L’émotion chez les théoriciens de l’Einfühlung (1)
Le statut affectif et moteur de l’émotion chez les théoriciens de l’Einfühlung en architecture : physiologie ou pré-phénoménologie ?
Raphaëlle Cazal – Paris 1
Le lien intrinsèque qui relie la perception et l’action, le sentir et le se mouvoir, est l’un des thèmes fondamentaux de la phénoménologie, depuis Edmund Husserl jusqu’à Merleau-Ponty, en passant par Martin Heidegger et Erwin Straus, pour ne citer qu’eux.
Cette articulation est au plus haut point manifeste dans l’expérience d’une architecture, qui requiert, pour être totalement appréhendée, que nous la parcourions. Elle suscite par là même en nous, en raison de ses dimensions, un certain type d’affectivité émotionnelle, et en raison de la mobilité qu’elle exige, un certain type de visibilité des formes architecturales elles-mêmes.
Or cette émotion et cette motion ont précisément été abordées par les théoriciens allemands de l’Einfühlung, dans la seconde moitié du XIXe siècle, qui, à l’encontre de l’esthétique hégélienne centrée sur l’œuvre d’art, ont tourné leur attention vers le sujet percevant et sentant, et sur le type d’induction motrice et affective propre aux formes perçues, notamment architecturales.
L’objectif de notre exposé sera à cet égard double, à la fois historique et conceptuel : il s’agira en effet de se demander, d’une part si cette nouvelle importance accordée au sujet percevant, sentant et moteur, ne fait pas précisément de cette période un point d’inflexion entre le paradigme physiologique et un paradigme pré-phénoménologique. Auquel cas il faudra comprendre comment, en dépit d’un point de départ physiologique (les théoriciens de l’Einfühlung prenant appui sur les acquis de la psychologie physiologique), ces derniers vont être conduits à des conclusions et à des résultats phénoménologiques, c’est-à-dire à s’émanciper d’une interrogation sur le pourquoi, pour se centrer sur le comment de l’apparaître des formes et du vécu du corps. Et nous verrons que le point de bascule à partir duquel s’opère le changement de paradigme réside peut-être avant tout dans le statut particulier accordé au pôle moteur du transfert émotionnel, et dans son articulation à la vision, plus encore que dans son pôle affectif.
L’objectif conceptuel consistera quant à lui à se demander si cette nouvelle approche du sujet et des formes architecturales n’a pas en outre l’intérêt de nous aider à penser ce qui constitue le propre de l’expérience architecturale et de l’émotion qu’elle suscite.
Nous focaliserons notre approche sur la manière dont les auteurs conçoivent la relation du sujet à la forme vue, à travers le fil directeur du concept d’accord, qu’ont tenté d’élucider les théoriciens de l’Einfühlung mais aussi, avant eux, les physiologistes – cette question de l’accord sujet-objet sera donc particulièrement propice à un examen des rapports que nos auteurs entretiennent avec la physiologie. Nous serons en premier lieu conduits à examiner le transfert du sujet, puis l’appel de l’objet, et enfin leur parenté.
L’énigme de l’Einfühlung.
Rappelons tout d’abord que l’émotion est traditionnellement définie comme un affect nous prenant de surprise et induisant par là même un arrêt de notre force vitale, suivie d’un épanchement (c’est ainsi que la définit Kant, dans son Anthropologie du point de vue pragmatique, et Wilhelm Wundt, dans ses Éléments de psychologie physiologique[1]). Dans l’émotion, nous sortons en quelque sorte de nous-mêmes. L’émotion se distingue du simple sentiment par les répercussions corporelles et physiologiques qu’elle engendre (modification du rythme cardiaque, du rythme respiratoire, de la circulation sanguine, de la tension musculaire qui s’accroît – engendrant une émotion dite « sthénique , ou décroît – donnant alors lieu à une émotion « asthénique »). Ces manifestations corporelles, ces « mouvements d’expression » comme disait Wundt, sont en même temps des dérivatifs permettant de décharger et de canaliser la tension interne. L’émotion est un état d’âme qui interrompt le cours de nos représentations, et qui nous saisit corporellement. L’Einfülhlung a à cet égard une dimension émotive, mais sous-tendue par un processus moteur spécifique : elle consiste bien dans le ressentir d’un affect (d’un sentiment – Gefühl), mais que nous projetons hors de nous-mêmes (« ein ») dans l’objet que nous voyons, sans en avoir conscience, c’est-à-dire en ayant l’impression que cet affect est une propriété de l’objet (nous ne disons pas : le paysage me rend triste, mais : le paysage est triste ; cette forme d’identification est le deuxième sens du préfixe « ein »). Nous ne ressentons pas tant la tristesse en nous, que nous ne la voyons dans l’objet.
