L’épreuve du silence (1)
Isabelle Raviolo – Docteur en philosophie et théologie
Dans nos villes où nous sommes assaillis par la prolifération des bruits, des médias, des portables, saturés par un flot de sonneries, de paroles, de musiques d’ambiance, le silence est devenu presque inquiétant, étrange, étranger à l’homme. Tout juste réduit à des « minutes » de recueillement, de souvenir, il fait figure d’exception. Le silence est rare dans nos vies actives et stressées ; on ne lui laisse plus guère de place. Or tout le malheur des hommes ne vient-il pas d’une seule chose qui est de « ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre »[1] ? Ainsi quand l’homme se divertit, se jette au dehors de lui-même, ne fuit-il pas le silence ? Mais quel silence fuit-il au fond ? Est-ce simplement l’absence de bruits ?
Le silence semble être vécu comme un vide angoissant, comme si en faisant silence, on perdait une « plénitude », un « tout » et qu’on était alors confronté à un abîme. Si l’homme moderne a vite tendance à réduire le silence au vide, au rien, c’est justement ce soi-disant « vide » du silence qu’il nous faut interroger. Car dans ses Pensées Pascal nous dit le contraire : c’est dans le divertissement que l’homme se perd et dans le silence qu’il se trouve – au silence revient une épaisseur d’être, une valeur ontologique. Or par ce silence, Pascal n’évoque pas quelque chose d’extérieur à l’homme mais une réalité qui serait constitutive de son être spirituel. Quelle est donc cette réalité du silence ? Peut-on seulement la nommer ?
Si, comme le dit l’Ecclésiaste[2] « il y a un temps pour se taire et un temps pour parler », quel est donc ce temps où l’on se tait ? On répondrait spontanément que c’est un temps qui s’oppose à celui du verbe, du discours : un temps où l’on garde le silence, un temps sans mots. Mais alors comment parler du silence, comment l’interroger en philosophe, sans aussitôt le rompre ? Si paradoxal que cela puisse paraître, il nous faut donc prendre le temps de parler de ce qui semble échapper à la parole, il nous faut questionner le silence pour comprendre ce qu’il est. Le silence n’est donc pas si étranger que cela à l’expression – car il nous faut bien avoir recours à un dire pour déchiffrer le silence, sans quoi ce dernier resterait dans le domaine de l’intraduisible, de l’indicible, et ne serait que lettre morte. Or si le silence peut être ce dont on ne peut pas parler, faut-il pour autant le taire ? Ne peut-on envisager une expression du silence qui ne soit pas elle-même silencieuse – qui ne soit pas absence de formes ? Tenter de dire le silence c’est donc tenter d’exprimer ce qu’il est, ce qui le constitue comme silence – tenter d’entendre son épaisseur ontologique, sa densité d’être.
Interroger le silence c’est aussitôt se confronter à ses apories, c’est achopper sur l’ambivalence même du terme. Car si l’on peut fuir le bruit et rechercher le calme, on peut aussi être « effrayé » par « le silence éternel de ces espaces infinis »[3]. S’agit-il alors du même silence ? On peut également être contraint au silence par la censure ou obligé au silence par un secret ou un serment. Dans les deux cas, il s’agit de « silence », mais pas du même silence.
Que dit-on alors quand on dit que « le silence est d’or », quand on l’oppose à une parole qui ne serait que d’argent ? Ne veut-on pas ainsi signifier qu’il vaut mieux se taire que de parler ? Mais pourquoi ne serait-ce pas le contraire ? Car parfois ne vaut-il pas mieux briser le silence pour dénouer les tensions ? On répondrait volontiers que cela dépend des situations humaines, des relations entre individus. Le silence n’est donc pas seulement un concept ou un fait drapé d’objectivité. Il est aussi une expérience que nuance la subjectivité de chacun. Il ne peut se passer de faire corps avec l’espace, d’être serré dans les mailles du temps. « Aux pays fréquentés sont les plus grands silences », écrivait Saint-John Perse[4].
