui reviendra à soi, rénové, corrigé. Tous ces déplacements de capitaux laissent des traces, papiers et numériques.
Chaque papier comptable, chaque média du capital figure la signification de l’autre de l’échange, et de celui qui détient un tel document. Si le nombre compté, le nombre comptable, reste la figure maîtresse, la projection exemplaire d’une volonté double de l’échange, le média matériel donne et redonne le sens de cet échange à distance, dans le temps et dans l’espace.
Le papier comptable est l’objet d’une conscience momentanée. Il exprime un certain rapport entre le moi-propriétaire d’un capital, et l’état de l’autre personne engagée, directement ou indirectement. Nos réactions se trouvent orientées par un tel papier ou support numérique, et ses écritures. D’abord pour nous remémorer les devoirs de chacun, puis, éventuellement, pour nous relancer vers l’autre, ou encore pour nous faire attendre, raisonner, désirer, préparer son moi insoutenable à devenir un autre.
D’où la nécessité d’une confiance comptable qui se rapporte, par écrit, à l’un et à l’autre, détenteurs d’un capital-chose ou d’un capital-argent qui ont consentis à les faire circuler en leur présence ou sans leur présence. Papier comptable, pièce comptable ou écriture comptable devient le pseudonyme de l’un et de l’autre d’un échange, entrelacés dans les symboles manuscrits et entrelaçant les choses, les argents de l’échange. Ainsi, ce moi social comptabilisé avec l’autre représente une certaine valence de notre conscience.
La comptabilité élargit l’existence. Elle transporte un moi-propriétaire de capital au cœur d’une vie communautaire. Depuis qu’elle est devenue normalisation, la comptabilité veut faire triompher le nous sur le moi. Elle tente néanmoins à exprimer à la fois un équilibre personnel et social. Toute la socialité reste toutefois une dimension complexe à cerner puisqu’une comptabilité individuelle, organisationnelle ou nationale appelle des impressions de moi à moi-même. Chaque individu interpellé par une comptabilité trouve un intérêt possible ou une situation idéelle où je devrais me trouver.
Divers possibles de la vie sociale relèvent de plus en plus exclusivement de la pensée comptabilisée. Si je me mets à calculer, des scénarios de vie défilent bien au-delà de la raison. Avec les nombres comptables, je tenterai aussi de me justifier à mes propres yeux. Le «Je» intervient d’abord, puis, secondairement, l’intelligence dont la fonction est de me fournir des raisons supplémentaires. Nous voulons faire surgir, ici, une perspective sous les bruits de l’économie : concevoir l’avènement ontologique de la dépense selon un esprit comptable qui conduit à fabriquer de la confiance sur la base d’une matérialité mémorielle obligée. Un esprit comptable qui formule en un trait numérique, par transfiguration, une confiance réduite à Deux ; à moi et à la question de l’Autre, à notre coexistence, et à notre association. Mais à travers la preuve écrite, et ses figures de renversement de l’un dans les chiffres de l’autre, de l’un dans les mots de l’autre. Du coup, à la vue de l’un de ses produits, état de compte ou relevé de placements, dans le processus même de sa production jusqu’à sa transmission à qui de droit, l’esprit comptable s’intuitionne lui-même, tantôt pour espérer l’entendement d’une individuation, tantôt pour abuser des empires caressés par un moi hypertrophié. S’il persiste, alors le temps le conduit à des raisons à l’être, aux choses et aux évènements ; à la vue du document comptable, selon la manière dont il est intérieurement affecté et la façon dont il est extérieurement affecté, cet esprit s’étiole dans son propre inachèvement.
Sous le geste et le regard de l’expert, la confiance comptable est un renvoi légitimé vers l’autre. Avec la confiance comptable manuscrite, l’archive constituée par l’expert devient une remise à plus tard de l’un face à l’autre. À sa surface, seuls les imaginaires sociaux et la psychè d’une conduite peuvent monter et réarticuler les éléments qui lui donnent forme. Or, les termes de l’échange comptable n’épuisent pas le sens de l’archive dans la sphère de la confiance. Ce sens n’est pas épuisé par les destinataires ou par les destinations de ce pourquoi il y a papier comptable. Il s’articule plutôt selon des mouvements morphogénétiques aux résonances fantasmatiques, matières anciennes de la question de l’être, de la présence et de l’étant. Ici cette question ontologique de la confiance et de l’archivation comptables est accentuée par l’épistémologie sociale pour induire telle forme sociétale ou telle expertise épistémique afin de comprendre le rôle et la composition d’une confiance dans un collectif. Entre les jeux discursifs du pli et du dépli de la méfiance et de la confiance, comment une telle épistémologie parviendra-t-elle à élaborer un inventaire raisonné, attentif aux dimensions de l’affect, qui appelle au loin l’expert et l’être d’un capital-en-exposition-totale, face à l’autre ? L’expert-comptable et ses productions défendent les droits et devoirs des parties prenantes d’un échange. Ils proscrivent tout manquement à une parole donnée. Enfin, ils font de la résistance face à l’erreur.
À la lumière des crises financières actuelles, face à un expert-comptable remis en question par sa complicité apparente avec les puissances de l’argent, que peut-il face à Autrui, cet infini disait Lévinas, antérieur à tout dialogue, cette entité éthique absolue, préalable à toute confiance ? Que devrait faire cet expert-comptable face à Autrui qui lui octroie sa légitimité et qui est le seul Sujet-affecté d’un échange de questions et de réponses soulevées par l’archive comptable fabriquée ? L’expérience de l’expertise, celle qui appelle et exclut le tiers pour le faire séjourner, à sa demande, dans les parages de sa confiance technique, n’est-ce pas là un témoignage de fiction lorsque l’être-affecté, par ce qu’il cherche à être, c’est-à-dire qu’il n’a nul besoin d’une telle attestation technique face à l’imminence du mourir, évènement existentiel qui situe un moi-propriétaire au-delà de l’opposition du passif et de l’actif et qui formerait, ainsi, le nœud gordien d’un élément de confiance ?
UN PREMIER COMPTE À REBOURS
Pour mieux s’inscrire dans les temps d’aujourd’hui, que dire du rapport entre confiance et argent ? La confiance est, d’abord, un dehors, appel d’un dehors ; l’argent, fondamentalement, est une force, expression d’une force vitale, ou virale, voire une force sociale immunologique, c’est-à-dire un champ de forces de type fierté, selon le sens du thymòs ; une force thymotique qui serait une sollicitation pour soi d’un dehors, mais un soi inquiet, toujours en quête de questions que son ontologie n’apaisera jamais et dont la fragilité est de le conduire à la vanité, face à autrui. Une confiance argentique est une ouverture sur le monde avec une fermeture du moi. L’argent confié est une capitalisation qui agit comme champ de forces spectrales en vue de faire publicité de soi par sa quantité supra-humaine car il doit reposer sur un abîme pour le combler de choses, sur une fracture ontologique pour pallier à une blessure de l’être, enfin sur une fulgurance qui illumine, en creux, le néant de ne pas être. Face à cette ontoanthropologie de l’argent surabondant à compter, que dire des compétences épistémiques de l’expert-comptable ?
