Pour une philosophie pratique à l’usage de l’acteur intermittent
Christine Farenc – comédienne, metteur en scène et scénariste. Docteur en Etudes Théâtrales de l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, elle a soutenu en 2012 une thèse intitulée « Penser l’acteur français contemporain – Prologue à toute pédagogie ». Après avoir enseigné plusieurs années au Cours Florent, elle est actuellement chargée de cours à la Sorbonne Nouvelle, à l’Ecole Supérieure d’Art Dramatique de Paris (ESAD) et à SciencesPo Paris.
Cet article s’inscrit dans le cadre d’une recherche conjointement théorique et pratique, en vue de l’élaboration d’une « philosophie pratique à l’usage de l’acteur ». Nous proposons ici une introduction théorique aux travaux expérimentaux qui seront réalisés lors d’un séminaire de 36 heures effectué avec une promotion d’élèves de deuxième année d’une école nationale d’art dramatique, en octobre et novembre 2013.
La philosophie s’intéresse parfois au théâtre, très rarement au comédien et au jeu. C’est dommage. L’acteur est-il trop « vivant » et donc difficilement saisissable par la pensée rationnelle ? Ou bien est-on rebuté par la promiscuité entre le prosaïsme de l’existence individuelle et la transcendance du geste artistique ? Il y a pourtant là matière à penser. Pour les acteurs d’une part, en vue d’un perfectionnement de leur art. Pour les philosophes, d’autre part, pour ce que l’acteur peut dire de l’homme quand celui-ci est artiste et est à lui-même sa propre œuvre. En lui, de multiples notions philosophiques s’incarnent de façon paradigmatique et problématique, par exemple : le rapport sujet-objet, l’identité, soi et autrui, l’inconscient, la liberté, le travail, le réel et l’imaginaire, la vérité, l’universel et le particulier, le transcendant et l’immanent, la nature et l’artifice, le vide et le plein, le langage et la parole, l’individu social et politique, l’agir.
S’il fallait s’atteler, pour commencer, à une seule question, parce qu’il y aurait urgence, que le comédien aurait ici besoin d’un retour sur lui-même, et que le philosophe serait curieux d’examiner cette composante existentielle dans un contexte paroxystique, ce serait le problème du rapport de l’acteur au temps. Nous examinerons ce point dans la cadre d’une tradition de pensée du comédien qui, pour rare et ancienne, reste éclairante. Nous pourrons ensuite préciser ce que nous entendons par « philosophie pratique ».
1- Ce que les rares « philosophes du comédien » nous enseignent
Deux philosophes notables se sont intéressés à l’acteur. Le premier est un moraliste : Denis Diderot. Le second, Georg Simmel, est un précurseur de la sociologie. Ces deux pensées de l’acteur sont sous-tendues par la question de la subjectivité moderne. Celle-ci, d’abord façonnée par un Moi stable, se serait ensuite disloqué, à l’orée du 20ème siècle, dans l’aliénation des rôles démultipliés que la modernité impose aux individus. Ce que Diderot et Simmel nous enseignent, c’est :
– qu’une philosophie du jeu et une philosophie de l’acteur se confondent,
– que l’esthétique du jeu est indissociable de la condition psycho-socio-économique de l’acteur.
1.1- Le Paradoxe du comédien de Denis Diderot
Dans les années 1770, Denis Diderot élabore, avec son Paradoxe du comédien[1], une philosophie de l’acteur dont les conséquences esthétiques sur le jeu de l’acteur en France sont cruciales. L’école de jeu française dite de l’extériorité, lui doit beaucoup. Tous les théoriciens du jeu occidental au 19ème et 20ème siècle célèbrent ce texte. Sabine Chaouche[2], exégète du Paradoxe, en retraçant l’élaboration d’une véritable dialectique de l’intérieur et de l’extérieur au 18ème siècle, y voit un paradigme du concept moderne d’acteur, non plus imitateur-copiste mais créateur d’un rôle.
Texte fondateur, véritable philosophie d’esthétique du jeu, le Paradoxe vise pourtant autre chose encore. Sa publication posthume en 1830, plus de soixante ans après son élaboration, peut faire oublier son intention initiale, normative et éthique : il s’agit de fixer les normes morales du rapport entre l’intériorité du comédien (autrement dit son être) et l’extériorité du jeu (c’est-à-dire le paraître, ce que les spectateurs voient). Que dit Diderot ?
