Recension – l’homme surpris
Recension par Olivier Sarre de : Jean-Marc Rouvière, l’Homme surpris, L’Harmattan, Paris, 2013.
Jean-Marc Rouvière, connu pour ses colloques sur Jankélévitch et surtout pour ses essais au croisement de la théologie et de la philosophie propose, au travers de l’Homme Surpris, un éclaircissement de l’élan moral qui anime chaque homme. Si dans Adam ou l’innocence en personne, l’aspect religieux, mystique diront certains, était assez présent, ce n’est pas le cas ici. La pensée reste bien-sûr attachée à la notion toute chrétienne de charité, et l’impératif biblique d’aimer son prochain. Néanmoins le propos se veut avant tout descriptif. L’auteur constate le caractère moral de l’homme, et tente de le fonder. Le mouvement est donc bien différent d’une dogmatique. L’Homme surpris est un ouvrage de phénoménologie, de philosophie morale, et la théologie n’y trouve sa place qu’en rappel, en réflexion annexe. Partant, il reste accessible pour celui qui ne connaît que peu de choses de la Bible. Il est une observation de l’humain dans son rapport quotidien à son semblable, à celui qui le touche. Il est une tentative de fondation phénoménologique de la morale et ainsi se présente comme neutre de tout arrière plan religieux. Cette importante précision étant faite, nous pouvons maintenant nous plonger plus avant dans l’œuvre elle-même.
Ainsi c’est par une question qu’il nous faut commencer : pourquoi l’homme est-il pleinement humain et non animal bipède sans plume ? Le rire ? La conscience de la mort ? La religion ? La pitié ? La morale ?… le droit ?… Le droit… Si l’homme ne peut légitimement se réduire au simple fait que les relations avec ses semblables sont essentiellement régies par le droit, force est de constater son importance. De plus, sans droit est-il possible d’évoquer l’humanité, non dans la description de ses caractéristiques physiques ou matérielles, mais en tant qu’idée, ou qu’idéal ? Il faudrait pour cela que la nécessaire régulation des relations imposée par le droit puisse trouver son origine en l’homme lui-même et non pas dans l’une de ses élaborations. Fonder le respect d’autrui sur le seul droit pousse à nous étonner, ainsi que le souligne, non sans humour, l’auteur : « De toute sa vie, n’avoir jamais fait que respecter le droit qui veille à l’intérêt général, c’est déjà avoir fait du bien sans chercher à s’inquiéter d’autrui ! Mais cette situation à la foi cynique et angélique pose une question de fond, aurais-je été responsable de respecter autrui, voire, le cas échéant, d’en prendre soin, de lui venir en aide si je n’avais accepté de suivre la loi ? [1]
La distinction entre morale et éthique offre la possibilité d’envisager le problème d’une façon quelque peu différente. Distinguons :« Au contraire de l’éthique qui est spéculative, procédurale, évolutive lorsqu’elle n’est pas routinière, la morale est contingente et hasardeuse. Celle-ci est le fait d’hommes en marche et qui vont, sans le savoir au devant de l’expérience ; celle-là est le fruit d’hommes qui se sont assis pour l’écrire et en disputer. »[2].
La morale se situe donc dans l’immédiat de l’instant, en deçà de la volonté car la précédant. Elle ne se situe pas dans le temps étiré de la réflexion, mais dans l’événement. Le casus moralis apparaît à ma conscience qui la reçoit et ainsi enfante la morale. Il saisit l’être de l’homme et l’oblige à faire face à l’intime, à ce qui l’anime au plus profond de lui-même. Plus encore, il lui rappelle qu’il est en vie. L’éthique a son importance, mais se situe en un second temps. Elle permet de penser, de formuler, d’expliciter et de délibérer, elle s’élève après l’irréfléchi du casus moralis. Morale et éthique ne doivent donc pas s’opposer. Mais l’homme éthique et l’homme moral diffèrent en ce que ce dernier est un homme surpris. Il est saisi par le casus moralis, qui, en survenant, retient son attention et crée une souffrance que seule une réponse par l’action saurait apaiser1.