Si, pour Simmel, la confiance est » une forme de savoir sur un être humain[7] », à quelle forme de confiance a-t-on affaire si, pour lui, là encore, l’argent est à saisir » en deçà et au-delà d’une science économique », que l’étude de sa genèse ne peut pas appartenir au seul privilège de la philosophie, à la science des rapports sociaux, mais davantage à l’histoire, et à des postulats sur la constitution psychique des individus[8] ? Pour tenter d’y répondre sommairement ici, grossissons l’équation : quel autre expert que le comptable consulter lorsqu’un être humain a trop d’argent et que le monde désire l’inviter à toutes ses fêtes afin de lui en soutirer un peu, chaque fois ? Son autorité cognitive est-elle irremplaçable ? Et si chaque individu maîtrisant un savoir-compter était potentiellement un comptable, seul expert reconnu, in fine ? Ici, dès à présent, ne devrions-nous pas réfléchir à cette observation d’Heidegger à l’effet qu’il revient à l’être de voir à une « tâche d’une libération de la grammaire par rapport à la logique », et au sens d’un étant, grammaire qui est cette langue technicisée, et aussi le propre d’une expertise[9] ?
L’homme est un animal qui sait compter depuis des milliers d’années. Le simple décompter, c’est du réalisme, c’est un réalisme originaire qui nombre une suite d’objet sans l’idéaliser. Et, entre autres, à cause de son âge institutionnel vénérable, on peut avoir une confiance d’abord réaliste à la fabrication de son expertise : la comptabilité. L’actualité économique et sociale des dernières années montre un doute collectif de plus en plus persistant face aux productions financières et fiscales des expert-comptable. Mais il y a une adhésion anthropologique, sociale et psychique encore très forte dans l’utilité des images comptables. La Comptabilité elle-même, comme on le verra, est, de fait, une véritable épistémologie pratique de plusieurs savoirs utilitaires, fonctionnels et opérationnels de et sur la confiance. Si la conquête du savoir par l’humanité fut, à l’origine, une conquête comptable d’un faire-savoir, chacun peut déjà imaginer lui-même en quoi la comptabilité était déjà, naguère, une sorte d’épistémè de la confiance à elle seule.
Après des siècles de transmission du savoir-lire et du savoir-écrire, notre modernité serait-elle devenue un mouvement confiant et méfiant de la puissance généalogique du savoir-compter ? Entre le budget d’un État issu de la comptabilité nationale, le profit fabriqué à partir d’une comptabilité organisationnelle et la rente fiscale qui anime une comptabilité domestique tenue par chacun, il y a des médiateurs comptables qui circulent et agissent comme des courants sous-marins de notre océan économique qui emmènent, souvent très loin, la pensée experte comptable, bien au-delà de leur cadre de formulation ; des nombres, valeurs monétaires, bilans et écritures comptables sont des quasi-objets qui fonctionnent comme des mécanismes de transfert, envers les autres, envers les choses, envers une réalité inconnue ; voilà déjà des matières à confiance, pourtant très anciennes et fortement sous-évaluées. Facture, chèque, document salarial, livret bancaire, bilan, état financier et écriture comptable : pièce, matériau, support, média, enfin archive en surface, mais réfléchissante, parce que lieu de transmission qui demeure un lieu de transfert, et donc, aux yeux de Sloterdijk, un espace documentaliste qui n’est pas un processus ordinaire car il est à l’origine de notre société anthropotechnique ; transfert, » source formelle de processus créatifs qui animent l’exode de l’être humain vers l’espace ouvert », vers un monde-hors-de-soi qui est rencontre de l’Autre, de l’étranger et à qui il faudra bien faire confiance via cet intermédiaire de la trace écrite notifiant les biens à soi, de l’autre, les devoirs de l’un envers l’autre, etc.[10] Une comptabilité lie et relie en permanence débiteurs et créditeurs ; pratique culturelle multimillénaire avec laquelle nous distribuons, encore maintenant, en tous lieux, ces marques manuscrites du comptabiliser qui sont des réclames pour soi-même devant l’autre pour faire conscience.
Qu’est-ce alors qu’une confiance comptable ? Et si elle était, déjà, en un mot simple, une rencontre avec des livres ? Des livres de comptes, certes, mais aussi une rencontre avec des nombres, des lettres, des écritures, des documents devenus archives, donc mémoires de vérité ; des artéfacts qui relèvent d’une expertise et d’un art du transmettre, vus comme formant une organisation matérielle structurée existentiellement par une organisation sociale qui ne doit pas être » privée de sa profondeur de temps » sinon elle se réduirait » à une gestion plus ou moins haineuse de ses antagonismes ?[11] » Un groupe d’expert-comptable a besoin d’une organisation matérielle pour vivre et faire vivre leur expertise. La confiance comptable est une confiance-de-l ‘écriture. En quelque sorte, la confiance exigée par un capital-argent est d’être sous l’emprise d’une conception comptable de sa filiation manuscrite. Une confiance comptable a besoin d’un objet matériel qui supporte des traces du passé et du présent d’un capital, d’un avoir et/ou d’un bien au nom de leur vision d’avenir et de celle de son détenteur. L’argent, ou un état de nature équivalent, circulant dans les environs immédiats de la sphère intime ou ailleurs dans le monde, dans le temps et dans l’espace donc, reste une défragmentation du moi. Celle de son détenteur qui, réclame, dès lors, pour avoir confiance envers cette dilution ce qu’il a été, et risque de perte de ce qu’il est, une téléprésence de son souverain bien. L’archive comptable est cette présence de la distinction entre avoirs, êtres et temps.
Une pièce comptable assigne un devenir rassurant d’un objet-argent lorsqu’il passe dans une autre main. Sans elle, il y a un tourment, une peine à l’horizon. Celle d’une douleur spontanée. Elle est envisageable face à une erreur possible dans l’échange de l’argent pour un objet désiré. Face à la peur d’oublier de le rendre à qui de droit, à son vol possible, à sa déperdition potentielle dans l’espace et le temps. Le mise en archive du capital-argent ou d’un capital-chose met activement en œuvre le sens de l’actualité de son possesseur : une archive comptable fait dans le transport de la confiance et de la parole d’un propriétaire de capital. La matérialité comptable est le centre de gravité de l’expert-comptable et c’est à partir de la matérialité comptable que s’élabore, entre autres, la pensée d’un détenteur de capital voyage dans un monde-hors-de-soi avec ce qui lui est propre et qui doit lui revenir. Matérialiser une confiance envers l’argent, c’est la comptabiliser, c’est la » monumentaliser, c’est toujours, peu ou prou, faire groupe, faire lieu, faire durer » ; et faire lieu, c’est signaler, c’est faire » signe de reconnaissance, sommet d’une perspective ou centre giratoire » qui engendre, tôt ou tard, un espace public parce que l’archive devient aide-mémoire monumental, un mémoriel publique puisqu’à discuter entre parties prenantes ; et faire durer, c’est parier sur le temps pérenne contre la vitesse de l’oubli, c’est lier la parole d’un argentier à un objet inerte, techniquement organisé pour affronter le possible malveillant, pour dénier l’usurpation de l’envie : enfin, une comptabilité, elle aussi, »matérialise l’absence pour la rendre présente »et la confiance comptable tient dans cette présence archivistique[12].
L’expert-comptable est donc un artisan qui façonne des objets, un artiste qui entreprend une mise-à-plat des échanges, et devient commissaire-technicien qui rend justice au capital-argent. Par conséquent, une confiance comptable est monumentum, un organisme inerte qui transporte une mémoire d’un échange, oriente une psychè errante qui, elle, affecte les usages d’un capital. Du chèque à la facture, de l’avis de cotisation fiscale au relevé de transactions d’une carte de crédit, d’un simple état de compte à un état financier d’une multinationale cotée à la bourse de Londres ou New-York, autant de porte-parole et autant d’archives en vue ; une confiance comptable est forcément une documentalité, interactive et matériellement publique puisque la confiance envers l’argent ou son équivalent comptable ne peut pas reposer sur une parole, sur une communication sonore, et que la présence de l’un exige une reconnaissance mémorielle en l’absence de l’autre; et donc, faire groupe c’est lutter contre une relation biodégradable en matière de capital et l’archive comptable est un »moyen de partage [qui] retisse les liens d’appartenance [par son] pouvoir fédérateur » qui, lui, trouve son mouvement dans une matière organisée, elle-même portée par une organisation matérialisée que structure un groupe de comptables, experts ou simples individus pourvus d’un savoir-compter.[13] Ces artifices documentaires à la relation d’argent ou d’un état autre d’un capital autoriseraient-ils, en conséquence, une liberté du moi en toute confiance à l’égard du monde ?