Diderot forge ici le concept inédit d’insensibilité de l’acteur : c’est de cœur et de sang froids que l’acteur de talent doit jouer les plus grandes passions. Il en résulte que le comédien n’est en aucun cas son rôle : il le joue. Diderot le moraliste, dans sa Lettre à Mlle Jodin[3], a déjà interdit à l’acteur de vouloir plaire à son auditoire et lui conseille de placer un « quatrième mur » entre lui et la salle. La non-sensibilité de l’acteur en scène le préservera ainsi des vices dont on l’accuse depuis des siècles : menteur professionnel, sujet aux passions malsaines qu’il interprète, immoral de métier. Cette accusation très ancienne est responsable du déni de citoyenneté dont souffre l’acteur en France à l’époque de Diderot : privé des sacrements religieux, il est donc privé simultanément d’Etat Civil et, accessoirement d’accès au Salut, excommunié de fait, à moins d’une renonciation définitive à son métier.
Toute l’esthétique du jeu de Diderot est arrimée à la nécessité maintenant urgente, en cette fin de 18ème siècle de rétablir l’acteur dans ses droits de citoyen en France, alors que l’Europe — Italie, Espagne et Angleterre incluses — n’observe plus les dispositions du Concile romain du 4ème siècle qui reléguait les comédiens dans l’état d’infamie[4]. Le gallicanisme et la haine provoquée par la création du Tartuffe de Molière ont maintenu son application par le clergé français.
Si l’on doute des mobiles de Diderot, il suffit de se rappeler que le philosophe était un ami proche de la grande Hippolyte Clairon. Admirateur inconditionnel de l’actrice — qu’il a proclamée modèle du « jeu parfait » dans son Paradoxe — il n’ignore rien des démarches et déboires de la comédienne auprès du Parlement en 1761[5], ni de l’humiliation de « For l’Evêque »[6] en 1765, lorsqu’il élabore son Paradoxe, entre 1773 et 1778. Diderot est le témoin privilégié de la condition aporétique de l’acteur : excommunié s’il joue, emprisonné s’il ne joue pas. Sa philosophie du comédien forge un concept éthique, reliant l’esthétique du jeu à la condition de l’acteur.
C’est pour toute tentative d’élaboration d’une philosophie pratique un indice important : une philosophie du jeu ne peut se passer d’une pensée de la condition sociale et existentielle du comédien.
1.2- La Philosophie du comédien de Georg Simmel
L’Allemand Georg Simmel au tout début du 20ème siècle, élabore une Philosophie du comédien, qui met à jour le prodige d’un art consistant à faire coïncider la subjectivité ultime (l’acteur est à lui-même son propre médium) et l’objectivité la plus définitive (se fondre dans les mots et les situations écrites par un autre). François Thomas, l’un des relecteurs contemporains du sociologue allemand, voit dans la figure du comédien, le paradigme de la modernité vécue comme expérience d’un moi déchiré. Dès lors, « le comédien apparaît à la fois comme l’individu doué au plus haut point de cette faculté d’adaptation qu’exige la vie moderne, et comme celui qui réconcilie, dans et par son activité, sa personnalité et ses rôles. Tandis que l’individu moderne joue en permanence des rôles auxquels il ne s’identifie jamais complètement, le comédien reste, voire s’affirme lui-même à travers les rôles qu’il interprète. »[7]
Chez Simmel, le comédien devient donc paradigmatique d’une condition moderne de l’individu, engendrée par les structures socio-économiques : division du travail, et monétarisation des échanges notamment. L’acteur est exemplaire de cette condition parce qu’il la transcende, s’affirmant précisément, et paradoxalement, dans le processus de démultiplication du Moi, aliénant pour tout autre. Se pose alors la question philosophique de rapport du comédien-sujet au rôle-objet et des modalités techniques de cette affirmation de soi par la médiation du jeu.
Aujourd’hui, la vision de Simmel semble pour le moins idéaliste, dans la mesure où le comédien, soumis à l’emballement démesuré de ce que le sociologue nommait « modernité », échappe de moins en moins à l’aliénation contemporaine. En suivant l’analyse de certains sociologues contemporains postmarxistes, on peut continuer à voir dans le comédien un paradigme : celui de l’entrepreneur de soi[8] parvenu au terme de l’aliénation libérale et d’une névrose d’hyper-compétitivité[9].
Dans la « démultiplication de soi »[10] à outrance qui fait sa condition et la « fatigue d’être soi »[11] qui le guette, c’est sans doute le risque d’un rapport dysfonctionnel au temps, qui menace le plus le comédien en France.
2- Le rapport problématique de l’acteur au temps
Saint-Augustin soulève le problème du présent, temps fugitif et déjà mort[12]. Dans ce temps subjectif vécu par l’individu s’imbriquent le souvenir du passé et l’attente de l’avenir. L’acteur, par formation et métier, démultiplie les temporalités vécues.
