Autour de Jocelyn Benoist – Introduction
Actes de la journée organisée par Raphaël Ehrsam, le 4 juillet 2013.
Textes rassemblés et introduction par Florian Forestier (Docteur en philosophie, Paris IV)
Jocelyn Benoist s’est d’abord imposé comme l’un des principaux spécialistes de Husserl, dont il a analysé dans plusieurs ouvrages les décisions inaugurales dans le contexte de la philosophie autrichienne de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, à la racine du divorce de ce qu’on appela plus philosophie analytique et philosophie continentale.
Insistant alors sur la spécificité de ce que Husserl désigne comme la visée signitive, dans son hétérogénéité radicale à la perception et à l’imagination, Jocelyn Benoist s’intéresse dès cette époque à la distinction catégorielle et logique majeure du sensible et du signitif, de l’expérience sensible et du langage qui est, pour lui, le point noir de toute perspective phénoménologique.
C’est cependant à travers une perspective réaliste, s’intéressant en particulier à la spécificité des actes indexicaux, qu’il affronte la difficulté. Certes, le « carré rond » est d’une certaine façon pensable, certes, la phrase « l’actuel roi de France est chauve » est grammaticalement irréprochable, mais ce sont dès lors les contextes de prononciation effective de ces phrases qu’il faut interroger. Quand et comment prononce-t-on précisément une phrase de ce type ? Quand est-il concevable de la dire, de l’entendre, d’en subir l’efficace ?
Dans Les limites de l’intentionalité, Benoist exhibe ainsi la nécessité de penser une intentionalité (et non plus intentionnalité) contextualisée, et ne pouvant jouer qu’au sein d’une telle contextualisation. Dans Sens et sensibilité, il réexamine la conception que la phénoménologie se fait du réel, en mettant d’une part en exergue son silence constitutif, et d’autre part en insistant sur le caractère dynamique de notre relation à lui (en lui) qui est toujours aussi un faire. Ainsi, l’intention, qui n’est plus du même ordre que l’intentionalité (ni même que l’intentionnalité) joue avec le réel pour se réaliser. Elle n’est pas en deçà ou en amont de lui, mais à même l’étreinte de mon inscription en lui. Elle est intrinsèquement ouverte à une accidentalité sur laquelle elle fait fond pour se déployer.
Dans Concepts et dans les Eléments de philosophie réaliste, ce réalisme, dont le langage et le terrain semblent conquis, est développé sur ses deux versants : celui de l’appartenance des concepts au réel, de leur poids de réalité constitutive, d’une part, de la façon dont cette appartenance peut être déclinée à partir des thématiques de l’intentionnalité, du contexte, de la perception, etc., d’autre part, chacune caractérisant à sa manière des modalités de la façon dont, étant au réel, nous avons les choses et faisons avec les choses.
La complémentarité des deux ouvrages est forte, car une philosophie du réel est tout autant une philosophie de l’esprit, et réciproquement, une philosophie de l’esprit ne peut être qu’une philosophie réaliste, le réel étant conceptuellement ce par rapport à quoi notre esprit « dans ses attitudes et ses contenus, a seulement un sens »
Cette approche, cependant, ne portera plus le nom de phénoménologie, mais bien celui d’analyse, qui s’en distinguera moins sans doute par l’affirmation positive de différences méthodologiques irréductibles que par l’estompement et l’abandon d’un certain nombre de questions (ou de forme de questionnement) implicitement logée dans la perspective phénoménologique, et dont toute réforme interne ne fait que refermer la béance. Tant la question de l’accès que celle du fondement seront ainsi récusées, et, non tant niées qu’ignorées, le péché irréductible de la phénoménologie logeant sans doute, pour Benoist, dans son affirmation même comme phénoménologie et dans l’implicite transcendantal projeté par cette affirmation, dont aucune déconstruction et aucun dépassement ne pourra fuir l’ombre jetée avec laquelle elle seront au contraire indéfiniment condamnées à ruser.
Si, dans Concepts, et encore, d’une certaine façon dans les Eléments de philosophie réaliste, la façon dont quelque chose pourra être dit de ce que la phénoménologie abandonne – c’est-à-dire, précisément, le concret dans sa concrétude – reste indéterminée, ce sera au plus proche de celle-ci et de la pensée merleau-pontyenne, en rupture avec ce que celle-ci comporte encore de logologie que, dans Le bruit du sensible, sera ouvert le lieu de sa reprise.
Toute discursivité du sensible récusée, il redeviendra ainsi possible d’écouter le bruissement matériel qu’est le sensible, au sein duquel oeuvrent les arts, de goûter la texture prégnante fourmillante de ce qui ne parle pas.
Un mot enfin sur l’horizon social et politique ouvert au sein de Concepts, peu abordé dans le cœur des exposés, mais omniprésent dans les discussions.
