Conceptualité et sensibilité dans la carte sensible (2/2)
Cette publication est la reprise d’une intervention prononcée à deux voix dans le cadre d’une journée autour des travaux de Jocelyn Benoist, organisée par Raphaël Ehrsam à l’occasion de la parution en poche de Concepts, à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Centre de Philosophie Contemporaine de la Sorbonne.
Elise Olmedo Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UMR Géographie–Cités Equipe EHGO
Jeanne-Marie Roux Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, EA 3562 Centre de philosophie contemporaine de la Sorbonne
II. La carte sensible, « agent provocateur » de la dualité du sensible et du conceptuel
La carte sensible contre la « rhétorique de l’inconceptualisable »
Pourquoi ce nouvel objet géographique, la « carte sensible » nous a-t-il paru apte à faire résonner les questions soulevées par Jocelyn Benoist dans Concepts ? Comme son nom le fait pressentir, il constitue un étrange « agent provocateur » de la dualité entre sensible et concept qui est l’une des cibles principales de l’ouvrage, dans la mesure où, pour être plus précis, Jocelyn Benoist y interroge une manière courante d’opposer le conceptuel au sensible, comme à ce qui ne peut pas être conceptualisé. La carte sensible se situe en réalité dans une position paradoxale par rapport à cette position théorique.
En effet, les géographes contemporains incluent fréquemment dans leurs écrits des développements traitant de la relation qu’ils nouent avec l’espace de leur terrain et plus particulièrement, avec les ambiances de cet espace. Cette relation n’est pas toujours évoquée explicitement – elle peut l’être – mais, dans une remarquable continuité avec la longue tradition de géographie « objectiviste » décrite dans la première partie de cet article, l’écriture et la description des lieux traversés manifestent souvent l’idée d’un sensible ineffable, purement idiosyncrasique et pour le dire clairement, inconceptualisable. En contraste avec cette rhétorique, la carte sensible participe, dans le contexte de la géographie culturelle, au développement du concept d’« espace vécu », qui fut initié dans les années 1970 par le géographe Armand Frémont[1]. Cette perspective suppose, comme nous l’avons vu, qu’il est possible de conceptualiser, et plus précisément de penser grâce à des concepts géographiques tout un ensemble de phénomènes relatifs à l’espace en tant qu’il est « vécu », et donc en tant qu’il est sensible. Ce mouvement de conceptualisation du sensible contribue donc à faire reculer l’idée d’un « exotique absolu »[2] à la conceptualité géographique. De ce point de vue, la carte sensible semble bien contribuer concrètement à la critique du « motif ineffabiliste » dont Jocelyn Benoist montre la possibilité théorique dans Concepts.
L’ambiguïté d’une conceptualisation sensible du sensible : pourquoi la carte sensible est-elle dite « sensible » ?
Mais il nous semble que, par rapport à cette conquête du concept géographique sur « l’exotique absolu », la carte sensible constitue une avancée qui peut paraître paradoxale. D’une part, la conceptualisation dont elle représente le progrès s’exprime sur une carte dont la plasticité, remarquable, inhabituelle, ne peut être ignorée. D’autre part, l’adjectif même qui la qualifie, « sensible », pourrait indiquer une forme de retour à la dualité du concept et du sensible qu’elle semble subvertir par ailleurs. Ces deux points suscitent l’interrogation : la démarche dont procède la carte sensible, si elle fait fond sur une certaine « sensibilité », repose-t-elle sur une déception envers nos concepts ? Une autre possibilité – qui nous semble en réalité, comme nous le verrons, plus pertinente – serait évidemment que la sensibilité de la carte ne soit pas contradictoire avec sa conceptualité, mais qu’elle en soit, tout au contraire, le moyen. On doit en tout cas s’interroger sur cette caractérisation – « carte sensible » – et sur le statut exact, eu égard au conceptuel, de la plasticité qu’elle désigne ainsi. Si la carte est ici « sensible », est-ce parce qu’une carte « non-sensible » n’aurait-pas suffi à transmettre ce que la carte sensible transmet ? Dans la mesure où toute carte est nécessairement sensible – on la touche, on la voit, on l’entend (se plier, se déplier, se froisser), on peut même, pour les plus cartophiles, la humer – on doit s’interroger sur ce qui est « sensible » dans la « carte sensible », sur ce qui justifie ce nom.
