Recension – Claude Bernard. La méthode de la physiologie
Recension de l’ouvrage de Duchesneau, Kupiec et Morange (dir.), Claude Bernard. La méthode de la physiologie
Éditeur : ENS – ULM ; Nb de pages : 166 – Prix : 12.00 €
Stéphanie Favreau – MAPP, Université de Poitiers
Introduction
Cet ouvrage rassemble différentes contributions autour de la pensée de Claude Bernard et plus particulièrement autour de la méthode expérimentale qu’il a découverte et mise en œuvre en physiologie. Nous pourrions bien sûr revenir sur chacune des différentes perspectives offertes aux lecteurs pour donner à voir à la fois le caractère novateur de la pensée de Claude Bernard mais aussi ce qui en elle est aujourd’hui dépassé. Mais il nous semble que l’on peut présenter cet ouvrage d’une autre façon, non pas en commentant en détail les différents points de vue exprimés mais en proposant une perspective plus globale sur la pensée du biologiste qui les recoupe et fait apparaître ce « quelque chose » dans la pensée de l’auteur qui, par delà tout ce que les progrès du XXe siècle ont rendu désuet, laisse entrevoir les chemins qu’elle avait su à gros traits dessiner et que les biologistes actuels ont très largement empruntés.
L’attitude bernardienne
Si un ouvrage sur Claude Bernard est aujourd’hui pertinent, ce n’est pas seulement du point de vue de l’histoire des sciences et de l’histoire des idées, mais aussi du point de vue épistémologique. S’il faut relire l’œuvre du biologiste, ce n’est pas seulement – et même peut-être pas tellement – pour ce qu’il a dit que pour l’attitude qu’il a eu face à son objet d’étude.
Plusieurs contributions le soulignent, ce qui démarque Claude Bernard de ses contemporains, c’est « l’attitude active, interventionniste[1] » qu’il a adopté face au vivant pour tenter de mieux le comprendre, ou plus précisément de mieux saisir ce qui fait sa spécificité au sein de la nature. A l’époque, il y a en effet différentes façons d’aborder le vivant. On peut l’observer de l’extérieur comme le font les zoologistes et les botanistes, qui observent les animaux et les plantes dans leur milieu naturel, ou bien de l’intérieur mais sur des cadavres comme le font les premiers anatomistes. Certaines techniques apparaissent cependant qui rendent possible une observation in vivo de formes de vie et de phénomènes vitaux élémentaires. Ainsi le microscope permet par exemple d’observer une cellule vivante, le galvanomètre permet de mesurer l’intensité électro-physiologique qui parcourt un nerf à un moment t,…
Peu sensible à l’aspect quantitatif des mesures électro-physiologiques[2], Claude Bernard s’est en revanche beaucoup intéressé aux progrès rendus possibles par le microscope dans le domaine de la biologie cellulaire, mais il a pourtant initié en biologie un tournant épistémologique plus large. Sa méthode expérimentale « n’a pas cessé, depuis, de constituer le principe, l’instrument et les frontières de la recherche sur le vivant.[3] » Plus qu’à une physiologie cellulaire, c’est en effet bien plutôt à une physiologie générale que ce tournant renvoie. Pour reprendre une distinction classique en biologie et sur laquelle il a lui-même beaucoup insisté, il s’est plus intéressé à « la physiologie comme science de la substance vivante [qu’à] la morphologie comme science des structures du vivant.[4] » La cellule est bien une unité fondamentale, mais c’est avant tout « son contenu, le protoplasma, qui est le siège des phénomènes vitaux.[5] » Or c’est précisément parce qu’il a fait du protoplasme son objet d’étude que Claude Bernard a été amené à proposer une théorie expérimentale et une méthode basée avant tout sur l’expérience, sur un vivant, pourrait-on dire, bien en vie. S’il avait voulu étudier tel ou tel animal, il aurait pu adopter l’attitude des naturalistes, s’il avait voulu étudier la cellule il aurait pu l’extraire de tel ou tel animal et l’observer sous l’œil du microscope, mais il a voulu étudier ce qui est commun à tous les vivants et plus qu’à une cellule, toujours déjà plus ou moins différenciée[6], c’est au protoplasme qu’il a été conduit. En effet, ce qui fait la spécificité du vivant, c’est le fait qu’il jouisse d’une certaine indépendance vis-à-vis de son milieu et c’est « la fixité du milieu intérieur [rendue possible par le protoplasme], qui est la condition d’une vie libre et indépendante.[7] »
Ici l’objet et la méthode s’accordent l’un à l’autre, « le fait et l’idée collaborent à la recherche expérimentale.[8] » Pour mieux mettre en lumière le caractère novateur de l’attitude bernardienne, il faut entrer plus avant dans la description de l’objet d’étude qui fût le sien.