L’écriture de Concepts ainsi, explique Benoist dans une longue introduction indispensable si l’on veut comprendre le sens de son propos, a été motivée par la demande de Salim Abdelmadjid venu lui proposer d’intervenir dans son séminaire consacré au concept d’Afrique.
Et en effet, pourquoi précisément un concept d’Afrique ? Et de facto, tout autant, pourquoi la question se posait-t-elle de savoir s’il peut bien y avoir un concept d’Afrique ? Certes, « (…) le simple fait de vouloir penser quelque chose en produit déjà un concept (…) », mais l’Afrique représente bel et bien un « défi conceptuel », et ce défi même pose en retour la question de la nature des concepts et de leur inscription concrète.
Or, si l’Afrique résiste au concept, où présente ce type de résistance qui justifie qu’un séminaire s’attache à en circonscrire un concept, c’est bien à nos concepts qu’elle résiste ici et maintenant.
Dès lors, l’idée même de circonscrire un concept d’Afrique renvoie à la dimension toujours déjà politique qui loge au sein du conceptuel, car « (…) pour pouvoir penser certaines choses, il faut parfois se mettre en position d’être tel ou tel, de passer par certaines expériences, de s’immerger dans certaines formes de vie », et la question du concept posée comme telle ne peut qu’appeler le sujet à la responsabilité qu’implique toujours l’usage qu’il peut en faire.
Tout aussi bien, c’est le sens de la démarche philosophique, comme analyse des concepts, de la sphère du conceptuel, de la logique sous-jacente au conceptuel qu’il s’agit d’expliciter, de déplier. Trop souvent, écrit Benoist, la philosophie a substitué aux concepts du sens commun des pseudos concepts qui n’avaient pas été pensés jusqu’au bout, « exemptés de leur cohérence ou de leur terrain d’application », quand le seul rôle qu’elle peut revendiquer est celui d’une analyse de ce champ du conceptuel, de son fonctionnement, de ses implicites.
La philosophie travaille à la frontière indécise du conceptuel et du non conceptuel, et c’est là même que réside encore son efficace, à mille lieux tout autant de l’absolutisme philosophique des grandes théories que du scepticisme relativiste et déflationniste de la pensée faible, dans ce qu’elle implique nécessairement, malgré sa modestie nouvelle, de dureté et de décisions tranchantes.
Nous ne sommes donc pas, philosophes, tout à fait condamnés au silence et tenus dans les limites du langage avec lequel aucun espace de jeu ni de négociation serait possible. Notre rôle, cependant, sera le plus souvent d’expliciter, parfois de dévoiler les forces et les violences qui œuvrent sous l’écume des représentations, et certes pas de fonder. Bien plutôt que le retrait et l’abandon de sa tradition, la philosophie est invitée à ressaisir ses concepts, à les penser jusqu’au bout d’eux-mêmes, à les pousser parfois à leur point de dissolution ou de renversement. Malgré tout, donc
« (…) la pratique de la philosophie ne peut faire l’économie d’un fort coefficient technique, à commencer par celui de l’acquisition de la langue vernaculaire dans laquelle elle se fait. Tout se passe comme si le philosophe avait à réapprendre sa propre langue, à entrer dans la technique implicite de celle-ci, pour faire ressortir ce qui s’y trouve de toute façon mais n’apparaît pas nécessairement comme tel, et qu’il peut devenir important de déceler là où on ne sait plus trop si on s’y trouve ni comment on s’y trouve : ce que nous appellerons « la forme du conceptuel » »
Organisée par Raphaël Ehrsam, consacrée spécifiquement à Concepts, mais n’excluant pas les incursions dans les ouvrages ultérieurs de Jocelyn Benoist, parus voire, comme Le bruit du sensible, encore à paraître, la journée du 4 juillet 2013 réunissait plusieurs générations de philosophes, pairs et collègues pour certains, anciens élèves ou élèves actuels pour d’autres, ou encore chercheurs issus d’autres orientations, interpellés ou inspirés par les travaux de Jocelyn Benoist.
Trois axes semblent s’être spécifiquement dégagés à cette occasion et ont articulé les échanges :
1) La question du rapport de l’analyse à la phénoménologie et du statut de la sortie de la phénoménologie que revendique J. Benoist. Qu’est-ce qui, dans l’évolution de cette pensée, congédie pour de bon la phénoménologie, et comment se marque spécifiquement cette sortie ? La phénoménologie est-elle rejetée comme méthode (assumant, comme déjà Wittgenstein, qu’il y a certes des problèmes phénoménologiques, mais qu’il ne saurait y avoir de phénoménologie), comme disposition, fatalement vouée à se perdre dans des apories ouvertes par sa propre posture, ou encore comme onomastique introduisant ambiguïté et obscurité dans ce qui, tel le réel dont il n’est pas même sens d’affirmer que j’y suis ou que j’en suis, ne devrait en toute rigueur chercher à se dire ?