La question paraît alors double : elle concerne en effet la spécificité de la carte sensible dans l’univers cartographique (1), mais surtout, plus fondamentalement, elle interroge le statut de la carte, de n’importe quelle carte, dans l’univers conceptuel, et scientifique en particulier (2).
(1) Pourquoi faire une carte dont les signes paraissent si exotiques au commun des mortels et, probablement aux géographes eux-mêmes plutôt qu’une carte plus conventionnelle dans un alphabet cartographique usuel ? La nature sensible de la carte sensible est-elle l’indice de son originalité fondamentale par rapport à ce que l’on juge devoir être une carte géographique et de son caractère sui generis ? En d’autres termes, la « carte sensible » est-elle bien une carte géographique ? Ou alors, ce serait l’autre terme de l’alternative, ne fait-elle que mettre en évidence et interroger, par cette originalité et le pouvoir qu’elle a de susciter l’étonnement, ce qu’est par essence une carte, et la manière dont sensibilité et conceptuel sont en elle articulés ? C’est alors un deuxième type de question, plus générique, qui s’impose.
(2) Pourquoi faire une carte, passer par l’image, plutôt que par un discours exprimé dans ce que l’on appelle le langage ? C’est la question de l’utilité de la carte et, plus précisément, de son statut conceptuel qui est ici en jeu. Quelle est la teneur conceptuelle d’une carte ? De quel type sont les concepts en jeu dans une carte, et comment le sont-ils ? Est alors interrogée la dimension sensible de l’expression des concepts, cette dimension qui contribue peut-être, ou qui, pour le moins, met en évidence la « réalité » des concepts dont parle Jocelyn Benoist à la fin de son ouvrage[3].
Tels seront les deux axes problématiques qui guideront la suite de notre propos.
La carte sensible, un « concept réalisé »
Que se passe-t-il avec la carte sensible et plus précisément, avec ses signes ? Les différentes matières utilisées, les boutons, les fils sont des signes ; sur cela, il n’y a guère de doute. De ce point de vue, nous avons affaire à une carte traditionnelle, avec une légende de nature conventionnelle : à des concepts sont attachés des signes, qui doivent les représenter sur la carte, il y a fixation conventionnelle d’une correspondance entre concepts et signes, que l’on peut comprendre sur le modèle proposé par Wittgenstein dans les premiers paragraphes des Recherches logiques[4]. Elise Olmedo est explicite à cet égard : pour réaliser une carte sensible, on procède en plusieurs étapes : (1) faire des expériences spatiales, ce que l’on appelle « faire du terrain » ; (2) généraliser ces expériences, les conceptualiser, notamment à l’aide de dessins, de schémas, de cartes, qui aident à fixer la pensée ; (3) faire correspondre enfin ces concepts à des signes plastiques, et réaliser une légende.
De ce point de vue, nous avons bien affaire avec la carte sensible à un objet empreint de concepts, qui procède, pour reprendre les termes de Jocelyn Benoist, de « l’application d’une grille d’évaluation à une situation »[5]. A ce titre, on peut considérer que la carte sensible est, de même que le Reliance Building analysé dans le cinquième chapitre de l’ouvrage, un « produit », et donc un « un concept réalisé »[6]. Finalement, la carte sensible serait davantage de l’ordre de l’hyper-conceptuel que du pur sensible. On pourrait à cet égard juger que sa dénomination est trompeuse, dans la mesure où elle semble entériner la dualité qu’elle tend à effacer.