2.1- Les temps techniques multiples et la question de la présence scénique
La qualité du rapport de l’acteur au temps a une incidence sur la qualité de sa présence scénique. Si l’on entend communément la notion de « présence » comme perception par le spectateur d’un charisme, d’une aura de l’acteur en scène, il est utile de revenir à son essence originelle. La « présence » est d’abord la qualité d’être-là, hic et nunc : ici et maintenant.
Or, l’acteur est avant tout aux prises avec une gestion technique du temps : temps des entrées et sorties de scène, temps de la parole, temps de l’écoute, temps du mouvement dans l’espace, temps de l’attente en coulisse, etc.. Il est aussi traversé par le temps de l’intrigue et du rôle.
S’ajoute à ces temps techniques, une superposition de temporalités, plus ou moins conscientes, en fonction de la technique de jeu. Par exemple, les comédiens faisant appel à une technique stanislavskienne[13] mobilisant un « revivre », réactiveront émotionnellement des passés réels (le leur) ou fictifs (imaginés en répétition). L’acteur doit donc être capable de fondre cette multiplicité de temporalités dans le hic et nunc de la scène, d’inventer un présent qui est celui de sa présence à lui-même, à l’autre (partenaire, public) et au monde (la Cité). Le laborieux travail de répétition théâtral lui permet de réaliser cet alliage temporel et d’atteindre à la présence pure, mélange d’hyper-conscience du moment et de lâcher-prise.
En somme, l’acteur présent défie la durée Bergsonienne[14] et, dans les moments de grâce, parvient par le jeu à « l’intuition de l’instant »[15] dont parle Gaston Bachelard.
2.2- Le risque dysfonctionnel
La présence de l’acteur est un équilibre fragile, qui dépend de la capacité du comédien à être-là, au présent. La démultiplication des temporalités vécues, une hypertrophie structurelle du passé et de l’avenir, peuvent altérer cette présence.
2.2.1- Hypertrophie du passé : l’impossibilité de l’oubli
L’acteur est un professionnel de la mémoire, pas seulement celle des textes qu’il joue. Son travail sur lui-même a aiguisé sa mémoire événementielle, sensorielle, affective. Sans maîtriser forcément les mécanismes singuliers de sa conscience et de son inconscient, il a appris à conditionner certaines chaînes-réflexes. Le moindre mot qu’il entend ou profère en scène peut provoquer des craquelures irréversibles dans sa psyché. Toute une strate du jeu de l’acteur est basée sur le phénomène de réminiscence, dont les modalités sont aussi diverses que les théories du jeu.
Le présent de l’acteur est donc également menacé par l’hypertrophie du passé. L’acteur est privé, par métier, de l’oubli dont Nietzsche défendait la qualité de régénérescence vitale : « […] nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l’instant présent ne pourraient exister sans faculté d’oubli. »[16]. L’acteur est condamné à se souvenir par formation et par métier.
2.2.2- Hypertrophie de l’avenir : le temps socio-économique
Un autre temps menace : le temps socio-économique qui est l’écrin du temps existentiel de l’acteur. Cette temporalité socio-économique, c’est le régime dit de l’intermittence, succession de temps de travail puis de non-travail[17], vécus très majoritairement comme temps de plein puis de vide, d’accomplissement, puis d’angoisse. Dans la mesure où les 509 heures de travail requises ont été comptabilisées dans les dix derniers mois, le non-travail éventuel de la période de dix mois suivante, seront indemnisés. Instaurée en 1969, avec l’ambition de doter les artistes de droits sociaux, de rémunérer les périodes de répétitions, de compenser le risque structurel d’un métier à emplois de courte durée et à employeurs multiples, l’intermittence induit un rapport économique au temps. Dans ce « temps pseudo-cyclique […] de la survie »[18] dirait Guy Debord, la gratuité du geste artistique se superpose au comptage des heures et des taux moyens d’indemnisation ; les rencontres artistiques tentent de coïncider avec les stratégies d’emploi ; la course contre la montre et le vide se déploient dans toute la crudité du réel. L’hypertrophie de l’avenir économique encombre le présent et la présence de l’acteur.
3- La nécessité d’une attitude philosophique
Un philosophe oriental pourrait raisonner notre acteur à partir du concept de vide, non pas désert stérile mais matrice d’où émerge le tout, tandis qu’Aristote lui enseignerait la prudence et la vertu du kaïros[19] : capacité à saisir l’opportunité qui se présente maintenant. Le temps de non-travail de l’acteur, est une opportunité privilégiée de perfectionnement de son art, de parvenir à une certaine vérité et authenticité de sa pratique.