Avec un document comptable appelé à devenir pièce à conviction, à devenir archive, le passé, le présent et l’avenir se conjugue dans un libre rapport avec le commencement. Erreur ou non, expert présent ou non, grammaire d’une expertise trop présente ou non sur une archive, voilà ce qu’il faut saisir ici : un tel témoignage manuscrit de ce qui est ce qu’il a ou de ce qui est ce qu’il doit, chaque fois, un être du capital est en mesure de s’affranchir de l’autorité cognitive du comptable et de son autorité institutionnelle qu’est sa norme grammaticale de son expertise. Il saisit un signifié à partir de la surface d’une archive comptable et le verbe qu’il se donne n’est déjà plus la succession des états techniques supportés par un expert-comptable. Du coup, l’allure vive du dire sur l’argent ou sur un bien souffle potentiellement dans toutes les directions à la fois. La documentalité comptable archivée devient ainsi bien plus qu’un écrit à consulter et sujet à falsification : elle agit comme une caisse de résonnance de pulsions épistémophiliques[14], un enjeu d’une expérience préoccupante qui porte à un autre niveau (second ?) la légitimité d’une autorité cognitive obtuse.
À l’archive, il y a l’arkhè, signale Derrida, ce qui veut dire à la fois le »commencement » et le »commandement », vieille notion négligée qui coordonne deux principes en un: »le principe selon la nature ou l’histoire, là où les choses commencent – principe physique, historique ou ontologique -, mais aussi le principe selon la loi, là où des hommes et des dieux commandent, là où s’exerce l’autorité, l’ordre social en ce lieu depuis lequel l’ordre est donné – principe nomologique. »[15] Le sens même d’archive, provient de l’arkheîon grec, selon la signification d’une maison, un domicile inviolable, sacré, soit la demeure des magistrats supérieurs, les archontes, ceux qui commandaient ; sortes d’administrateurs, de juristes, pour ne pas dire comptables devant la loi. C’est, aussi, dans leur maison privée, maison de famille ou maison de fonction, raconte Derrida, lieu de dépôts des documents officiels, qu’ils exercent »le droit et la compétence heuristiques. Ils ont le pouvoir d’interpréter les archives. Confiés en dépôt à de tels archontes, ces documents disent en effet la loi: ils rappellent à la loi. »[16] Aussi, le principe archontique[17] de l’archive est aussi un »principe de la consignation, c’est-à-dire de rassemblement » parce que la consignation à l’origine, à savoir la constitution de la preuve écrite, »tend à coordonner un seul corpus, en un système ou une synchronie dans laquelle tous les éléments articulent l’unité d’une configuration idéale. »[18] Celle de la possibilité de décider, comme un commencement, comme un commandement, de ce qui se tient à demeure, ce que met en demeure une telle archive : qu’ai-je fait de ce capital, que puis-je faire demain, avec lui : ce témoignage alphanumérique devient une vérité de ma vérité.
Une confiance comptable est une confiance générée par la documentalité comptable »et » par un groupe social qui en organise la matérialité. Or, l’archive comptable est, tôt ou tard, d’intérêt public puisqu’un capital-argent ou un capital-avoir tire sa pertinence dans le trait d‘union qu’il institue entre deux individus et de la réalité visible qu’il requiert pour qu’un collectif devienne juge en cas de déficit d’une confiance initiale, convenue. Il faut des agents épistémiques pour entretenir des pièces mobiles quasi-normatives et quasi-sacrés, des experts de la capitalisation des biens de chacun pour que des économies et des marchés financiers se fassent confiance ; des experts de la comptabilité pour entretenir nos lieux publics de culte de notre fortuna. En considérant une perspective historique, cet édifice comptable est devenu un médiateur collectif de sens assuré pour le bien-de-chacun. La comptabilité est devenue notre bibliothèque des ritualisations de l’évènement économique à préserver entre nous, certes, mais elle est ce patrimoine livresque qui nous a permis d’inverser l’ancienne autorité de la Nature sur le destin de l’humanité. La comptabilité à elle seule est un livre sur notre histoire. Le comptable servant à bord des navires moyenâgeux sur la Méditerranée et qui tenait le registre de bord des marchandises, des lieux de commerce, des cartes maritimes et des rations de l’équipage, ne portait-il pas, lui aussi, le nom d’escrivain ? Faudrait-il remonter jusqu’au dieu Thôt, dieu des scribes (comptables) et de l’écriture, et ancêtre supposé d’Hermès, une même divinité qui additionnait les épithètes : Logios, le dieu de l’Éloquence; Kerdôos, le dieu du Gain; Nomios ou Criophoros, le dieu des Troupeaux; Agoraios, le dieu des marchés et du Commerce; Enagônios, le dieu des Concours; Psychopompos, le dieu responsable de conduire les âmes des morts jusqu’au Styx; Argeiphontes, le dieu vainqueur d’Argos et héritier de ses pouvoirs, Argos, un autre dieu au cent yeux qui voyait tout et savait tout et qui a eu l’intelligence d’avoir introduit le labourage et les semailles bien comptées pour récolter un meilleur destin pour les hommes; enfin Agétor ou Enodios ou Hégémonios, le dieu des Routes et des Carrefours car l’un ou l’autre voulait débarrasser les chemins de toutes les pierres gênantes pour qui voulait circuler en toute liberté, du marchand au voleur, pierres qui étaient mises en tas pour servir de bornes, de marques comptables, les hermai, délimitant des frontières ou des distances ? De ce seul panorama, il y aurait une grande hypothèse au long cours historique à valider ou à faire valoir pour mettre en rapport la comptabilité, puis la naissance de l’écriture, Thôt, Hermès et tous les aspects de la confiance que suggèrent implicitement ces fonctions divines.
Pour l’heure, notre nouvelle divinité dépersonnalisée, c’est l’argent. Entre l’argent, et les biens qu’il procure, il existe une ancienne fidélité qui nous a échappée, un rapport de l’esprit et du nombre à compter, de l’invention de soi à l’inventaire des choses et de l’inventaire de soi à l’invention des choses. Autrefois, bien avant le temps de Thôt, il y eut l’apparition d’un Nombre–comptable devant soi qui figura, à la lettre près, une espérance, vieille valeur humaine, et aussi, »la plus grande de nos folies », à ce jour, disait Levinas.[19] Dénombrer, en inventer le symbole, le saisir pour qu’il dure devant la vision, ne fallait-il pas que nos ancêtres copistes soient animés d’une foi, d’une croyance ; autres vocables proches de l’idée de la confiance ? Nombrer, compter, archiver sur tablette d’argile ou papyrus, n’était-ce pas là de la création de surfaces réfléchissantes, un nouveau cosmos, une bataille épique entre symbole et vision, au nom d’une confiance toujours plus assumée dans l’agir humain ?