Il y a cependant une difficulté qui s’oppose à ce jugement et justifie le nom de cet objet, au moins comme indication d’un problème : la carte sensible est empreinte de concepts, elle résulte d’une expérience sensible conceptualisée, mais il n’est pas du tout trivial, nous semble-t-il, pour celui qui la regarde, d’identifier le ou les concepts dont la carte serait « le concept réalisé », et cela ne peut que susciter en lui l’impression que cette carte ne se réduit pas aux concepts qu’on pourrait lui associer, qu’elle leur est donc irréductible. De ce point de vue là, c’est la « rhétorique de l’inconceptualisable » qui est alors alimentée. A moins que la nature conceptuelle d’un objet ou d’une expérience n’implique pas que celui-ci soit réductible au concept dont il est la réalisation ? C’est la nature précise de l’intrication du sensible et du conceptuel dans un « concept réalisé » que l’ambiguïté conceptuelle de la carte sensible exige de spécifier.
« Concept réalisé » ou « expérience conceptualisée » : une alternative déterminante
Pour comprendre au mieux ce que Jocelyn Benoist entend par l’expression « concept réalisé », il nous semble ainsi nécessaire de rappeler l’une des thèses fondamentales de Concepts, par rapport à laquelle l’expression « concept réalisé » semble légèrement en deçà et potentiellement trompeuse. Cette dernière semble en effet suggérer qu’il y a des choses dont la nature intrinsèque serait d’être, ou non, un « concept réalisé », que cela constituerait l’une de leurs qualités propres. Mais la vraie frontière, nous dit par ailleurs clairement Jocelyn Benoist, ne sépare pas le sensible et le conceptuel, qui seraient alors considérés comme deux « en soi » de types différents, mais l’expérience conceptualisée et l’expérience non conceptualisée. Entre les deux, précise l’auteur, il n’y a pas de « changement substantiel dans l’expérience »[7], aucun changement de « qualité » mais un changement de « statut ». A cet égard, le Reliance Building serait donc un « concept réalisé » de gratte-ciel non pas en lui-même, indépendamment de toute expérience que l’on puisse en faire mais, précisément, comme « produit », et donc dans le cadre d’une expérience conceptualisée que l’on en ferait – celle de l’architecte qui l’a conçu ou, beaucoup plus généralement, de celui qui s’interroge sur le « produit » qu’il est.
L’intérêt de cette précision pour notre objet est que la nature conceptuelle d’une chose n’est pas due à l’association intrinsèque d’un ou de plusieurs concepts précis à cette chose mais au statut que prend cet objet dans une expérience donnée, et donc dans un certain contexte, relatif, précise encore Jocelyn Benoist, à un certain « point de vue »[8]. Or, dans le premier cas, si l’objet nous semble intrinsèquement énigmatique et irréductible par nature à tel ou tel concept qu’on pourrait lui associer, sa qualité conceptuelle est mise en cause, mais dans le second cas cela n’exclut nullement qu’il puisse être par ailleurs l’objet d’une expérience conceptuelle. Penser la conceptualité d’un objet en termes de statut et non de qualité permet donc de penser de manière beaucoup moins exclusive la relation du sensible et du conceptuel.