Le milieu intérieur
Claude Bernard fut l’un des premiers à réfléchir sur le concept de milieu intérieur et il est souvent présenté comme l’un des précurseurs du concept d’homéostasie qui sera défini par Walter Cannon cinquante ans plus tard[9]. On cite donc souvent cette phrase de Claude Bernard : « La fixité du milieu intérieur est la condition d’une vie libre et indépendante : le mécanisme qui la permet est celui qui assure dans le milieu intérieur le maintien de toutes les conditions nécessaires à la vie des éléments.[10] » Mais comme le souligne François Pépin, il faut pourtant maintenir la distinction entre milieu intérieur et constance du milieu intérieur car dans la pensée du biologiste « l’essentiel devient la liquidité comme principe de mise en contact général de tous les éléments organiques, ce qui implique de considérer comme secondaire [cette] question de la constance et de l’indépendance relative à l’égard des influences extérieures.[11] » Bien sûr la régulation homéostatique est l’un des principes essentiels de la physiologie mais « quel que soit le type cellulaire envisagé [et le type d’homéostat étudié], l’environnement d’une cellule est constitué du solvant physiologique universel des liquides extracellulaires et intracellulaires : l’eau.[12] » L’eau est la matrice de tous les échanges et elle est aussi ce qui, par définition, circule dans tout le corps. Elle est non seulement ce qui rend possible l’échange vital au niveau local, à savoir la respiration cellulaire, mais aussi, de par les informations qu’elle récupère et qui circulent dans le corps, ce qui rend possible l’ajustement de l’ensemble du système à cette situation locale. L’étude d’un tel objet ne peut donc pas s’effectuer en dehors d’une situation réelle. Cela ne signifie pas que Claude Bernard était holiste mais qu’en s’intéressant au protoplasma et en lui attribuant un rôle de « médiation générale[13] », il laissait entrevoir une forme de « déterminisme complexe, correspondant à toute la chaîne des effets organiques. En fait cette chaîne est un labyrinthe, autrement dit un réseau ou un système d’échos, précisément en raison de la solidarité organique.[14] » Pour le dire autrement, si quelque chose de la pensée de Claude Bernard, malgré tous les progrès effectués au cours du XXe siècle et en ce début du XXIe siècle, résonne encore aujourd’hui avec la façon qu’ont les biologistes d’appréhender le vivant, c’est parce qu’il avait plus ou moins anticipé la biologie des systèmes. Bien sûr, on utilise aujourd’hui des termes que Claude Bernard ne pouvait pas connaître et « les mots permettent de percevoir un tournant définitivement pris[15] », mais il avait « aperçu les limites d’une science anatomique qui se développerait indépendamment de la physiologie[16] », autrement dit l’insuffisance de toute description du vivant ne tenant pas compte ou le coupant volontairement de ce que le vivant vit effectivement pour le décrire. Si Claude Bernard met en place une méthode expérimentale, dont les enjeux sont proprement médicaux, c’est parce qu’il avait bien compris que seule une expérience in vivo ou sur le fait pouvait avoir une véritable pertinence. S’il a fait de sa méthode une méthode expérimentale, c’est parce qu’il avait compris qu’ « il n’y a pas de différence entre une observation bien prise et une généralisation bien fondée.[17] » Le milieu intérieur est une caractéristique universelle des vivants mais pour l’étudier, on ne peut pas l’extraire des conditions de vie réelles de l’organisme étudié, on ne peut pas en faire un concept abstrait, il faut toujours confronter la pensée au réel.
L’intuition physiologique
Pourtant comme le souligne différentes contributions cette découverte ne va pas sans contradictions dans la pensée de l’auteur. Il faut en effet replacer l’œuvre du biologiste dans son contexte. La fin du XIXe siècle est très largement dominée par la pensée positiviste. Claude Bernard, en partant des faits, non des idées, invente quelque chose qui crée une certaine rupture, mais il tient à faire science et être pris au sérieux dans un tel contexte, c’est se revendiquer déterministe. « Claude Bernard pourrait être reconnu comme le premier biologiste des systèmes [mais] dans le contexte de son époque [il] ne pouvait envisager qu’un processus biologique soit stochastique. […] Au contraire, l’influence de la physique newtonienne sur la biologie était telle que le monde se devait d’être totalement déterministe.[18] » Ainsi emploie-t-il des formules comme : « Il n’y a aucune différence entre les principes des sciences biologiques et ceux des sciences physico-chimiques[19] » ou encore « l’admission d’un fait sans cause, c’est-à-dire indéterminé dans ses conditions d’existence n’est ni plus ni moins que la négation de la science.[20] » Si Claude Bernard tient ces discours, c’est parce qu’il « refuse l’idée d’un principe vital qui serait indépendant des conditions physico-chimiques. […] Il tient à ce que le vivant ne soit plus conçu comme étant en lutte contre l’environnement.[21] » Il faut faire plusieurs remarques à ce sujet.