Il semble donc que le silence en soi nous échappe, qu’il soit difficile de cerner son identité tant il semble relatif, variable, pluriel. En effet, il est difficile de circonscrire le silence au singulier tant celui-ci recouvre de multiples acceptions : il peut aussi bien être le silence de la connivence entre amis, de la complicité ou de la communion amoureuses, le silence de la pudeur ou de la discrétion, ou encore exprimer un malaise profond (alors « un ange passe » comme on dit pour briser la chape du silence). Le silence peut aussi signifier un non-dit – des secrets de famille –, ou encore être un mutisme, une impuissance à dire, l’expression d’un traumatisme. Mais ne sommes-nous pas là comme Ménon qui donnait à Socrate un essaim de vertus, en train de donner un essaim de silences… ? Quelle est donc l’essence du silence ? Qu’ont de commun tous ces silences que nous avons évoqués ? Est-ce seulement l’absence de mots ? Le silence résiste à l’analyse, se soustrait infiniment.
Dans une première partie nous verrons en quoi le silence n’est pas une simple abolition de la parole mais sa condition positive immanente. Aussi est-ce la réalité silencieuse qui viendra, dans l’espace de notre acte de silence, justifier le logos. Puis nous verrons que cette continuité entre le silence des choses et le silence de l’esprit nous conduit à ressentir le silence. Le silence n’est donc rien sans le sujet qui en fait l’expérience : non pas seulement l’expérience sensible, mais aussi l’expérience métaphysique et l’expérience mystique. Enfin nous verrons que loin de proscrire la pensée, le silence en est l’acte de naissance, la germination profonde : il en est son recueillement, verbe antérieur à nos paroles et creuset du discours – matrice de toute création artistique et condition de son apparaître au monde.
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1°) Le silence : non pas abolition de la parole mais sa condition positive immanente
Tenter de dire le silence, de le définir c’est aussitôt se heurter à la limite même du langage tant le silence semble nous convoquer au-delà même des mots. Et pourtant c’est bien ce silence qui nous fait parler, car c’est précisément lui qui habite la parole, la rythme – comme s’il lui conférait sa vie, comme s’il en était le souffle. Y a-t-il une frontière entre la parole et ce silence qui l’anime ?
Réserver un temps au silence et un autre à la parole, c’est semble-t-il, considérer la vie de l’homme dans l’horizon de deux temporalités séparées – comme si notre rapport à nous-mêmes, aux autres et au monde s’effectuait tantôt par la parole, tantôt par le silence, comme s’il fallait établir une frontière entre les deux. Or cette frontière est-elle étanche ? Car quand je me tais, est-ce pour autant que je ne parle pas ? Je peux me taire apparemment et être envahi par tout un flot de bavardages intérieurs, ou encore me taire parce que je réfléchis, parce que je pense. Qu’est-ce donc que le silence ? S’il existe un silence extérieur à moi, par exemple un lieu silencieux qui s’opposerait à un lieu bruyant, il existe aussi un silence intérieur. Est-ce là simplement une absence de bruits ? Mais alors cela peut tout aussi bien être un silence de mort, un silence vide, un silence qui ne porte aucun sens, qui ne serait que du rien. Qu’est-ce donc qui donne au silence sa valeur ontologique ? Qu’est-ce qui lui confère son être même de silence ? Le silence se dessine-t-il sur fond de simple privation de mots ou est-il en lui-même et par lui-même quelque chose ?
Quand on considère certains silences, on peut se dire qu’ils sont plus éloquents que les mots : ainsi, comme nous l’a montré Mme de Lafayette dans La Princesse de Clèves, un silence peut valoir comme une déclaration d’amour là même où les mots auraient été moins signifiants pour le dire. Il en va de même dans le théâtre où les silences ont valeur de langage, où les didascalies portent en elles l’expression d’un sentiment que les mots seraient trop pauvres pour traduire. Ainsi le corps de l’acteur, son jeu, prennent le relais. Si un geste, un regard, un déplacement peuvent se substituer au verbe, au discours, à l’explication, s’ils font signe en eux-mêmes et par eux-mêmes, ils apparaissent comme des signes non verbaux. Donc, ce qu’on appelle silence n’est-il pas une autre manière de s’exprimer, de dire les choses : un « autre langage » ?