Cette distinction de Concepts apparaît ainsi tout à fait fondamentale, même si certains des énoncés de l’ouvrage ne nous semblent pas tout à fait à sa hauteur, au sens où ils ne la contredisent évidemment pas, mais sont de nature à susciter, si l’on n’y prend garde[9], de fausses interprétations, infidèles à cette précision salutaire. Nous pensons par exemple à l’analyse des sorbets de la via dei Gracchi menée dans le troisième chapitre de l’ouvrage. Y est en effet énoncé clairement que le fait de goûter ces sorbets constituerait nécessairement une expérience conceptualisée[10], ce qui pourrait laisser supposer que cette nécessité procède d’une qualité intrinsèque de ces sorbets, cette interprétation étant confortée, pensons-nous, par leur identification à des « concepts vivants »[11], qui semble suggérer qu’il s’agit là de leur nature, de leur essence propre. Pourtant, selon l’argument que nous venons de rappeler, le caractère conceptuel de cette expérience de dégustation ne peut nullement ressortir d’une qualité de ces sorbets, mais uniquement de leur statut dans telle ou telle expérience que l’on en fait. L’auteur nous propose d’ailleurs des analyses qui, en mettant en exergue la spécificité de l’expérience qui consiste à entrer chez un glacier, vont clairement en ce sens. Lorsqu’il écrit par exemple que « [f]ait partie du charme du sorbet, en effet, qu’il soit sorbet de tel ou tel fruit, pour ainsi dire représentant le fruit. »[12], il nous montre bien qu’il n’est pas indifférent à l’expérience que nous faisons lorsque nous dégustons une glace ou un sorbet – en particulier lorsque nous l’avons acheté chez un excellent glacier romain – que nous l’ayons choisi parmi une dizaine (ou plus) de parfums de couleur plus ou moins caractéristique, alignés dans des bacs et désignés par des étiquettes, qui indiquent un lien essentiel entre cette glace, ce sorbet et un fruit (la pêche, le citron, la poire), un type de chocolat (blanc, noir, aux noisettes), une herbe aromatique (le basilic, la menthe)… Du reste, si la nature conceptuelle de cette expérience est particulièrement manifeste lorsqu’il s’agit d’une expérience de dégustation précédée d’un choix chez le glacier, le simple fait de goûter un sorbet dont on sait qu’il a été fabriqué à partir d’un fruit, ou en lien avec lui, peut être une expérience conceptualisée (l’argument que nous venons d’évoquer englobe à ce titre bien plus de cas que celui de la dégustation de sorbets venant d’un glacier particulier). Finalement, il semble bien que la nécessité qui préside au caractère conceptuel de toute expérience gustative des sorbets de la via dei Gracchi ne procède pas d’une qualité intrinsèque de ces sorbets, mais de la forme même de l’expérience qui consiste à entrer chez un glacier pour choisir non pas n’importe quel sorbet mais tel ou tel sorbet qui a tel ou tel goût, indiqué par telle ou telle étiquette, forme qui serait telle qu’on ne pourrait goûter un sorbet de la via dei Gracchi sans se demander si son goût correspond bien à notre idée du citron, de la pêche… sans donc appliquer une « grille d’évaluation » à la situation. S’il y a une conceptualité nécessaire ici, elle ne s’applique pas au sorbet lui-même, mais au contexte dans lequel on le déguste – et c’est à ce titre seulement que la qualification du sorbet comme étant lui-même un « concept vivant » nous semble pouvoir être trompeuse.
Le statut équivoque de la carte sensible au sein de notre expérience
Pour en revenir à l’objet qui nous occupe dans cet article, la détermination de la nature conceptuelle ou non de la carte sensible dépend donc de son statut au sein de notre expérience. Or, précisément, et tel serait la véritable équivoque qui justifie son nom, ce statut est extrêmement ambigu.
Ce qui frappe et qui interroge, en effet, lorsqu’on observe cette carte sensible est que les signes qui y sont employés sont conventionnellement associés à des concepts grâce à une légende qui doit permettre de « lire la carte ». A ce titre, il semble que l’expérience d’une carte sensible soit nécessairement une expérience conceptualisée, où le contexte – la lecture d’une carte – nous invite à nous demander ce à quoi nous avons à faire, à donner un sens à ce que nous voyons, à chercher à appliquer des concepts à ce que nous touchons. La lecture d’une carte, voilà qui détermine conventionnellement un certain type de contexte où la pensée s’impose, où des questions conceptuelles se posent. Cela étant dit, cette détermination suppose évidemment un apprentissage : savoir lire une carte est loin d’être évident, encore moins en reconnaître une, mais cela s’apprend, d’abord au primaire puis tout au long de la scolarité, certains types de carte – comme la carte topographique – pouvant du reste demeurer étranger à certains élèves inscrits en licence 1 de géographie. Le mémoire de Master, le film et la légende qui accompagnent la carte sensible fonctionnent alors comme autant d’indices qui construisent le contexte dans lequel nous allons faire l’expérience de la carte : celui de la lecture d’une carte.