D’où un premier problème, une forme d’énigme de l’Einfühlung : celle-ci semble nous conférer un pouvoir mystérieux, celui de voir ce qui en soi n’est pas visible, de percevoir dans l’espace ce qui n’est pas spatial : un sentiment, une émotion, qui n’est ni une couleur, ni une texture, ni une forme. Ce pouvoir est mystérieux et problématique, car comment peut-on voir à la troisième personne ce qui ne peut qu’être senti à la première personne ? Problème redoublé si l’on considère que l’Einfühlung ne désigne pas à l’origine l’empathie (sympathie ou antipathie) que nous ressentons à l’égard des autres hommes ou des êtres vivants, mais caractérise notre tendance à opérer des transferts affectifs sur des formes inanimées. Or comment des formes inertes, « mortes », peuvent-elles être expressives, nous paraître animées et nous émouvoir ? Comment les formes architecturales, les plus brutes des formes des arts plastiques, peuvent-elles être expressives ?
La réponse de Robert Vischer : le critère de ressemblance et le transfert de mouvement.
C’est à ce double problème qu’ont tenté de répondre les théoriciens de l’Einfühlung, en prenant appui notamment sur les recherches récentes de psychologie physiologique et expérimentale. L’objectif de cette nouvelle esthétique est en effet de se constituer comme science et de s’émanciper de toute forme de métaphysique. La méthodologie à suivre, la plus à même d’expliquer le mécanisme de l’empathie, consistera donc vraisemblablement à remonter jusqu’aux sensations et à partir d’elles, dans la mesure où les émotions que nous éprouvons dans l’empathie découlent des excitations que produit en nous la forme vue. C’est précisément la tâche que se donne Rober Vischer, inventeur du concept même d’Einfühlung, tâche qui avait déjà été amorcée par son père, Friedrich Theodor Vischer, selon qui seule une psychologie physiologique serait à même de comprendre le mystère de l’empathie, d’élucider l’« impénétrable obscurité dans laquelle sont enveloppés les points où l’âme et le centre nerveux sont une seule et même chose »[2]. Dans son essai Sur le sentiment optique de la forme, Robert Vischer entreprend l’analyse des différentes facultés de l’esprit et des combinaisons qu’elles doivent réaliser pour donner naissance à l’Einfühlung et à ses différentes formes possibles. Il commence ainsi son analyse par l’étude des sensations visuelles, de leur articulation à des représentations, et de l’émergence de la représentation de soi (qui a besoin, pour devenir consciente, de passer par la représentation d’un objet). Celle-ci ne devient sentiment de soi que lorsque le sujet est capable d’entrer en résonance avec les événements à partir non plus de son intérêt personnel, mais de son humanité : le Selbstgefühl nécessite la Mitfühlung, la « sympathie »[3]. L’Einfühlung, dernière faculté, apparaît précisément avec la généralisation de la Mitfühlung (qui concerne les autres hommes) à toute la création.
Cette mise en résonance par laquelle nous prêtons des sentiments à un objet s’enracine en dernière instance dans un principe structurant de notre rapport sensible au monde, que Robert Vischer nomme critère de la ressemblance, qui constitue une reprise d’une loi physiologique de base élaborée par Fechner et Wundt. Cette dernière consiste en effet à dire que le caractère agréable ou désagréable, plaisant ou déplaisant d’une forme, dépend de sa conformité ou absence de conformité à nos organes perceptifs, à la structure de notre vision. Principe de conformité que l’on peut aussi appeler « principe du moindre effort » dans la mesure où, comme le souligne Wundt dans ses Éléments de psychologie physiologique, « Le motif intime du plaisir consiste toujours dans la facilité, avec laquelle l’objet de notre perception s’adapte aux formes préparées de l’intuition du temps et de l’espace »[4]. Wundt distingue deux conditions de l’effet esthétique : l’agencement des formes et le cours des lignes de contour, et c’est cette deuxième condition qui nous intéresse puisque Wundt la convoque pour expliquer le caractère plaisant ou déplaisant des formes en fonction de la facilité ou de la difficulté avec laquelle l’œil les saisit, donc en fonction de leur structure concordante ou discordante avec celle de l’œil. Et c’est précisément ces propos de Wundt que Vischer reprend dans son essai. Dans la mesure où l’œil, quand il peut se mouvoir librement, se meut horizontalement ou verticalement en ligne droite, et diagonalement suivant une ligne courbe, nous pouvons en inférer qu’une ligne droite en diagonale et qu’une ligne brisée (orientée verticalement ou horizontalement) seront rebutantes. La première parce qu’elle nécessite des mouvements désagréables, la deuxième parce qu’elle requiert des modifications inhabituellement rapides des mouvements de l’œil. Ce critère de ressemblance ne se limite pas à l’organisation de l’œil, mais s’étend à celle du corps entier : si la ligne horizontale par exemple est apaisante, c’est parce que la ligne qui joint les yeux est elle-même horizontale. La ligne verticale isolée tendra par là même à produire un effet gênant dans la mesure où elle contrevient à l’organisation des récepteurs oculaires, et exige d’eux un mouvement qui n’est pas naturel.