Si s’interroger sur le silence c’est aussitôt convoquer la parole, de quelle parole s’agit-il ? Quelle est donc cette parole capable de nommer le silence ? Est-ce celle qui constitue l’homme comme un être de raison, par opposition aux animaux ? Ou est-ce une autre parole ? Une parole qu’il faudrait chercher en-deçà même des mots ? On peut alors s’interroger sur la nature même de cette parole : est-ce une parole qui nomme le silence de l’extérieur, ou est-ce une parole intrinsèque au silence, une parole qui lui serait consubstantielle ?
Si l’homme parle, les bêtes se taisent. Mais que dit-on quand on dit que les bêtes se taisent ? On dit qu’elles n’ont pas le discours, la raison, mais non pas qu’elles n’expriment rien. Car si un cheval hennit, s’il ne parle pas au sens où il n’a pas le discours, le déplacement de ses oreilles n’en a pas moins de sens. Le silence du cheval n’est donc pas un silence au sens d’un vide insignifiant, d’une absence d’expression : il porte en lui un langage chiffré – ce même langage que ces hommes qu’on appelle les chuchoteurs ont su décrypter en se mettant à l’écoute de l’animal : dans le silence nous rejoignons donc un autre niveau de communication. Est-ce à dire que le silence soit un infra-langage ? Un balbutiement ? Quelque chose qui serait sans raison, qui relèverait d’une conscience immédiate plus que d’une conscience réfléchie ? Voire même d’un inconscient ? Peut-être un langage du corps – un langage où l’esprit se tairait – où la raison n’aurait plus son mot à dire.
Mais on peut se demander ce que serait un silence qu’on ne pourrait pas comprendre, ni interpréter par le langage de la raison. Il relèverait d’une intuition, d’une connaissance du cœur, c’est-à-dire d’une parole qui excéderait la pensée discursive. Le silence sous-tend la parole comme la parole sous-tend le silence. Car le silence serait-il encore silence sans le langage, sans un sujet qui en prendrait conscience et le nommerait– comme si la valeur ontologique du silence ne pouvait être conférée que dans le rapport du sujet conscient au silence qu’il vit, qu’il éprouve et qu’il exprime. Le silence semble donc trouver sa densité d’être quand il se dessine sur fond de langage.
Ainsi il ne serait pas un mutisme, une absence de parole – mais un langage implicite « significatif » qu’il reviendrait à l’intelligence de déchiffrer, d’expliciter : une réalité cachée qu’il s’agirait de faire venir à la conscience, d’appréhender non plus peut-être avec les mots connus du discours rationnel, mais avec d’autres formes d’expression qui pour être différentes, n’en seraient pas moins dénuées de raison – raison que la raison elle-même ne connaîtrait pas. Jean-Jacques Rousseau se dit que les arguties et les subtilités métaphysiques ne sont d’aucun poids auprès des principes fondamentaux adoptés par sa raison, confirmés par son cœur, « et qui tous portent le sceau de l’assentiment intérieur dans le silence des passions. »[5] Quel est donc ce sceau de l’assentiment intérieur sinon le consentement secret au silence qui loin d’être un sous-langage, un langage sans consistance propre, en serait un plus profond, un plus vrai peut-être, au sens où il prendrait sa source dans une proximité à soi, à l’intime de soi, là-même où l’être éprouve une unité entre l’esprit et les réalités extérieures du monde.