Pourtant, cette expérience de la carte sensible pose un problème flagrant : en dépit du fait que de nombreux signes indiquent que cette carte, précisément, en est bien une, les signes dont elle est constituée ne sont en rien conventionnels Ce sont bien au contraire des signes cartographiques extra-ordinaires et intrigants pour la plupart de ceux qui sont habitués, professionnellement ou non, à lire des cartes, mais aussi, dans un autre registre, pour ceux qui n’ont guère de familiarité avec le monde de la couture. Ils sont d’ailleurs d’autant plus intrigants que les signes en question sont des tissus et des matières marocaines – l’étrangeté se redouble –, participant de tout un univers culturel et symbolique inconnu ou mal connu de la plupart de ceux qui ont l’occasion de regarder cette carte.
Le tissu recouvrant la partie gauche de la carte, par exemple, est un tissu de luxe, qui signifie l’opulence mais cela n’apparaît pas nécessairement à l’observateur occidental ignorant, à qui il évoquera peut-être un tissu en polyester utilisé pour coudre les déguisements ou les tenues exotiques à bas coût. De ce point de vue, la carte sensible intrigue plus qu’elle n’indique ou, pour être plus précis, elle intrigue en cela que celui qui la regarde et la touche se demande ce qu’elle indique. L’amateur de cartes IGN aura en tout état de cause du mal à y retrouver ses petits. Peut-être fait-il alors une expérience comparable à l’expérience, imaginée par Charles Travis, et reprise par Jocelyn Benoist, de quelqu’un qui verrait pour la première fois un « cochon qui vole »[13] ? L’expérience de la carte sensible serait ainsi nécessairement conceptuelle en unpremier niveau, en cela qu’elle inviterait celui qui l’observe à déterminer sa nature. Il ne faudrait pourtant pas négliger la possibilité que celui qui l’observe en fasse une pure expérience plastique, sensorielle et in-interrogée, sans essayer de la penser. Cette possibilité nous semble cependant improbable, tant l’objet est intrigant et, par bien des aspects, non familier[14].
L’impensé de la pensée : la leçon générale de la carte sensible
Mais nous abordons alors un second niveau de difficultés : quand bien même nous identifions la carte sensible comme étant bien une carte, l’expérience qu’elle nous invite à faire n’est pas évidente à déterminer, son statut reste problématique. Car le fait de lire une carte sensible peut-il être une expérience complètement conceptualisée ? Il semble clair que non. La carte sensible nous invite clairement à prendre position conceptuellement, à prendre des risques pour interpréter ce que nous y voyons et en tirer des conclusions sur la réalité (en l’occurrence, sur la réalité de l’expérience vécue de Naïma) ; nous disposons pour cela de la légende, à laquelle nous pouvons nous référer pour commencer à comprendre ce qu’elle indique, pour apprendre à « lire la carte ». Mais celui qui regarde cette carte sait bien qu’elle n’est pas réductible aux concepts indiqués dans la légende. Dans la mesure où nous n’avons pas devant les yeux une carte « classique » mais une carte « textile », l’originalité de ses matériaux « nous » met immédiatement dans une sorte de dénuement conceptuel par rapport à l’expérience sensible que nous faisons. La détermination du « nous », est évidemment particulièrement importante en ce sujet, éminemment relatif au fait qu’il n’y ait parmi « nous » aucun couturier, même amateur, aucun créateur de mode et aucun spécialiste du textile marocain ou maghrébin.