Cette loi de ressemblance structurelle permet d’expliquer que nous puissions entrer en résonance, en accord avec des objets inanimés. Elle ne suffit cependant pas à expliquer que nous puissions entrer en résonance empathique avec eux, c’est-à-dire non simplement éprouver du plaisir en vertu de l’adéquation de leur forme à la nôtre, mais réellement leur attribuer des émotions. Vischer va trouver l’explication de ce point en se centrant sur les modalités afférentes et efférentes, réceptrices et motrices, de notre sens de la vue (Zuempfindungen et Nachempfindungen). Modalités qui se retrouvent à tous les niveaux, où elles connaissent à chaque fois un approfondissement plus grand, d’une part par l’apport de la représentation (elles deviennent Einempfindungen statiques et Einempfindungen dynamiques), d’autre part par celle du sentiment (Zufühlung/Nachfühlung). La sensation afférente est par exemple l’impression colorée que l’œil reçoit ; la sensation efférente est celle que l’œil éprouve quand il suit activement les contours d’une forme. Avec l’adjonction de la représentation, nous pouvons, dans le premier cas, sentir l’état de notre corps dans l’objet (je peux par exemple rêver d’araignées grouillant au plafond d’une maison, si j’ai une migraine) et, dans le second cas, sentir le mouvement de notre corps dans l’objet (je peux rêver que je tombe d’une tour, si brusquement mon genou engourdi a une réaction motrice). Avec le sentiment, cette polarité se voit enrichie d’un ressentir affectif, d’une tonalité affective particulière : une couleur nous paraîtra chaude (cordiale) ou froide (Zufühlung), une pierre lancée dans les airs nous semblera voler joyeusement (Nachfühlung). Il s’agit ici de deux modalités de l’Einfühlung que Vischer nomme respectivement « empathie physiognomonique » (physiognomisch Einfühlung) et « empathie mimique » (mimische Einfühlung), la première étant suscitée par des choses en repos, la seconde par des choses soit en mouvement effectif, soit en mouvement apparent, c’est-à-dire dont l’attitude ou le frémissement donne l’impression que l’objet vient de s’arrêter ou est sur le point de se mouvoir. Vischer prend l’exemple de la paroi d’un rocher qui, nous faisant face, paraît nous affronter orgueilleusement. L’un de ses angles saillant semble, impatient, chercher à s’en échapper avec fureur ou curiosité. De même, les ramures déployées d’un arbre semblent là pour nous accueillir les bras ouverts.
Or cette question du mouvement apparent est centrale, car elle attire notre attention sur les relations qu’entretiennent dans le transfert empathique notre mouvement et notre vue, relations qui vont permettre de comprendre que nous puissions voir ce qui n’est pas en soi visible. C’est parce que nous transférons inconsciemment notre mouvement sur l’objet, que non seulement celui-ci peut nous paraître animé, mais que l’émotion peut être vue. Vischer fait dépendre ce transfert d’un acte de notre imagination, imitant intérieurement la forme vue. C’est cette reproduction, ce mouvement intérieur, qui dynamise la forme et l’anime. Je vois la forme en mouvement parce que je meus mon imagination pour la saisir. Mais Vischer note aussi au détour d’une phrase[5] que les mouvements perceptifs eux-mêmes sont déjà dans le fond des imitations, des médiations qui nous donnent accès à l’objet.
La réponse de Theodor Lipps : l’activité vitale objectivée.