Parler à partir du silence et sans le déserter[6] ce serait donc fonder la communication et le dialogue, le lieu d’une intimité, lieu où le langage désignerait à la fois l’intériorité la plus personnelle et le dialogue le plus étroit. Ainsi, ce n’est pas la parole qui me découvre le monde, c’est dans l’écoute silencieuse des choses du monde que j’atteins la parole, nous dit Rousseau dans ses promenades. D’une certaine manière, le silence remet la parole à sa vraie place et nous avertit que l’essentiel qu’elle veut exprimer n’est pas de l’ordre de l’expression. Alors sa limite ontologique, loin d’en exiger la suppression ou le retrait parmi les choses vaines, constitue la solidité réelle de sa signification.
Mais comment dire le silence, comment l’écrire, sans le briser, sans le trahir, sans provoquer ce qu’Emmanuel Lévinas appelle une « indiscrétion à l’égard de l’indicible »[7] ? L’implicite appelle cette « indiscrétion », ce désir de déchiffrement. Le philosophe se heurte alors à l’impossible élucidation du secret, à son silence inviolable, d’où cet appel infini à la transgression. Le silence résiste donc à l’analyse, se soustrait infiniment, et dans le même temps, il détient cette force d’attraction qui nous pousse à penser ce qui nous dépasse, nous excède, mettant en jeu une tension, un désir : peut-être celui même de l’inconnu, de l’invisible, de l’inouï. Peut-être alors faudrait-il distinguer deux silences : un indicible de fait, et un indicible de droit – comme si par ce dernier, il fallait entendre la possibilité de dire une parole qui garderait le silence sans aussitôt l’anéantir.
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2°) Une parole qui garderait le silence ? Le mystère de la musique et de la poésie
Dans l’œuvre de Samuel Beckett, seul le silence est à même de préserver l’intégrité du sens. C’est pourquoi son langage s’évertue à saper tout contenu univoque et par conséquent restrictif. Or, cette profanation, ou « indiscrétion » s’avère être l’objectif poursuivi par la philosophie, sa « tâche » qui s’apparenterait alors à une mise en lumière de l’indicible. Mais comment dire l’indicible ? Comment représenter un réel irreprésentable ? D’ores et déjà, la question linguistique revêt une dimension philosophique. L’art naît par conséquent du défaut qui fait peser une menace sur l’œuvre, alors soumise à une tension, comme l’énonce Blanchot dans Le Livre à venir : « Tout art tire son origine du défaut exceptionnel, toute œuvre est la mise en œuvre de ce défaut d’origine d’où nous viennent l’approche menacée de la plénitude et une lumière nouvelle. »[8]
Dans cette optique, l’écriture se fait résistance. Écrire, c’est finalement se refuser à passer le seuil, se refuser à “écrire” : c’est donc consentir au silence. Aussi, par le langage du délabrement, de la fragmentation, Beckett donne-t-il naissance à un texte décomposé, troué, transformé en « éclairs » par la force des interstices silencieux à travers lesquels s’immisce, en creux, une part d’irreprésentable. Le silence semble donc nous renvoyer par essence à un au-delà, à une transgression de la limite. C’est en cet au-delà même que nous sommes appelés à écouter : écouter être une partition, une musique indéfinissable et dont on parlerait pourtant, écouter aussi un tableau, au sens claudélien de l’œil qui écoute : « Je crois, dit Paul Claudel, que nous comprendrions mieux les paysages hollandais, ces thèmes de contemplation, ces sources de silence, si nous apprenions à leur tendre l’oreille en même temps que les yeux. »[9]
Vladimir Jankélévitch entend ainsi la vocation de la musique comme celle d’ « exprimer quelque chose d’autre, quelque chose d’inexprimable et de secret qu’on doit suggérer allusivement. »[10] Pour lui « la musique ne signifie rien en cela même qu’elle signifie tout »[11]. On est donc au cœur de l’aporie du silence, au cœur peut-être de son essence : car c’est quand la musique touche l’ineffable qu’elle devient puissamment expressive – si bien qu’elle est tout entière elle une espèce de silence, et il faut du silence pour l’écouter. La vocation de la musique n’est-elle pas dès lors d’alléger la pesanteur du discours, de desserrer l’hégémonie de la raison, d’empêcher que l’homme ne s’identifie au parlé ? Ainsi conçue, vécue, elle nous prépare, sinon à connaître, du moins à ressentir la vérité. Elle rappelle à l’homme qu’il est le berger de l’être, le berger de ce silence intérieur, de ce mystère dont il est le porteur. À travers les Nocturnes de Debussy, particulièrement riches en percussions, on éprouve que le mystère musical n’est pas de l’ordre d’un indicible mais bien de l’ordre d’un ineffable. Car ce je ne sais quoi que porte la musique, ce quelque chose d’étrange qui l’habite est le mystère de l’être-même du silence, mystère de sa positivité, de sa présence-absente – un sens du sens qui serait comme une ineffable vérité. Ainsi Jankélévitch évoque la rumeur lointaine des pianissimi où la musique peut réellement germer.