La carte sensible serait donc « sensible » et mériterait ce nom en cela qu’elle nous met dans un état tel que nous sommes bien en peine de déterminer ce que nous voyons et touchons, que nous éprouvons nécessairement devant elle un état de « manque de concept »[15], comme l’écrit Jocelyn Benoist, et ce malgré l’aide de la légende dont nous disposons. Cependant, et cela constituerait l’un des intérêts épistémologiques majeurs de cette carte, il semble que la carte sensible n’est pas sui generis sur ce point, mais qu’elle potentialise plutôt la richesse de toute carte par rapport à tout discours et, en réalité, de tout discours par rapport à lui-même. L’ambiguïté du statut de la carte sensible, dont on ne peut ignorer qu’elle ne peut être l’objet d’une expérience totalement conceptualisée, serait ainsi le signe de l’ambiguïté de toute expérience conceptuelle ou, pour le dire plus spécifiquement, du fait qu’aucune expérience n’est jamais totalement conceptualisée (mais qu’est-ce que cela voudrait dire qu’elle le soit totalement ?)
Il semble utile, à ce sujet, de faire le lien entre les analyses de Concepts et un article que Jocelyn Benoist a consacré en 2001 à la question de la géographie[16]. L’auteur propose alors une analyse comparée de l’image et de la proposition et précise la nature de la distinction entre carte et discours. La carte sensible accuserait cette différence, mais ne la déplacerait pas fondamentalement. « Dans la cartographie, tout est donné d’un seul coup », les traits constitutifs du réel semblent être dépliés tous ensemble, déployés devant nos yeux. La carte, en tant qu’elle est sensible, est donc l’objet d’une expérience qui ne se laisse jamais réduire aux concepts qui ont pu participer de sa fabrication, et cela nous semble donc vrai de la carte « classique » tout autant que de la carte « textile », mais aussi, en réalité, de toute expression linguistique des concepts. La légende elle-même, à ce titre, ne serait pas le concept exprimé « à l’état pur », tout simplement parce qu’il n’existe nulle expression « à l’état pur » d’un concept, et ce parce qu’un concept n’est jamais « pur », qu’il contient toujours une part d’impensé[17], que l’on peut, et doit, bien sûr analyser[18], mais que l’on ne peut jamais analyser totalement. La prudence est ici particulièrement de mise : l’irréductibilité du sensible, du réel au conceptuel (et en fait, comme on l’a vu, du conceptuel à lui-même) n’est la marque d’aucune ineffabilité, ni d’aucune insuffisance de principe du conceptuel comme tel, mais de la différence qui sépare l’ordre du conceptuel de l’ordre de l’expérience (dont il est souvent – mais pas toujours – tributaire).
Le cas de la carte est sur ce point manifestement complexe parce que le sensible y joue clairement un double rôle : il est le support d’une conceptualité bien déterminée, mais il manifeste aussi les limites de cette détermination ou, pour le dire autrement, la détermination conceptuelle y est manifestement réelle et manifestement limitée. L’un des intérêts philosophiques majeurs de la carte serait donc, comme nous l’écrivions plus haut, qu’elle manifeste haut et fort cette dualité : l’ambiguïté de son statut n’est ainsi que le signe, particulièrement visible, de cette nécessaire part d’indétermination de toute détermination conceptuelle.