Aujourd’hui, avoir de l’argent, c’est une liberté de voyageur. Mais les formes comptables empêchent cet excursionniste d’être déjà l’Être du Capital. En attendant la fin réelle de cette métaphysique, tous, dans nos temps libres, nous dépensons sans compter de l’argent imaginaire, gratuit, en quantité infinie : pourquoi ? Pour se réinventer en permanence à l’aide d’avoirs dans un cadre d’un temps fini, mortel. Avoir de l’argent, c’est vouloir le posséder en soi ; avoir, selon le sens ancien d’habere, habiter, être habité par, posséder en soi ; avoir de l’argent, c’est avoir du temps pour se transformer. Compter son argent, c’est prendre la mesure d’une inégalité vitaliste, ontologique. Mais l’argent en pièce trébuchante est si rare pour la majorité qu’il est opposé à l’éternité, même si sa capitalisation peut en offrir un sentiment qui lui est proche : comptabiliser son argent c’est rendre pérenne un moi soumis à un rythme mortifère ; comptabiliser l’investissement de son argent, c’est produire la perpétuation d’un moi qui passe d’une main à une autre, qui se rapproche des autres et du monde, et qui revient, enrichi, puis repart pour espérer, pour s’attarder à devenir un soi comme un autre. Chacun peut donc devenir expert de sa propre petite comptabilité domestique bien à soi. L’échange d’argent reste à la portée de chacun et, du coup, une dépense est une fraîcheur d’exister. Une dépense, c’est aussi un psychotrope. Seulement voilà, dépenser est un existentialisme argentique qui doit affronter un monde comptable, calculatoire, avide, et cassé, déréglé, libéral lorsqu’il faut recourir à la dette pour s’offrir un nouveau souffle de vie : c’est un monde aux perceptions méfiantes, culpabilisantes et offensives voire belliqueuses qui conditionnent l’être-en-dette. D’où, sans doute, l’utilité ontologique d’un expert-comptable, garde-fou indispensable. Le déséquilibre du monde qui emprunte à l’avenir une dette pour l’autre se redresse lorsqu’il recourt à un miroir-livre des jours comptés, pour mieux calculer et rendre la monnaie de la pièce de vie empruntée. Payez et vous recevrez un reçu, une attestation de votre transaction : vous obtiendrez une preuve comptable que ce bien est vôtre et votre argent est à un autre. Le tout sous la supervision de l’expert-comptable, ce préposé à la sanctification des échanges entre anonymes.
L’expert-comptable est un bibliothécaire qui dépose sur ses rayonnages et prête à qui de droit tout papier d’un capital échangé, ou qui enregistre sur son serveur d’archiviste et transmet par informatique toute demande d’un capital en mouvement. Du rapport d’impôt au papier monnaie, du disque dur contenant des données financières à l’objet monétique, il y a situation sociale d’une documentalité comptable ; elle est une racine qui attache une responsabilité entre parties prenantes aux affaires notifiées : elle est beaucoup plus qu’un lien social qui fabrique de la confiance; c’est un rhizome du fond de l’être et de la vie qui donne corps au sérieux d’autrui : la documentalité comptable est une corporéité d’une anthropotechnique, c’est-à-dire un groupe de »procédés d’exercices mentaux et physiques avec lesquels les hommes[…] ont tenté d’optimiser leur statut immunitaire cosmique et social face à de vagues risques pour la vie et de certitudes aiguës de la mort. »[20] En quelque sorte, il est question ici de techniques mobilisées pour défendre l’homme face à l’agression d’un monde extérieur. Sloterdijk nomme cet homme qui s’entraîne, qui répète des techniques de protection et de contrôle, l’homo immunologicus. Le scribe, l’ancêtre de notre expert-comptable, fabriquant d’une confiance économique générale, serait-il ce premier »homo repetitivus, l’homo artista, l’homme en entraînement » et instigateur d’une vaste théorie immunologique à venir, de celle qui épousa tous les métiers du savoir écrit autour d’une confiance scribouillarde, une théorie d’un phénomène d’immunité culturel, un véritable anticorps contre le risque d’atteinte à la vie organisée ?[21]
UN COMPTE D’AUTREFOIS
Acheter, vendre ; pour conclure ce double échange, depuis longtemps, exige quelque chose de sacré, une technique de protection pour asseoir une confiance mutuelle : l’attestation d’une participation immunologique d’une relation avec autrui. La comptabilité a-t-elle été notre réponse historique ? Étonnamment, comme nous pouvons commencer à le décoder, elle est, peut-être, à la fois notre première autorité cognitive et notre première autorité épistémique, et leur artisan anthropotechnique, le scribe comptable, sans doute notre premier expert, là encore, inventeur de calculi, ces petites pierres géométriques à compter, puis, des nombres et, beaucoup plus tard, de l’écriture.
Dans notre société de propriété moderne, « la véritable relation primaire, celle qui dynamise la vie économique, » ce n’est pas le capitalisme, estime Sloterdijk, ni »l’antagonisme symbiotique du capital et du travail, mais celui des créanciers et des débiteurs », ceux dont l’existence est sans visage car confinés à un débit et à un crédit, les deux composantes d’une comptabilité dite en partie double.[22] C’est dans ce jeu à somme nulle entre débiteur et créancier que biais, mésententes, erreurs, contradictions, paradoxes et procès d’intention pervertissent les productions expertes des comptables, surtout lorsque le déchiffrement des comptes donne lieu à des désaccords sur la dette qui cristallise les affects de l’appropriation. Mais Sloterdijk reprend sans doute ici une posture connue de Nietzsche. Le monde humain comptable se déploie depuis la nuit des temps comme un ordre de relations manuscrites. L’écriture comptable, aujourd’hui, évènement banal qui lie un débiteur avec un créditeur, est, chaque fois, un acte de coexistence, comme autrefois, et fondateur d’une pacification ou d’une confrontation; là où l’un, s’expose à l’autre ; là même où il n’y a rien à voir de concret, et pourtant, tout est là, tout se joue dans l’acte même d’écrire, toute la matière de la confiance est là : entre acheter et vendre à crédit, entre un débiteur et un créditeur, et sans doute pour la première fois dans l’histoire, l’homme affronte l’homme, disait Nietzsche dans sa Généalogie de la morale.[23] La comptabilité force la philosophie à retourner aux origines de la confiance et, du coup, elle doit s’obliger à pénétrer le territoire des écritures du moi, ce moi détenteur d’un objet d’échange. L’épistémologie philosophique doit déconstruire à rebours la figure de l’écriture comptable dans le droit, l’éthique et le politique puisque, de tout temps, la comptabilité est affaire d’État. Elle devrait le faire en commençant par l’écriture comptable moderne qui enregistre la même valeur monétaire au débit et au crédit. Débit, debere, devoir, je te dois ; le débiteur c’est l’être-en-dette; crédit, credere, croire, tu me dois ; le créditeur, c’est l’être-en-espérance-de-l’autre. Celui qui tient une comptabilité le fait pour ou est le moi-propriétaire d’un Capital. Elle est tissée d’écritures formées d’un débit et d’un crédit. Or, quel est le sens moderne de ce je-tu, de ce nous ? N’y a-t-il pas un sens de l’altérité, celui de ce souci de l’autre dans un même rapport à soi ? Une comptabilité est-elle nécessairement altruiste en produisant des archives qui témoignent des confiances entre les thèmes d’un échange entre l’autre et moi ?
Comment expliquer que, depuis des millénaires, l’acte comptable, celui du scribe d’autrefois, artisan ignoré de la vie organisée et pourtant façonnier discret de la puissance, comment comprendre que, depuis, toute figure comptable voire le rôle légendaire de gardien des valeurs exercé par l’expert-comptable, sont des entités d’autorités fortes, et toujours manifestes de la confiance, alors que, depuis une vingtaine d’années, il n’y a jamais eu autant de malversations comptables, de suspicions à l’égard des comptes d’entreprise, de critiques face à l’évasion fiscale et des inquiétudes grandissantes envers des marchés financiers devenus incontrôlables car, entre autres, le courtage à haute fréquence à coup de nanosecondes ne laisse plus méditer la sécurisation des capitaux par la trace comptable ? Autant de remises en question par les collectifs, et les législateurs, subitement contraints à produire des quantités considérables de lois et règlements pour encadrer les pratiques comptables, pratiques originelles et fondatrices de l’idée de la confiance. Rarement dans sa longue histoire, l’autorité cognitive du comptable n’a fait l’objet d’autant de batailles, de luttes pour protéger ou remettre en question son régime de vérités.