On le voit, la morale s’inscrit dans l’instant. Dès lors comment peut-elle être valable en tout temps et en tout lieu ? Il faut pour cela s’extraire du singulier de la situation. Ainsi, l’auteur souligne : « Pour accéder phénoménologiquement à ce qu’est la morale il faut – et c’est peut-être ici un vrai paradoxe de la morale – en exfiltrer l’homme »[3]. L’exemple du mendiant est utilisé : il ne s’agit pas de considérer le mendiant par le biais de ce qui l’a conduit à la situation qu’il vit, ou par le biais de son caractère, mais au sein de la situation elle-même. La main tendue du mendiant m’oblige, lorsque je la voie et la saisi pour moi, à prendre position sur la misère. En tout temps et en tout lieu elle est à exclure et pourrait ne pas être. La souffrance se crée en moi par la considération de la misère elle-même, et en donnant en retour, j’apaise cette douleur. Soulignons le caractère obligeant, performatif, du casus moralis. Dès lors que j’y suis, je peux me dérober. Si je le peux, c’est que je n’y suis pas entré.
Une telle approche pourrait surprendre, voire même choquer. Pourtant :« Cette déshumanisation est ici le gage d’une sorte de nouvelle époché, d’une suspension du jugement afin de laisser voir toute la situation rien que la situation »[4]Partant : « Définir le geste moral selon une approche situationniste et non personnaliste c’est éviter l’écueil grossier de ne se préoccuper finalement que de ceux que l’on estime et qui auront, on l’espère, le bon goût de nous estimer en retour »[5]. De même : « un certain acharnement psychologique à vouloir connaître ce qui est particulier ou non chez autrui est la voie royale pour se détourner de ce qui importe, car il s’agit de saisir non ce qu’il est mais ce qu’il vit »[6]. Dès lors, délivré de l’ego, je peux simplement aimer, véritablement, inconditionnellement.
Utilisant l’image du mendiant, à partir du chapitre trois, l’auteur tourne, pointe, identifie, précise. Avec son élégance stylistique habituelle, Jean-Marc Rouvière nous conduit, par divers chemins, autour de l’instant du casus moralis, tentant de le fonder. On pourrait poser ainsi une image, celle d’une clairière (le casus moralis), entourée d’une forêt dense (notre expérience quotidienne et notre pensée) mais parsemée de chemins, de sentiers nous conduisant à la lumière. L’homme surpris s’arpente. On chemine avec l’auteur vers une connaissance, une clarification de la morale et de son instant. Il serait tentant de reprocher un manque de variété dans les problématiques abordées, avec le sentiment, parfois, de repasser là où nous avions déjà séjourné. On peut peut-être envisager les choses autrement. Plutôt que de se concentrer sur ce que l’ouvrage n’est pas, une immense carte de la morale, on peut se laisser aller à la pérégrination autour d’un même lieu, celui du moment où le casus moralis saisit l’homme.
Ce voyage est cependant assez engageant et demande au lecteur de faire l’effort du temps. Du fait du langage précis, de la recherche permanente par l’auteur du bon mot, la lecture demande une certaine concentration. Non que le propos soit obscur ou difficile d’accès; seulement, le style utilisé est presque flamboyant. Le texte brille, au risque, peut-être, de se montrer parfois un peu précieux. Il n’y a cependant là rien de vraiment dérangeant ou de rédhibitoire. Et ce qui, pour certains, apparaîtra comme un élément négatif, en ravira d’autres, touchés par la sensibilité des mots et la délicatesse de l’auteur.
L’homme surpris nous paraît une œuvre étonnante. La tendance qu’ont les idées à se répéter pourrait décevoir, tout comme le manque de diversité dans le propos… Pourtant, ce serait peut-être là chercher autre chose que ce que l’auteur propose : une tentative de fondation de la morale, d’un point de vue phénoménologique. Ainsi, il s’attachera spécifiquement à ce moment ou la morale naît, éclairant cet instant sous différents angles, en s’attachant toujours à rappeler l’importance d’un engagement moral des hommes. L’œuvre interpelle par son utilité qui nous semble se situer plus dans l’élan qu’il propose que par sa force théorique. Chaque page est une invitation à être moral, à se soucier de son prochain, à se laisser toucher par la misère humaine au delà des jugements. Chaque page rappelle à l’homme qu’il est plus qu’un être régi par le droit, ou pas sa nature, qu’il est celui qui tend vers l’humain. Jean-Marc Rouvière invite le lecteur à se laisser surprendre…
« Par exception, parmi la foule, nous pouvons être, vous ou moi, ne serait-ce qu’une fois de temps en temps, celui qui fait que l’événement moral a eu lieu »[7].
[1] p. 31.
[2] p. 34.
[3] p. 59.
[4] p. 59.
[5] p. 60-61.
[6] p. 91.
[7] p. 70.