Or le fondamental n’est-il pas incommunicable ? Dans l’opéra de Schoenberg, Moïse qui a fait l’expérience de l’indicible, s’affronte à Aaron, son frère, qui concède au peuple un langage figurant le divin, le faisant par là même tomber dans l’idolâtrie. Dans cet opéra, l’enjeu c’est la lutte avec une transcendance sans représentation, sans image et sans bruits. Moïse est absent. Aaron, pour remplir cette absence, se laisse séduire par le besoin d’images. Or Dieu représente l’unité, sans représentation, sans médiation, Dieu s’exprime comme l’ineffable : on est à la fois dans l’image et la non-image, l’expression et le silence. Le débat est philosophique et non seulement théologique, en ce sens que le non-conceptuel, le non-représentable d’une part, et d’autre part, le génie de l’imagination, l’écriture de la partition musicale sont confrontés et immédiatement intériorisés dans l’âme de Schoenberg puisque c’est pour lui un conflit d’homme religieux et d’artiste. Il est placé devant un problème de communication : on ne communique pas avec l’irreprésentable, on ne parle pas avec l’inouï ; on l’écoute. On est attentif à « la voix de fin silence »[12] comme Elie au désert – on est conduit par cette voix, cette présence sensible au cœur, on lui laisse la parole. Ainsi le prophète comme l’artiste sont ceux qui répondent du silence de la parole.
Car Dieu échappe à toute prise de savoir, de parole : il est silence, et ainsi nous reconduit à notre finitude, sous la « tente de la parole ». Aussi est-ce le silence qui est au cœur de la poésie de Paul Celan et en commande la partition, le rythme, jusqu’à ce balbutiement comme le dit le poème « Tübingen, janvier » dans le recueil La Rose de personne. Que serait, s’interroge le poème, la parole d’un patriarche, s’il arrivait que l’un d’entre eux revînt et eût à parler de la Shoah ? « S’il parlait de ce temps, il pourrait seulement bredouiller et bredouiller, toujours rebredouiller »[13]. Quel est ce Dieu qui se tait devant les souffrances de son peuple ?
Ici le langage se méfie des puissances d’illusion qui l’habitent. Il s’en tient à l’élémentaire. Il lutte contre lui-même. Il cultive le retrait, le silence comme cette nudité, ce désert qui échappe à toute prise : une parole qui s’excède toujours elle-même.
« Dieu qui n’es pas, pose ta main sur notre épaule,
Ébauche notre corps du poids de ton retour,
Achève de mêler à nos âmes ces astres,
Ces bois, ces cris d’oiseaux, ces ombres et ces jours »
dit Yves Bonnefoy dans la continuité même de la démarche de Celan[14].
