Droit des robots et modernité
Par Olivier Sarre
A. Droit des robots et modernité
L’essor de la robotique et la tentative d’établir une charte du droit des robots participent de caractéristiques propres à la modernité et ne peuvent être compris qu’en rapport avec elles.
La volonté de dominer la nature, accompagnée d’un changement dans la manière de concevoir la science a conduit l’humanité moderne à dominer le réel et la matière par la technoscience. Mais les capacités cognitives et physiques de l’homme sont limitées et ses seules forces risquent d’empêcher à un tel projet d’aboutir. Certains calculs ou certains raisonnements scientifiques demanderaient un temps considérable et un travail extrêmement pénible aux hommes pour être effectués. D’autres seraient même impossibles à achever. Grâce à l’Intelligence Artificielle la limite disparaît, et ce qui paraissait impossible peut être fait en quelques secondes. De plus la domination de la nature passe par la connaissance de celle-ci. Mais une telle connaissance n’est pas que théorique. La science s’appuie en grande partie sur des observations. Or certains milieux sont particulièrement hostiles à l’organisme humain[1], et le robot, plus résistant, a potentiellement beaucoup plus de facilités pour explorer de telles zones afin d’y récolter des observations.
Mais ces calculs et ces observations demandent une capacité de traitement : l’analyse des données brutes fournies par les sens nécessite l’intervention de connaissances préalables et de théories scientifiques. De plus, il faut une certaine capacité de choix pour retenir ce qui est pertinent. Ainsi le robot doit non seulement être solide, mais en plus disposer des ressources cognitives nécessaires à l’interprétation des faits ainsi que d’une capacité de choix pour déterminer les éléments les plus importants, les analyser, et continuer les recherches en fonction de ces analyses.
Aussi voyons-nous que le projet de donner des droits aux robots et d’en faire des êtres suffisamment autonomes afin de suppléer à l’homme sur les sentiers où celui-ci ne peut s’aventurer – tant pour la connaissance que pour l’exploration de l’univers – s’inscrit dans la manière moderne qu’a l’homme d’habiter dans le monde. Le robot intelligent devient en ce sens une extension de l’humanité.
Mais il faut rappeler que la volonté de dominer la nature a une double justification : le désir que chacun a d’avoir accès à un bien-être toujours plus grand et la revendication passionnée de l’égalité entre les hommes. Le désir d’égalité intègre cette soif de bien-être. Mais cette qualité de vie recherchée n’est pas que physique, elle est aussi morale et intellectuelle. Ainsi le savoir ne doit plus être l’exclusivité d’une élite, tous doivent pouvoir y avoir accès.
S’il est facile de comprendre pourquoi la composante physique du bien-être détermine la création et l’utilisation de robots – soulager l’homme de tâches mettant son organisme à rude épreuve – le problème est plus complexe pour ce qui concerne la composante morale. On peut observer que la modernité s’est caractérisée par une volonté, et une possibilité, toujours accrue des individus à disposer des connaissances de l’époque. Mais la science s’est énormément développée et complexifiée. Ainsi, d’une part, elle est de nouveau réservée à une élite. Très peu de gens en effet comprennent vraiment la physique quantique ou la théorie des cordes. D’autre part, la multiplicité des disciplines fait que personne ne peut toutes les maîtriser. Avec l’Intelligence Artificielle les choses changent. Bien sûr, elle implique le travail de spécialistes, et, prise en tant que science, elle est très difficile à maîtriser. Mais il faut rappeler qu’elle a en partie pour but de palier aux déficiences cognitives des hommes. Ainsi tous les hommes se retrouvent dans la même position face à la complexité de certains calculs. L’égalité en droit prônée dès la Renaissance devient une égalité factuelle attestée par la nécessité d’autonomisation des Intelligences Artificielles.
Par ailleurs, le bien-être de l’homme moderne et contemporain passe également par la possibilité qu’il a de se divertir. La technique en général aide l’homme dans la réalisation des tâches les plus pénibles ou ingrates. Aussi le désir de l’égalité et de la satisfaction conduit à un développement technique déterminé. L’établissement de droits aux robots arrive sans doute aussi dans le but de limiter un peu plus la difficulté du travail et les soucis de l’individu face à son milieu technique : en devenant autonomes, en acquérant des droits et des devoirs, les robots ne sont plus pour l’individu un souci plus grand que ses concitoyens. Il est délivré de la nécessité de contrôler la technique qui l’entoure : celle-ci n’a plus d’autre choix que de se contrôler elle-même.
Mais le projet de domination de la nature ne peut voir le jour, même dans l’esprit des hommes, qu’à partir du moment où celle-ci n’est plus porteuse de valeurs. Aussi, avec la modernité, la manière qu’a l’homme d’habiter dans le monde a évolué et la nature sauvage a été domestiquée, à tel point que l’essence même de la nature a été changée : elle est à l’image de l’homme et de l’humanité. On peut trouver deux causes à cela : d’une part le désenchantement du monde au sens wébérien, et d’autre part le fait qu’à partir de la philosophie de Descartes un changement radical dans la manière de concevoir l’homme et Dieu s’est imposé : tous deux sont des sujets, et le monde est un objet. La différence entre l’homme et son créateur est alors fortement amoindrie, presque inexistante. Dès lors l’homme sujet peut lui aussi, en droit, se faire créateur[2]. Et avec les robots autonomes et intelligents, il crée un aspect de lui-même, presque un vicaire, dans la conquête du réel. Ainsi serions-nous tentés de dire que si l’homme donne des droits à sa création c’est parce qu’il l’a fait à son image, et que le droit des robots participe de cet élan démiurgique de l’homme moderne. En donnant des droits aux robots, l’homme se pose comme leur Dieu.
Enfin, selon Lyotard[3], l’une des caractéristiques de la postmodernité est le primat accordé à l’efficience et à l’efficacité. Or nous avons vu que cette idée est au cœur même du projet pour établir des droits aux robots. Le robot doit fonctionner quand l’homme le décide, et il doit fonctionner avec la plus grande efficacité possible.
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[1] Certaines planètes du système solaire ou les fonds marins de la Terre par exemple.
[2] Il faut ici souligner que cette idée n’est pas directement présente dans la philosophie de Descartes, mais qu’elle en est une interprétation possible. Cependant, l’importance de la pensée de ce philosophe dans notre civilisation a, selon nous, permis à une telle interprétation de se réaliser par les changements dans notre manière de concevoir Dieu, l’homme et le monde.
[3] LYOTARD Jean-François (1979), La Condition Postmoderne, Paris, Les Editions de minuit, coll. « critique », 2002.Voir introduction.