Theodor Lipps, qui a systématisé le principe de l’Einfühlung, a précisément insisté sur cette idée en expliquant la possibilité de l’empathie à partir de deux tendances psychiques : la « pulsion instinctive d’expression de la vie », qui explique que l’expression est inhérente à l’émotion, mais aussi et surtout à partir de « l’instinct d’imitation »[6], qui fait que toute perception inclut une activité motrice inhérente : percevoir une forme, c’est l’esquisser. Voir un objet, c’est donc sentir en moi sa réactualisation, sa reproduction. Le grand apport de Lipps est de s’être centré sur cette idée que toute perception d’un objet est en même temps un sentir de l’activité, du mouvement, que je déploie pour le saisir. C’est donc grâce à mon activité, à mon mouvement, que je peux voir ce qui normalement ne peut qu’être senti. C’est parce que l’empathie consiste en un transfert de mouvement qu’elle a ce pouvoir de me donner à voir un sentiment. C’est ce transfert de mouvement qui explique en effet que, paradoxalement, dans l’empathie, je perçois mon activité dans l’objet, c’est-à-dire comme lui appartenant et non comme venant de moi, ce qui à son tour explique que je ne ressente pas l’émotion comme issue de moi, mais que je la vois venir à moi depuis l’objet (d’où l’idée que l’Einfühlung est « jouissance objectivée de soi »). Cette idée est centrale car la réponse que donne Lipps au problème de la visibilité des émotions revient à mettre en avant le pouvoir phénoménalisant du mouvement[7], et d’un mouvement qui n’est plus considéré dans sa dimension physiologique, décomposable, objectivable, mais dans sa dimension vécue.
L’activité interne que je ressens, selon Lipps, c’est en effet la vie comprise comme Erlebnis, c’est-à-dire comme s’éprouvant elle-même et s’étendant à l’ensemble de l’activité émotionnelle de l’âme. Les sentiments de plaisir et de déplaisir n’en sont qu’une coloration[8]. Et c’est directement, dans mon vécu même, que je ressens l’empathie, et non par la médiation de l’imagination. Lipps prend en outre le soin de distinguer cette activité vitale interne, cette sphère du vécu, des sensations corporelles, notamment musculaires, qui ne sont pas déterminantes dans la contemplation esthétique, mais simplement induites. Et il opère cette distinction précisément à partir d’une méthode phénoménologique, c’est-à-dire en se référant à nos vécus de conscience, qui s’opposent à toute identification de l’activité vitale et des sensations corporelles. Il applique cette même méthode pour montrer que les sensations corporelles ne sont pas déterminantes dans la contemplation esthétique : elles peuvent se produire à son occasion, mais n’en sont pas constitutives[9]. Quand je pénètre dans une vaste salle, je ressens intérieurement mon expansion et mon cœur se dilate. Des tensions musculaires y sont associées, comme l’augmentation de ma cage thoracique, mais elles n’existent pas pour ma conscience aussi longtemps que cette dernière dirige son attention sur cette salle, que je suis absorbé par elle[10]. Vischer prenait quant à lui l’exemple d’une chambre basse, aux murs affaissés, en insistant de son côté sur les sensations de pesanteur et de pression affectant l’ensemble de notre statique corporelle[11]. Il semble donc commettre la confusion entre le substrat sensoriel physiologique et la sphère du vécu, dénoncée par Lipps[12]. Celui-ci est le premier à témoigner d’une volonté explicite de recentrement sur le vécu. Il y parvient à partir d’une réinterprétation du principe wundtien du moindre effort, qui transparaît dans la définition qu’il donne de « l’empathie positive » et de « l’empathie négative » : celles-ci ne sont plus décrites à partir d’un sentiment de plaisir ou de déplaisir relatif à une conformité ou absence de conformité avec notre organisation physiologique, mais par l’impression de liberté ou d’entrave ressentie par mon activité vitale. Si l’auto-activité à laquelle l’objet me conduit ne peut être exercée sans contrariété, j’éprouverai une inhibition interne et un sentiment de conflit. Si au contraire mon auto-activité peut se déployer sans entrave, j’éprouverai un sentiment de liberté et d’accord. Le sentiment du beau sera dans ce cadre un sentiment de vie redoublée, et le laid un sentiment de vie entravée. Nous retrouvons certes la thématique de l’accord et du désaccord, de la facilité ou de la peine, chère à Wundt, mais sous un jour vitaliste et phénoménologique.
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Bons articles mais dommage qu’on n’aie pas accès aux notes mentionnées. Avez-vous une solution à me proposer ?