Tout d’abord, concernant ses affirmations sur le lien entre science et déterminisme, « rédiger un tel texte aujourd’hui ferait sourire tous les physiciens.[22] » La théorie de la relativité, les équations différentielles, le concept de criticité[23], ont en effet permis l’émergence d’une vision plus dynamique de la matière elle-même.
Ensuite concernant la non spécificité du vivant par rapport aux lois physico-chimiques qui s’appliquent au reste de la nature, il faut noter que « ces motivations (nier le vitalisme et se dire positiviste) sont aujourd’hui dépassées. D’une part, les processus purement physico-chimiques ne sont plus perçus comme déterministes, d’autre part, le développement des sciences de la complexité a mis en évidence l’existence d’autres processus qui ne se situent pas uniquement au niveau physico-chimique. Il est donc possible, aujourd’hui de construire des théories spécifiques aux êtres vivants sans nier l’importance des propriétés physico-chimiques.[24] » En réalité et comme le montre la dernière contribution de l’ouvrage, très éclairante sur le sujet, ce qui se joue à travers l’emploi de ces termes, tout comme à travers le positionnement de l’auteur, est quasi idéologique. « L’opposition entre vitalisme et mécanisme est moins radicale et épistémologique que métaphysique, voire religieuse.[25] »
Nous avons choisi de mettre l’accent sur le fait que ce que l’on pourrait voir comme l’intuition physiologique de Claude Bernard au sujet du plasma comme « principe d’intégration[26] » anticipait, dans une certaine mesure, la biologie des systèmes actuelle. « De toute évidence [en effet], on ne pouvait formuler le concept de milieu intérieur au XIXe siècle sans prendre en compte un principe implicite de causalité circulaire, le feedback, même si Claude Bernard n’a jamais employé ce terme actuel.[27] » Nous aurions pu arriver aux mêmes conclusions en nous intéressant à d’autres phénomènes – en réalité, ils sont de toute façon liés – que Claude Bernard a mis en avant et qui trouvent encore aujourd’hui une certaine pertinence en biologie. On peut penser par exemple à ses analyses du passage de la vie latente à la vie oscillante puis constante, que certaines contributions rappellent et qui trouvent un très large écho dans la vision actuelle de la vie comme « phénomène dissipatif.[28] » Mais outre l’examen de ces résonnances, il nous semble que le grand intérêt de cet ouvrage tient précisément au fait qu’« il attire notre attention sur les jugements de valeur véhiculés parfois à notre corps défendant par les termes qui, dans leur généralité, c’est-à-dire leur compréhension transhistorique, non contextualisée, résument moins des positionnements de méthode que des partis pris de sentiments.[29] » Il nous révèle que si l’on peut débusquer dans la pensée de Claude Bernard une contradiction entre son intuition d’une forme de biologie des systèmes et sa revendication de penseur déterministe, celle-ci est moins due à l’expression de la pensée de l’auteur lui-même qu’au contexte épistémologique dans lequel elle a été formulée. On l’a dit, de nombreuses affirmations du physiologiste sont aujourd’hui dépassées, mais s’il a tant marqué l’histoire de la médecine, c’est parce qu’il a su imposer, au-delà même de la biologie médicale, une nouvelle méthode qui, précisément parce qu’elle coïncide avec son objet, se modèle sur lui au lieu de lui imposer un cadre tout fait, a échappé au cadre déterministe dans lequel elle a été présentée. Tout se passe donc comme s’il avait entrevu quelque chose que le contexte épistémologique l’empêchait de formuler autrement que dans les termes du positivisme ambiant. Au-delà des mots et des formules employées, c’est donc son attitude qui, le démarquant de ses prédécesseurs et de ses contemporains, inaugure un tournant épistémologique et emprunte la voie expérimentale dans laquelle allait s’engager toutes les recherches sur le vivant.
En deçà des débats et des positionnements idéologiques, l’attitude bernardienne incarne ainsi ce que l’on pourrait voir comme son ultime leçon : « peut-être est-ce de biologie tout court dont il faudrait enfin parler.[30] »
[1] Laurent Loison, « Controverses sur la méthode dans les sciences du vivant : physiologie, zoologie, botanique (1865-1931) », in François Duchesneau, Jean-Jacques Kupiec, Michel Morange (dir.), Claude Bernard. La méthode de la physiologie, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2013, p. 67.