Converti au simple, à la familiarité avec la mort, l’homme ne voit plus les choses sous la même lumière. Dieu est invité à se renoncer, comme la parole se fend pour frayer passage au silence. Y a-t-il même à découvrir quelque sens mystérieux au silence comme parole réduite à sa pure simplicité ? N’est-ce pas l’œuvre du poète de désigner l’obscur, d’ouvrir aux mots une carrière ? La nomination du divin n’est ici possible, au cœur du poème, que dans la mesure où s’effectue l’adhésion à la condition terrestre, fragile, mortelle. Dieu partage avec l’homme la même pauvreté : simple enfant encore à naître, il n’a plus aucun attribut de puissance. Le silence creuse notre condition, il est l’expression en nous d’une tension au-delà de nous-mêmes.
« Quiconque a de la théologie, qu’elle soit chrétienne ou philosophique, une connaissance directe puisée là où elle est pleinement développée, préfère aujourd’hui se taire, dès qu’il aborde le domaine de la pensée concernant Dieu. »[15] Dans cette affirmation, Martin Heidegger nous laisse entendre que toute parole serait de trop ou de trop peu dès lors qu’elle chercherait à dire l’essence divine. « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence », disait Ludwig Wittgenstein dans le Tractatus[16]. La mise en évidence de ce qui peut être dit engage aussi celle de ce qui ne peut pas l’être, d’un inter-dit (ce qui ne doit pas être dit mais peut être montré). Il ne s’agit pas seulement de tout ramener à des vérités définitives, mais de hausser celles-ci jusqu’à une expression, un langage qui garderait le silence au sens d’un pur logos, d’un verbe dépouillé des verbiages. La rigueur de la pensée passerait alors par la rigueur du silence.
Dans l’espace logique ainsi décrit, Dieu n’a pas sa place. Wittgenstein va plus loin et dit : « Dieu ne se révèle pas dans le monde ». Le silence wittgensteinien porte sur Dieu, et semble condamner le philosophe à ne rien dire. La philosophie pourrait-elle être autre chose que se taire à propos de Dieu, si toutefois elle commence par s’installer dans l’horizon du monde et de son espace logique ou dans l’immanence de la vie ? Car n’est-ce pas là où mots et langage semblent nous faire défaut qu’il faut redoubler de pensée ? Que dire de Dieu sans outrepasser pourtant les possibilités du discours ?
[1] Pascal, Pensées, 136 Lafuma.
[2] Bible, Ecclésiaste 3, 1, 7.
[3] Pascal, Pensées, 201 Lafuma.
[4] Saint-John Perse, Exil [1941], in Éloges, suivi de La Gloire des Rois, Anabase, Exil, Gallimard, collection Poésie, 1960, p. 160.
[5] J.-J. Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire, troisième promenade in Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade ».
[6] C’est-à-dire sans le fuir, sans chercher à l’éviter, mais en s’y confrontant – en disposant tout son être à son essence de silence.
[7] E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Folio Essais, 1974, p. 112.
[8] M. Blanchot, Le Livre à venir (1959), Gallimard, coll. « Folio essais », 1986, p. 109.
[9] P. Claudel, Introduction à la peinture hollandaise, in La peinture hollandaise et autres écrits sur l’art, Idées /art, éditions Gallimard, p. 15.
[10] V. Jankélévitch, La Musique et les heures, Paris, Éd. du Seuil, 1998, p. 22.
[11] La Musique et l’ineffable, Paris, Éd. du Seuil, 1998, p. 22.
[12] Bible, I Rois 19, 9-13a.
[13] P. Celan, La Rose de personne, trad. française de M. Broda, Paris, J. Corti, 2002. D’un autre côté, il est nécessaire d’évoquer le devoir de mémoire, l’obligation morale du témoignage comme refus de l’ineffable – un bredouillement qui refuse le silence.
[14] Y. Bonnefoy, Pierre écrite, Paris, Gallimard, 1965.
[15] M. Heidegger, « Identité et différence », 1957, trad. A. Préau, dans Questions I, Paris, 1968, p. 289.
[16] L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus 7, traduit par Gilles-Gaston Granger, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1993, p. 110.