Le tissu de la carte textile, le corps du concept fait corps
Nous aimerions avancer pour conclure une dernière idée : la carte sensible ne fait-elle pas ainsi clairement signe vers l’épaisseur et, pour reprendre un terme de Jocelyn Benoist, « la réalité » du concept, qui constitue une prise sur le réel qui reste toujours en partie contingente, étrangère et obscure à elle-même ? N’en est-elle pas la marque flagrante ? Les tissus de la carte sensible seraient ainsi le signe, non seulement des concepts géographiques auxquels ils correspondent, mais du fait que ces concepts ont un « corps », qu’ils correspondent à une certaine vue, nécessairement située, sur le monde, à certains présupposés, qu’ils ont une densité sociologique, conceptuelle, expérientielle, vitale… qu’aucun concept n’épuise mais dont tous se nourrissent et se constituent. C’est la contingence et l’épaisseur de toute prise conceptuelle sur le monde, contingence et épaisseur que nos conceptualisations ordinaires – nos cartes ordinaires – ou plus encore bien sûr nos expériences ordinaires nous font parfois oublier, que la carte sensible nous fait ressentir avec intensité. L’objet plastique aurait ici l’intérêt de mettre sous une lumière presque brutale, clinique (malgré son apparence chatoyante), le fait que tout concept porte essentiellement, intrinsèquement une part d’impensé. Lorsque nous cherchons notre chemin sur une carte IGN, le bleu de la mer est-il davantage délivré de tout impensé que la matière de cette carte textile ? Cela ne semble pas être le cas mais, alors que nous avons tendance à l’oublier avec la carte IGN classique, la carte textile semble constituer en elle-même une interrogation de la détermination de la conceptualité dont elle est porteuse. Nous pourrions ainsi presque dire que le tissu est le concept fait chair, au sens où sa matérialisation elle-même, son expression matérielle ne serait que le reflet de sa matière réelle, de sa matérialité en tant que concept. Le tissu de la carte sensible serait le corps du concept fait corps, la matière du concept matérialisée. « Map », la traduction anglaise du terme de carte, ne désigne-t-elle pas initialement un morceau de tissu ? Tant la conceptualité, géographique ou non, semble devoir puiser à la source d’une certaine matérialité.
[1] FREMONT, Armand, La région, espace vécu, Paris, Flammarion, 1976.
[2] BENOIST, Jocelyn, Concepts, p. 19.
[3] Il consacre à cette question le sixième et dernier chapitre de l’ouvrage.
[4] WITTGENSTEIN, Ludwig, Recherches philosophiques, trad. F. Dastur, M. Elie et al., Paris, Gallimard, 2004, §§1-2.
[5] BENOIST, Jocelyn, Concepts, p. 58.
[6] Ibid., p. 157.
[7] Ibid., p. 60.
[8] Ibid., p. 63. La citation entière ne laisse place à aucune équivoque : « La qualification comme « conceptuelle » d’une expérience est encore une fois une question de point de vue, et donc comme tout ce qui met en jeu un point de vue, elle a des conditions assez strictes. »
[9] On pourrait bien sûr nous rétorquer : « eh bien, prends garde ! »
[10] L’auteur décrit par exemple ces expériences « offertes par une gelateria italienne supérieure » comme étant « déjà paradigmatisées » (p. 91).
[11] Cf p. 90 : « Les sorbets de la gelateria de la via dei Gracchi […] constituent en quelque sorte des concepts vivants ou concrets ».
[12] Ibid.
[13] L’analyse de cet exemple, issu de Unshadowed Thougt (Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2000, pp. 140-141), est faite aux pages 181-184 de Concepts.
[14] Il faudrait ici traiter à part le cas de la conceptrice de la carte qui, dans certains contextes – mais certainement pas dans celui d’un colloque philosophique – doit pouvoir faire une expérience impensée de sa carte.
[15] BENOIST, Jocelyn, Concepts, p. 35.
[16] BENOIST, Jocelyn, « En quoi la géographie peut-elle importer à la philosophie ? », in BENOIST, Jocelyn et MERLINI, Francesco (dir.), Historicité et spatialité : recherches sur le problème de l’espace dans la pensée contemporaine, Paris, Vrin, 2001, pp. 221-247.
[17] Il faut reconnaître, lit-on dans le dernier chapitre, « en chaque pensée [un] noyau d’impensé » (p. 187).
[18] Le dernier chapitre de Concepts étant littéralement une invitation à l’analyse – à une analyse concrète, qui interroge la « suture » du concept avec la réalité –, cela constituerait bien sûr un grave contre-sens que de croire que l’impensé que Jocelyn Benoist débusque derrière toute pensée est un motif pour ne pas analyser cette dernière.