[2] Jean-Gaël Barbara, « Évolution de la méthode scientifique dans l’école de Claude Bernard », in François Duchesneau, Jean-Jacques Kupiec, Michel Morange (dir.), Claude Bernard. La méthode de la physiologie, op. cit., p. 93.
[3] Claire Salomon-Bayet, « Avant-propos », in François Duchesneau, Jean-Jacques Kupiec, Michel Morange (dir.), Claude Bernard. La méthode de la physiologie, op. cit., p. 8.
[4] Laurent Loison, « Controverses sur la méthode dans les sciences du vivant : physiologie, zoologie, botanique (1865-1931) », op. cit. p. 64.
[5] Stéphane Tirard, « Claude Bernard et les trois formes de vie », in François Duchesneau, Jean-Jacques Kupiec, Michel Morange (dir.), Claude Bernard. La méthode de la physiologie, op. cit., p. 59.
[6] Selon les connaissances de l’époque.
[7] Claude Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux (1878), t. I, p. 111-113, cité in François Duchesneau, Jean-Jacques Kupiec, Michel Morange (dir.), Claude Bernard. La méthode de la physiologie, op. cit., p. 12.
[8] Henri Bergson, « La philosophie de Claude Bernard », in La pensée et le mouvant, Paris, Puf, 1999, p.230.
[9] Walter Cannon, cité in Bernard Calvino, Introduction à la physiologie. Cybernétique et régulations, Paris, Belin, 2003, p. 9 : « Les paramètres du milieu intérieur ne sont pas stricto sensu d’une constance rigoureuse, mais le fonctionnement systèmes régulateurs implique qu’ils varient en fait dans des limites très étroites. »
[10] Claude Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux (1878), t. I, p. 111-113, cité in François Duchesneau, Jean-Jacques Kupiec, Michel Morange (dir.), Claude Bernard. La méthode de la physiologie, op. cit., p. 12.
[11] François Pépin, « Le milieu intérieur et le déterminisme », in François Duchesneau, Jean-Jacques Kupiec, Michel Morange (dir.), Claude Bernard. La méthode de la physiologie, op. cit., p. 21.
[12] Bernard Calvino, Introduction à la physiologie. Cybernétique et régulations, op. cit., p. 39.
[13] François Pépin, « Le milieu intérieur et le déterminisme », op. cit., p. 29.
[14] Ibid., p.30.
[15] Claire Salomon-Bayet, « Avant-propos », op. cit., p. 8.
[16] Jean-Gaël Barbara, « Évolution de la méthode scientifique dans l’école de Claude Bernard », in François Duchesneau, Jean-Jacques Kupiec, Michel Morange (dir.), Claude Bernard. La méthode de la physiologie, op. cit., p. 104.
[17] Henri Bergson, « La philosophie de Claude Bernard », in La pensée et le mouvant, op.cit., p. 231.
[18] Denis Noble, « Claude Bernard : un précurseur de la biologie systémique ? », in François Duchesneau, Jean-Jacques Kupiec, Michel Morange (dir.), Claude Bernard. La méthode de la physiologie, op. cit., p. 105-106.
[19] Claude Bernard, « Introduction à l’étude de la méthode expérimentale », cité ici Ibid., p.107.
[20] Ibid., p.110.
[21] François Pépin, « Le milieu intérieur et le déterminisme », op. cit., p. 17.
[22] Denis Noble, « Claude Bernard : un précurseur de la biologie systémique ? », op. cit., p. 111.
[23] Sur l’apport de ce concept issu de la physique en biologie, on pourra se rapporter à l’article de Giuseppe Longo et Pierre-Emmanuel Tendéro, « L’incomplétude causale de la théorie du programme génétique en biologie moléculaire », in Paul-Antoine Miquel (dir.), Biologie du XXIe siècle. Évolution des concepts fondateurs, Bruxelles, De Boeck, 2008, p. 185-218.
[24] Ibid., p.108.
[25] Raphaëlle Andrault, « Définir le vitalisme. Les lectures de Claude Bernard », in François Duchesneau, Jean-Jacques Kupiec, Michel Morange (dir.), Claude Bernard. La méthode de la physiologie, op. cit., p.143.
[26] François Pépin, « Le milieu intérieur et le déterminisme », op. cit., p. 21.
[27] Denis Noble, « Claude Bernard : un précurseur de la biologie systémique ? », op. cit., p. 107.
[28] Bernard Calvino, Introduction à la physiologie. Cybernétique et régulations, op.cit., p. 19.
[29] Raphaëlle Andrault, « Définir le vitalisme. Les lectures de Claude Bernard », op. cit., p. 145.
[30] Jean-Jacques Kupiec, Pierre Sonigo, Ni Dieu ni gène. Pour une autre théorie de l’hérédité, Paris, Seuil, 2000, p. 216.