À quoi servent les comptables ? Et qui servent-ils ? Quels sont les sources sociales et les mécanismes à l’origine de leur type spécifique de confiance, et aussi, des erreurs que leurs productions induisent ?
Généalogiquement parlant, la comptabilité était cette vieille tabula sur laquelle se forma la correspondance primitive de…/à…, une tablette comptable comme source originelle de la pensée, de l’intention et de la conscience, des éléments cognitifs envisageables aux débuts de l’histoire humaine comme des conditions à la multiplication des structures sociales de la cité-État, de l’agriculture, de l’armée, du clergé et autres institutions du savoir organisé, écrit, documenté. Le document comptable exemplaire de ce temps, l’archive d’argile ou de papyrus, était déjà un modèle de vérité picturale qui transforma son lecteur, même sur la base de représentations graphiques de choses marchandes et fiscales. C’est ensuite qu’elle tira à elle la forme juridique et géométrique, double fonction de la tablette comptable aux conséquences innombrables. Géométrique ? Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre, boutade, légende ou petite vantardise gravée à l’entrée de l’Académie de Platon, expression significative ici, car, n’oublions pas que ce géomètre était sans doute un harpédonapte, un scribe comptable mesurant et calculant le paiement d’une rente fiscale à partir d’une modification des rendements agricoles pour cause de climat ou de crues d’un fleuve dévastateur. Et Brisson, de faire dire à Platon, dans sa nouvelle traduction : « La géométrie est en effet connaissance de ce qui est toujours. Elle serait dès lors capable, noble ami, de tirer l’âme vers la vérité, et de modeler la pensée philosophique en orientant vers ce qui est en haut ce qu’à présent nous orientons à tort vers le bas. »[24] Un expert-comptable contemporain vous dirait la même chose : une comptabilité est une connaissance de ce qui est et elle cherche à orienter le regard vers la vérité pour qu’un détenteur de capital parte à la conquête de lui-même à partir de cet espace géométrique qu’est un bilan, vers l’ascension ou l’ascétisme d’un état de grâce rédempteur par l’obtention d’une fortuna inespérée, et qui n’est pas celle que l’on croit : avoir la chance de parvenir à une découverte de soi.
Du déchiffrement des tablettes en linéaire B au système d’économie palatiale de la civilisation mycénienne, dans sa quête des origines de la pensée grecque, Vernant soulignait en quoi on devait beaucoup aux scribes, »formant une classe professionnelle fixée dans la tradition, grâce à une hiérarchie complexe de dignitaires du palais et d’inspecteurs royaux », qui contrôlaient tous les domaines de la vie sociale et économique à partir d’une pratique ancestrale qui consistait à comptabiliser »dans leurs archives » le bétail et les fruits de l’agriculture, la tenure des terres calculées en mesure de rendement des céréales, les allocations en matières à fournir aux artisans, à l’organisation de la main-d’œuvre des esclaves et la contribution de chacun aux besoins des collectivités, aux biens à fabriquer et livrer, à la perception fiscale, enfin pour administrer »les levées en hommes à fournir par certains villages pour équiper les navires royaux en rameurs, – la composition, le commandement, le mouvement des unités militaires, – les sacrifices aux dieux, les taux prévus pour les offrandes, etc. ».[25] De l’archive comptable mycénienne, de son support ancestral qu’était la tablette d’argile mésopotamienne ou le papyrus de comptabilité égyptienne, voilà une surface matérielle réflexive qui est loin d’être anodine : elle est preuve et épreuve pour une expédition commune, pour faire reculer les frontières de la réalité, pour allouer à la peine, au manque, et à l’insécurité, de la mélancolie, des joies d’un jeu autre des choses nécessaires à la vie et à la survie pour que des espoirs éclatent à sa surface, au moins des incitations à mener de nouvelles tentatives de relations avec les choses, de rapports plus confiants avec les autres. Ici, devant l’archive comptable matérielle, un scribe se détache des autres corps sociaux, pour être toujours plus près des objets à décompter, à nombrer afin qu’il les dispose en état d’existence.
Tout est nombre, selon un mantra du pythagorisme, tout se rapporte à des nombres de l’arithmétique. Les nombres arithmétiques sont des réponses techniques à des besoins de comptabilité classificatoire et d’inventaire, et moins à des nécessités simples dites de mathématiques. Serres voyait dans ce premier alphabet des nombres les origines de la géométrie : du champ des céréales à décompter à sa reproduction à la surface vierge du papyrus, il n’y a pas qu’un géomètre en herbe qui esquisse les rudiments de »l’abstrait géométrique, modèle de l’abstrait théorique requis par Platon pour penser ou exister ou percevoir », mais d’abord une figure numérale comptable destinée à penser, à repenser l’image que transporte un tel nombre conceptuel. [26] Le nombre, le nombre comptable, nous pouvons appeler cela notre histoire, notre histoire avant l’écriture, notre histoire qui donna à penser, puisque telle est notre raison fondatrice, notre ratio, ce calculus, cette petite pierre à compter. Les nombres à cataloguer, à agencer, ce sont nos premières empreintes aveugles de choses à mettre près de soi, avant de les con-fier, avant d’en faire des essais graphiques préparatoires à une géométrie d’un devenir, celui de la création d’espace intérieur plus apaisant, confiant ; étape existentielle à maîtriser avant de prendre le risque de prêter, livrer ou échanger ses choses vers l’espace ouvert, ailleurs, hors-de-soi, vers des théâtres lointains du vendre et de l’acheter. Esquisser des dénombrements sur fond chaotique mythique ou astrobiologique, cosmologique ; graphiter des marques sur pierre, bois, argile et papyrus, tracer des figures numéroïdes pour classer, inventorier, notifier, archiver, les structures symboliques bijectives sont fondamentalement des »apparitions comme réel de l’image » de la chose à rendre mémorielle, nous soufflerait un Didi-Huberman car, dès cet instant de la nuit des temps, la problématique symbolique entre »connaître et regarder » est posée.[27] L’archive comptable, banal tableau de nombres de bétail, céréale, armes, objets précieux ou métallisés, elle serait un prétexte à y voir non plus une structure symbolique mais aussi, et tout aussi bien, un dispositif iconique au sein duquel, là encore, on pourrait référer à un Marion pour nous aider à comprendre qu’il ne s’agit pas d’un objet rationnel ou d’un sujet d’étude cartésien mais, ici, de considérer le nombre comptable comme un point de pensée sans extension, tout en observant un quasi-objet étendu dans une trajectoire, dans une cinétique de la pensée, dans un espace mental ouvert, là où le »visible et l’invisible s’embrasent d’un feu qui ne détruit plus, mais éclaire le visage divin des hommes. »[28] Le nombre comptable et le divin ? Encore une fois ? Le nombre comptable à l’origine est lié à des dimensions spirituelles car entretenu par des catégories de scribes appelés à devenir des prêtres. De fait, c’est le nombre tout court qui sera affublé d’une telle aura à travers les siècles. Le Nombre d’Or est présent dans un monde divin de la confiance depuis des lustres, celui de la divine proportion, le nombre de l’harmonie universelle, le nombre de la création, le nombre de Dieu, le nombre caché dans l’ordre de la Création, etc.; mais c’est Jünger qui nous dira, superbement, qu’il faut penser, davantage, éthiquement, le nombre de l’homme nouveau, mais dans la faille de l’après-Dieu.[29] Un homme averti en vaut deux.