Pierre-Jean Renaudie, dans « En avoir ou pas », entend ainsi cerner en quoi consiste la rupture inaugurée par la publication de Concepts, un rigoureux dépassement du mode de questionnement phénoménologique. Les deux ouvrages engagent selon lui une mise en suspens de la phénoménologie, dans la mesure où il y va de la suspension de sa dimension thétique et de la charge théorique dont elle prétend être porteuse. Pour Raoul Moati, dans Que signifie l’« intentionalité », la pensée de Jocelyn Benoist décèle une alternative à la déconstruction et ouvre, dans une acception toute autre que les phénoménologues de l’excès que sont Marion ou Henry, la possibilité d’une philosophie de la présence, passant en particulier par la symptomatisation de la déconstruction par la philosophie des actes de langage, assumant ainsi une tâche que la phénoménologie, par sa position, est structurellement amenée à biaiser et manquer. Il n’y a pas, contre toute tentative de génétisation phénoménologique, de stratification de l’apparaître, de structures sous les choses, et, comme y insiste Jocelyn Benoist à propos de l’expérience des flèches de Müller-Lyer tant commentée par Merleau-Ponty, de primat ontologique de l’indétermination sur la détermination, mais seulement des prises toujours contextuelles – ni donc détermination absolue ni indétermination absolue du perçu.
2) En lien immédiat, la question réciproque de la dimension praxique et concrète que recèlent les concepts et de la façon de rendre compte de cette concrétude, qui ne signifie en rien récusation du formalisme et de l’abstraction, mais comme l’illustre l’exemple répété de la pratique mathématique, d’une autre façon de concevoir le geste impliqué par cette abstraction ou son application.
Ainsi, Elise Olmedo et Jeanne-Marie Roux, dans « Conceptualité et sensibilité dans la carte sensible », envisagent Concepts au prisme de l’épistémologie de la géographie. Elles présentent en particulier le principe de la carte sensible visant ici à représenter l’espace vécu des femmes dans la ville de Marrakech, et constituant un très bel exemple de matérialisation du conceptuel. Florian Forestier, dans « Le champ du conceptuel », s’intéresse à la dimension praxique des concepts. L’analyse tranche avec le transcendantalisme en tenant pour acquis qu’il y a une infinité de façons d’entretenir une pensée, et en considérant le champ du conceptuel comme un champ problématique à analyser, qu’il n’y a pas de sens à fonder dans un autre champ, mais qu’il n’y a pas de sens non plus à autonomiser en refusant de tenir compte de l’épaisseur propre qu’il implique. Enfin, Fausto Fraisopi, dans « Réalisme et réalité des théories. La quête d’un nouveau sens du mot « encyclopédie » », entend lui mettre en relation les issues fondamentales du réalisme et du contextualisme radical de Benoist avec la possibilité, de la part du réalisme, d’ouvrir une nouvelle phase de recherche de la (forme de la) Mathesis.
3) L’idée d’une théorie contextualiste de l’esprit, enfin, résume à la fois en une formule le projet de J. Benoist, en cela inspiré de l’œuvre de Charles Travis dont le texte « Keep it real », expose ici les grands traits de sa pensée réaliste. S’il est courant d’insister sur la dimension contextuelle de l’expression langagière, c’est, insiste J. Benoist avec C. Travis, au sein de la pensée elle-même, de manière distincte, qu’il faut introduire et comprendre cette contextualité. Contrairement à C. Travis, cependant, J. Benoist fait le pari d’une approche positive d’un esprit contextualité, à travers précisément la sphère du conceptuel et de sa concrétude spécifique, qu’il ne faut pas traiter comme un langage « sous » le langage, mais comme le lieu même de la pensée en contexte.
Ce sont les modalités d’une telle pensée que Raphaël Ehrsam s’efforce alors de dégager dans « Le contextualisme, entre philosophie du langage et philosophie de l’esprit », spécifiant les modalités de la contextualité du langage et de celle des concepts et les articulant l’une avec l’autre. A son tour, Sofia Miguens, dans « A contextualist conception of philosophy of mind », discute les principaux traits de la philosophie contextualiste de l’esprit développée par Jocelyn Benoist. Il faut, insiste-t-elle, considérer sous des angles différents la contextualité du langage et la contextualité des concepts. Comme le souligne fermement J. Benoist, les concepts n’ont pas de contexte, comme les mots peuvent être dits en avoir ; ils sont directement prise en contexte, et la grammaire du conceptuel implique déjà une contextualité dont il n’y a aucun sens de vouloir l’extraire.