La question de la relation comptable avec l’argent et la confiance est d’une grande importance puisque la comptabilité est notre anthropologie de l’économie. Partant, la philosophie épistémique est à même de formuler un faisceau de questions utiles pour éclairer le devenir économique en interrogeant davantage les expert-comptable plutôt que les économistes. Voici une aporie de ce genre qui se propage depuis des siècles. Comment, dès lors, définir, pour l’acheteur/vendeur, confiance et éducation de soi-même envers l’autre par l’affect induit par un certificat manuscrit, matériel, symbolique, immunitaire, comptable donc ; et pour le collectif, institutions, socialités et politiques, une pacification et une confiance les uns envers les autres qui découlent de micro-effets de chaque pièce comptable qui fait bien plus que réguler l’ordre social car chacune s’adresse à autrui, redresse le malentendu et accuse, voire agresse par immunologie sociale, l’homme qui a encore besoin d’un entraînement pour se soumettre aux autres lorsqu’il s’agit de rendre et donner quand il reçoit ?
Il y a une genèse de l’échange comptable à étudier puisqu’elle renferme une clé de notre histoire. Mieux, depuis la nuit des temps, il y a une notation comptable qui donna lieu à notre première écriture, à notre première archive, notre première documentalité de la confiance[30] : au commencement était une liste d’inventaire comptable, table de conversion du muthos au logos.[31]
Tôt, dans l’histoire, et avant même l’histoire écrite, comptabiliser c’était compter, nombrer, inventorier. Comptabiliser, c’est le début d’une histoire peu ordinaire puisque c’est inventer l’être par l’intermédiaire d’une pensée de la correspondance avec la Nature, plus précisément celle d’une traduction-symbolisation d’une chose utile à la vie, d’une connexion-numérotation d’une chose à moi et à distinguer du non-moi, et enfin celle d’une interférence-média et de son long cours historique en argile, papyrus, cire, bois, pierre, peau d’animal (parchemin), papier, écran : depuis longtemps, inventorier et dénombrer est notre méthode d’investigation immunologique qui donnera lieu à des sous-ensembles, à des concepts distanciateurs de réalité menaçante et fondateurs d’institutions immunologistes et immunologisantes (État, droit, administration, armée, etc.). La simple graphie du nombre-comptable d’hier était déjà le début d’une discontinuité avec le réel pour y loger des ponceaux connecteurs par l’idée de la proportion (logos), par une mesure, puis par une mesure calculable, ensuite, seulement, à l’aide d’une lettre ou deux, double fruit d’une révolution numérale et début d’un alphabet destiné à produire du crédit, à accorder du crédit aux choses, aux évènements, puis aux hommes. Le crédit est un vieux mot de la confiance.
AU BOUT DU COMPTE
Comptabiliser, avant comme aujourd’hui, c’est inventorier les nombres-mondes qui inventeront des objets-mondes qui, eux-mêmes, transfigureront les lettres-mondes appelés à agrandir les espaces ontologiques immunisés de la confiance de l’être pour que celui-ci devienne, enfin, une fois bien entraîné, cet être-dans-le-monde.
Actuellement, encore plus qu’avant, à rechercher le sens sous le sens des choses comptabilisées en surface, il n’est pas sûr que le concept de »comptabilité » soit un concept strictement technique. Nombrer, inventorier, classifier, inventer, c’est comptabiliser non seulement de l’argent, des objets, des évènements et des hommes, mais c’est aussi faire comparaître quelque chose ou quelqu’un devant autrui, ici ou là, encore, et encore, par différence et répétition, par entraînement ; autrui comparaît à travers la preuve comptable de biens et monnaies qui sont les porte-parole de quelqu’un ; non pas pour venir se dire, non pas pour venir se montrer, non pas pour se faire lire, mais pour penser, pour se faire penser. Ici, sans doute, plus qu’ailleurs, lorsque le document comptable comporte des sottises, qu’un comptable commet des maladresses, c’est autrui qui en est affecté. Qui, parmi autrui, sera désigné pour répondre de cette forme de désaccord ?
Et la chose se complique un peu plus si on remet au goût du jour cette vieille maxime approximative: à tous, des biens et des âmes leur sont confiés dont ils sont comptables devant Dieu. Du coup, à ce niveau, toute erreur comptable, toute falsification par un expert-comptable devient un objet de projection des foudres d’autrui, enfin, à tout le moins, une occasion de crise de changer, de réorienter le degré de confiance, ou encore de la faire changer de mains expertes. Pour faire cela, ou pour faire jouer la fibre eschatologique religieuse, faudrait-il s’intéresser à l’âme, désignée récemment comme une intentionnalité individuelle qui, couplée à une itération, qui est l’essence de la technique selon Ferraris, fabriqueraient de l’authenticité, de la responsabilité, matières spirituelles indispensables à une nouvelle genèse de la morale en ce temps où internet nous prive des corps, nous propose des spectres qui nous demandent de répondre, qui produisent en permanence des obligations de répondre ?[32] Âme, expert-comptable et autorité cognitive, que dire ? Une question qui appelle un précédent, un trait de l’histoire qui mériterait plus de développement ici : le purgatoire, une création comptabilico-marchande du Moyen-Âge qui offrait un lieu et du temps à l’abuseur du bien d’autrui, de fautes commises à l’égard du bien d’autrui, objet médiateur qui permettait aux âmes des morts de compter leurs fautes et de les expier, particulièrement celles de certains marchands qui, prévoyant un tel séjour, et pour se donner confiance dans leurs affaires jugées indignes en ce temps, écrivaient, au début de chaque page de leur livre de compte : Au nom de Dieu et du Profit. On le voit, lentement, nous déplaçons, volontairement, le regard sur les attributions possibles des compétences épistémiques vers des univers peu connus et qui obligent à revoir le monolinguisme du seul expert, d’un seul expert de la confiance.
Jadis, dans l’Égypte de la Haute Antiquité, tous les scribes vivaient ensemble, sans égard à leur champ d’intervention. Depuis, le langage technique, spécialisé, est devenu cette maison de l’être-expert.[33] Une comptabilité est une maison des images, des miroirs de ce que nous sommes devenus. Une comptabilité, c’est une réduction de la société à l’échelle d’une maisonnée, d’un lieu intime et privé : c’est de la réalité diminuée, pour l’augmenter, ailleurs, dans le temps et dans l’espace, avec la bénédiction du propriétaire de ce lieu. Une comptabilité est un modèle réduit d’un circuit des échanges ; elle est une histoire de choses mêlées, re-comptées, ra-comptées, rendues techniquement immunisées pour fournir une seule matrice anthropotechnique à plusieurs entrées de contingence et de nécessité, de manière à favoriser un périmètre immunologique hors-de-la-maison-de-l’être qui dure à travers le temps de l’archive pour l’exercice d’une puissance d’agir en devenir : l’horizon ainsi déterminé pour des résultats attendus se nomme aussi la confiance. Or, qu’arrive-t-il en cas de résultats inattendus ? Que devient la valeur des mots-nombres ? Que dire encore d’une comptabilité erratique ou d’un comptable qui se trompe ?
Non seulement la comptabilité est la condition de possibilité de l’intentionnalité de véridiction d’un échange de biens entre nous, mais il y a eu, jadis, une primauté du nombre sur la lettre ; de sorte que la pensée est devenue, en quelque sorte, une transformation du nombre comptable.[34] Du coup, s’il n’y avait pas eu cette archive à nombrer pour mémoriser le doit et avoir, il n’y aurait pas eu cet effet de confiance pour faire basculer l’humanité de l’intériorité vers l’extériorité, d’un imaginaire sans pouvoir sur le réel vers ce sentiment d’empire en entraînement sur les choses et les hommes.
La chose comptable n’est donc pas anodine. La comptabilité est un métier de la confiance qui concilie à la fois un savoir-transférer, un savoir-transporter, un savoir-ouvrir et un savoir-comparaître, chapeautés par des techniques d’écriture, de calculabilité, de normalisation et de modélisation qui développent des formes de confiance à partir d’expériences affectives et d’entraînements, de répétitions du geste comptable phare : contrôler le souverain bien d’un qui pour un quoi ou pour un autre à qui de droit. Elle repose donc sur la maîtrise experte de faire des rapports, des liens, des connexions entre choses-mondes pour y construire des passerelles et permettre la circulation entre êtres-dans-le-monde. En une image, la comptabilité dresse un pont à péage entre moi et l’autre, entre ce qu’il a et ce que j’ai. Pris entre deux rives, le comptable fait œuvre de confiance en proportion du temps qu’il en coûtera pour faire passer un avoir d’un détenteur de capital à un autre. En dehors de ce tablier entre l’histoire d’une parole donnée et un saint irreprésentable qui s’engage à restituer les avoirs de l’autre, par-delà cette table à décompter les pour et les contre de ce qui m’appartient et de ce qui t’appartient, la confiance est en chute libre dans le fleuve où elle ne pourra se baigner deux fois.
Le nombre, à l’origine, était donc pourvu d’une fonction comptable : pour inventorier les biens-à-moi, certes, mais davantage pour subsister, surnager à travers une Nature hostile, pour organiser la vie entre l’anéantissement et le possible. Partant, l’histoire de la confiance commence, pour ainsi dire, avec la mise au point des nombres comptables qui agissaient comme des nombres conceptuels, des quasi-objets créateurs de pensée et d’espaces de relation. Le nombre comptable est-il en soi un objet de confiance dont la fonction essentielle serait d’agir comme une vérité ? Les hommes font confiance aux nombres depuis leurs mises au point par des scribes. La question de la confiance ici est la suivante : comment sont-ils parvenus à se saisir du nombre comptable non pas comme signe, symbole, icône ou emblème, mais davantage comme allégorie, une figure rhétorique qui consiste à exprimer une idée confiante à l’aide d’une image, d’une histoire ou d’une représentation d’un bien qui doit demeurer fidèle à quelqu’un ou à quelque chose. Or, comme la confiance comptable est l’unité anthropogramme d’un savoir visuel entre espérances et promesses à coups de simples signes squelettiques et entre sécurité ontologique et liberté, elle repose sur une matérialité dont la symbolicité relève d’une allégorie, assujettie à un régime de vérités autoréférentielles, et non pas à une seule : ce qui explique, en partie, pourquoi une épistémologie du désaccord autour des termes d’un échange financier soit possible puisque l’erreur pour l’un est potentiellement une vérité pour l’autre. Aussi, en ce domaine des comptes, du capital et du calcul financier, il n’y a guère d’autre spécialiste comptable que nous-mêmes.
TOUT COMPTE FAIT
La comptabilité présuppose une ontologie de la condition humaine du Capital, vu ici comme un ensemble d’avoirs et constitutive de l’Inégal de l’Être. L’avoir, c’est la chose en soi, celle qui nous habite, d’où habere pour avoir ; avoir est la chose qui est là, dans notre espace mental, dans notre tête, qui occupe la tête, qui se trouve en tête, d’où capitalis, pour capital. Les besoins de l’Être sont innombrables et ses projets sont sans nombre. Il est condamné à vaciller entre le parachèvement de sa personne et l’inachèvement de son individuation.
L’argent est un type de Capital et un objet-comptable de transport : il est mien et il est à mettre hors-de-soi pour qu’il soit en mouvement, dans le monde, et me revienne, en l’état, et idéalement converti en plus-value ; mais pour cela, il faut qu’il me fasse rapport, qu’il comparaisse devant ce moi-douloureux et me donne à penser sa transformation. Compter, comptabiliser, capitaliser de l’argent pour être un Étant de l’Être. C’est l’objet d’une monnaie, d’un avoir, d’un capital ; qu’il soit économique, social, culturel ou intellectuel : un Capital reste un indice comptable d’inventaire ontologique, un subjectile à réinventer, une figure de…/à, une différence et une répétition de l’être entre ce qu’il a, et ce qu’il n’a pas, pour Être. Le Capitalisme, notre seul mode, pour être ceci, ou cela ? Les mots, les nombres et les calculs de l’expert-comptable parasitent la démence du capitalisme au milieu de son exposé : ils servent d’abord à montrer et mesurer l’absence d’autrui dans ce tumulte en faisant toujours valoir indirectement le prix à payer en cas de bêtise et de folie d’un gain que pour soi.
La confiance comptable, c’est, originellement, le lien aventureux entre un monde intérieur et un monde extérieur, ensuite entre moi et moi, puis, du je et tu, couple altruiste devenu, depuis, un lien de moi à moi-même comme un autre. Cette auto-confiance, souveraine, reste prise et emprise au sein d’un dispositif thymotique, c’est-à-dire de la fierté et de l’exaspération de confiances que forme un système de comptabilité à part entière et qui se rapporte au Compte-Capital, lieu où un détenteur de capital monétaire voit l’état de nature du fruit de ses convoitises et de ses risques apparaître en un instant. Le point fixe d’une comptabilité en mouvement demeure donc le compte dit de l’Avoir des Actionnaires, c’est-à-dire le Compte-Capital, compte qui agrège et synthèse tous les autres dans l’expression d’une seule valeur numérale. Pourquoi investir ? Pourquoi souhaiter une rente salariale ? Pourquoi espérer détenir un petit pécule ? Pourquoi échanger de l’argent pour un bien équivalent, un avoir sinon pour être ?
La technique des profits et pertes devient un modèle de réalité augmentée de soi comme un autre, ou diminuée de ce moi devenu insupportable : la comptabilité propose fondamentalement un modèle de transformation d’un détenteur de Capital en un être-exemplaire, assujetti à des impressions somatiques et relayées par les paradoxes des mots-nombres de ses avoirs. Capitaux qui expriment le mieux ses affects d’entraînement à devenir quelqu’un d’autre. En effet, une comptabilité est une table de conversion d’une ontologie mutilante du renoncement en une ontologie d’entraînement à devenir soi-même et ce, bien au-delà d’assurer sa survie quotidienne ou en vue d’une esthétisation de soi que peut permettre l’argent capitalisé et comptabilisé.[35] Sous les arcades de ses langues spécialisées, la comptabilité est l’unité d’un dispositif de pistage qui informe un centre de contrôle politique de la position de chaque être de son Capital. Il impose et s’impose à celui qui est englué par la peur de perdre son souverain bien. Comptabiliser, c’est mettre hors de danger mon Capital, ce souverain bien transformé, atomisé, dispersé dans des avoirs autres qui circulent à travers le temps et l’espace et que recompose une figure de comptabilité, forme ascétique de moi-même la plus haute ; celle d’une perfection à accomplir, à travers sa propre cosmogonie : celle qui consiste à mettre le monde de la Nature à sa disposition. Comptabiliser, c’est explorer, découvrir l’Autre, se découvrir et ne rien concéder à l’Autre qui m’est nécessaire.
La confiance comptable, c’est l’exposant d’une vérité entre deux hommes, celui d’un vitalisme d’une anthropométrie qui reste à mettre au jour. Elle est à saisir entre une archivation et une écriture. Puisque la comptabilité est une forme de connaissance pratique qui se donne, d’abord, à voir, et que, pour elle, l’homme est le chiffre de l’histoire. Le seul concept de la »présence » de l’autre dans une transaction traduite dans une écriture comptable contient la nécessité d’une coparticipation à la confiance, qui, dès lors, ne peut se lire qu’en se disant nous, avant de se lire dans une intimité pour moi seul.
C’est en examinant à quoi peut bien servir cette comptabilisation du Capital que l’on peut comprendre qu’elle participe à une recherche de soi ; celle, non pas d’un épanouissement personnel, de l’entretien d’un individualisme exacerbé ou d’un narcissisme de la possession pour soi, mais d’une archéologie de l’intime. Celle d’une course-poursuite, d’une remontée vers des états natals. En conséquence, en ce seul domaine, il n’y a plus de désaccords qui tiennent face à l’autre. L’attitude rationnelle n’a plus cours puisque de l’ordre des moyens, parmi d’autres, pour justifier l’injustifiable devant la mort. En ce domaine, l’expert-comptable dresse une épistémè sur l’art et la technique de faire voir ce qui est invisible, d’entendre ce qu’un moi-propriétaire de capital ne veut pas faire et, après la sommation des travaux sur un soi, se résigne à faire parler des chiffres et à ne penser à rien. Enfin tout discours sur l’expertise, la comptabilité et la confiance, toute autre forme d’autorité épistémique n’est qu’une fin seconde, un décalé en rupture avec une intensité ontologique d’un moi-propriétaire et ses fulgurances imprévisibles. Une autorité épistémique reste une virtualité aléatoire de l’intelligibilité de l’expertise qui tente de parvenir plus vite aux sources primitives, ici, du moi-argent. Elle ne peut rien dire, et l’expert-comptable non plus qui, lui, dès cet instant, lorsqu’un tel moi-propriétaire d’un capital-argent s’imagine possédé un tel avoir, ou un autre, ou proche de saisir un avoir-allégresse-de-l’être, ne peut plus rien, ne peut justifier un ordre de moyens, quel qu’il soit, face à une re-naissance d’un soi désiré.
[1] Voir les conclusions de ses études littéraires dans Girard, R. (1961) Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, p. 325 et ss.
[2] Canetti, E. (1966) Masse et puissance, Paris, Gallimard, p. 12.
[3] La notion de «visage» est naturellement la conception d’autrui dans la lignée de Levinas, celle qui fait du visage «à la fois ce qui regarde et ce qui est regardé ; c’est dire à quel point on (re)connaît l’Autre dans le visage que l’on voit, dans celui qui nous regarde, dans cet entre-regards qui fait la relation humaine.» Pour une synthèse de cette conception et de son dépassement, voir Kenaan, H. (2012) Visage(s) : une autre éthique du regard après Levinas, Paris, De l’Éclat, quatrième page de couverture.
[4] Ellul, J. (1954) L’homme et l’argent, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, p. 144 et ss.
[5] Canetti, E. (1966) Masse et puissance, op., cit., p. 215.
[6] Nous entendons par «documentalité comptable» l’ensemble des caractères et des propriétés qui font que la comptabilité remplit sa fonction de production de la preuve écrite destinée à une mise en archive d’un état d’un Capital et participe à la constitution d’un monde social de dossiers classificatoires destinés à des transmissions dans le temps et dans l’espace.
[7] Simmel, G. (1999) Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, Paris, PUF, p. 355.
[8] Simmel, G. (1987) La philosophie de l’argent, Paris, PUF, p. 14.
[9] Heidegger, M. (1986) Être et temps, Paris, Gallimard, p. 211-212.
[10] Sloterdijk, P. (2002) Bulles, Sphères 1, Paris, Pauvert, p. 15.
[11] Debray, R. (2001) Les Diagonales du médiologue : transmission, influence, mobilité, Paris, Bibliothèque Nationale de France, p. 10.
[12] Debray, R. (2000) Introduction à la médiologie, Paris, PUF, p. 28.
[13] Ibid., p. 29. Les expressions en italiques dans cette phrase sont de Debray.
[14] L’épistémophilie est, entre autres, de manière très simplifiée, le plaisir infantile à faire vivre et revivre, à éprouver le sentiment de la découverte d’un savoir qui a compté pour son individuation.
[15] Derrida, J. (1995) Mal d’Archive, Paris, Galilée, p. 11.
[16] Ibid., p. 13 et ss..
[17] En référence à archonte, un chef, un magistrat, ou un administrateur voire un comptable responsable des budgets des cités grecques de l’Antiquité.
[18] Ibid., p. 13 et ss..
[19] Levinas, E. (2009) Carnets de captivité et autres inédits. Œuvres 1, Paris, Grasset/IMEC, p. 76.
[20] Sloterdijk, P. (2011) Tu dois changer ta vie, Paris, Libella, p. 24.
[21] Ibid.
[22] Sloterdijk, P. (2012) Repenser l’impôt : pour une éthique du don démocratique, Paris, Libella, p. 35.
[23] La faute, la culpabilité liée à la faute, la justice liée à la reconnaissance de la culpabilité, et la douleur ou le bien lié à la justice, à la racine de cette petite généalogie, il y a la dette, une dette à considérer en premier lieu selon son sens comptable et non pas sur les »commencements […] de la psychologie de l’humanité primitive » mais »du rapport contractuel entre créancier et débiteur, rapport aussi ancien que l’existence des » personnes juridiques », et qui ramène à son tour aux formes fondamentales de l’achat, de la vente, de l’échange, du trafic. » Nietzsche, F. (1971) La généalogie de la morale, Paris, Gallimard, p. 67.
[24] De fait, il s’agit du travail de traduction de la République par Georges Leroux, sous la direction de Luc Brisson (2008) Platon. Œuvres Complètes, Paris, Flammarion, p. 1693.
[25] Vernant, J.-P. (1962) Les origines de la pensée grecque, Paris, PUF, p. 18 et ss.
[26] Serres, M. (1993) Les origines de la géométrie, Paris, Flammarion, p. 290-291.
[27] Didi-Huberman, G. (2013) Phalènes : essais sur l’apparition – 2, Paris, Minuit, p. 9 et ss.
[28] Marion, J.-L. (2013) La croisée du visible, 2e édition, Paris, PUF, p. 154.
[29] Jünger, E. (1995) Le Nombre et les Dieux : Philémon et Baucis, Paris, Bourgois.
[30] On consultera sur cette question cet ouvrage toujours actuel : Goody, J. (1979) La raison graphique : la domestication de la pensée sauvage, Paris, Minuit.
[31] Pour une fine compréhension de ce passage de l’univers mythique à l’univers rationalisé, voir ce livre perdu dans le monde des idées rappelant les cosmogonies astrobiologiques comme sources de nos premiers savoirs, bien antérieurs à ceux issus de la philosophie grecque : Gusdorf, G. (1953) Mythe et métaphysique, Paris, Flammarion, particulièrement p. 28 et ss.
[32] Ferraris, M. (2014) Âme et Ipad, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, p. 77 et ss.
[33] Nous paraphrasons Heidegger autour de l’idée du langage comme maison de l’être. Voir Heidegger, M. (1964) Lettre sur l’humanisme, Paris, Aubier, p. 27 et ss.
[34] Et non pas une primauté de la lettre sur l’esprit, comme le pense Ferraris.
[35] Cette idée de l’entraînement de soi à devenir un autre dans l’urgence d’un temps humain fini est puisée dans cet ouvrage encore trop peu connu de Peter Sloterdijk, (2011) Tu dois changer ta vie, Paris, Libella.