La démarche philosophique semble, pour l’heure, absente des cursus de formation de l’acteur. Les cours privés et les Ecoles Nationales d’art dramatique proposent une grande diversité de disciplines, dont les plus consensuelles allient le training vocal et corporel (chant, danse, mime, clown, tai-chi, escrime scénique, etc.), à l’interprétation des textes du répertoire classique et contemporain, sans négliger l’histoire du théâtre, la dramaturgie et l’écriture, ou encore l’initiation aux métiers du théâtre (costumes, création lumière, son). Contrairement à d’autres pratiques européennes et américaines, il n’existe plus de doctrine du jeu en France et toutes les « méthodes » ou approches sont abordées sans hiérarchie ni préséance. Aucune tradition du jeu n’est plus invoquée. Les cursus de formation offrent un patchwork de techniques empruntés à quelques illustres pédagogues : Constantin Stanislavski[20], Vsevolod Meyerhold[21], Jacques Copeau[22], Bertold Brecht[23], Louis Jouvet[24], Antoine Vitez[25], Jerzi Grotovski[26], Jacques Lecoq[27], Eugenio Barba[28], Daniel Mesguich[29], ou encore Declan Donnellan[30].
La raison essentielle est que la grande diversité des esthétiques du jeu sur les plateaux français et la primauté du metteur en scène en matière de création des spectacles et d’embauche des acteurs commandent le pragmatisme en termes d’employabilité. Au long de leur carrière au théâtre, les comédiens devront répondre à des exigences artistiques variées, voire contraires, d’un metteur en scène à l’autre, et être capables d’y répondre rapidement : le temps de répétition excède rarement sept semaines. Leur formation doit donc les préparer à cette plasticité professionnelle.
Mais depuis les années 2000, de plus en plus de metteurs en scènes et de textes contemporains (du théâtre public) sollicitent de manière inédite la singularité artistique et la subjectivité des comédiens. En particulier, le « personnage », en tant qu’entité psychique préexistante à l’acteur, doté de caractères définis a priori, a tendance à s’effacer au profit de figures et de rôles dépourvus de biographies. C’est finalement la qualité de profération de la parole du comédien, de sa présence physique, de son être-là qui « fera » le rôle, a posteriori. Si bien que, comme le stipule le référentiel pédagogique du DNSPC, Diplôme National Supérieur Professionnel du Comédien, délivré depuis 2008 par les onze écoles nationales supérieures d’art dramatique et leurs universités associées[31] , ce que le jeu de l’acteur engage, c’est un « rapport à soi, à l’autre »[32] et au monde.
Ce référentiel, en revanche, ne révèle aucunement quelles disciplines de l’esprit et du corps peuvent nourrir ce » « rapport à soi, à l’autre et au monde ». Outre la pratique des disciplines citées supra et la fréquentation assidue du Répertoire, des Maîtres en théâtre et de la vie, il nous semble qu’une philosophie pratique ou disons, une pratique philosophique, pourrait constituer une discipline pertinente pour un acteur dont la condition « intermittente » en France induit un vécu existentiel particulier aux conséquences esthétiques innombrables.
Quels seraient les fondements et les modalités de cette philosophie pratique à l’usage de l’acteur intermittent ?
3.1- Le « souci de soi »
A cet égard, la très ancienne vertu du « souci de soi », « cura sui » chez Sénèque, « epimeleia heautou» chez les Grecs, évoquée par Michel Foucault dans ses Cours au Collège de France de 1982 dédiés à l’Herméneutique du Sujet, peut nous éclairer.
Le « souci de soi » des gréco-latins est une « attitude générale […] à l’égard de soi, des autres, du monde»[33] . Louis Jouvet, dans son Comédien désincarné[34], illustre synthèse française approfondie sur l’art du comédien, évoquait la question de « l’attitude »[35] de l’acteur, d’un comportement, d’une qualité de relation aux autres et aux choses. Hors des mythes construits autour de la vocation des comédiens, la persistance dans le métier procède sans aucun doute d’une vocation pour « le rapport à soi, à l’autre et au monde »[36].
Mais rien ne se fixera sans un effort supplémentaire qui nous semble ressortir d’une attitude réflexive, d’un « souci », en lequel on peut distinguer trois niveaux. Le premier niveau serait l’attention portée « à soi, à l’autre et au monde », la conscience aigüe de soi, de l’autre, dans la Cité. S’agissant du « souci de soi » gréco-latin, Michel Foucault décrit un processus de l’ordre d’une conversion du regard qui implique « qu’on le reporte de l’extérieur, sur […] « l’intérieur », […] vers soi-même », ajoutant : « Le souci de soi implique une certaine manière de veiller à ce qu’on pense et à ce qui se passe dans la pensée. »[37] Le second niveau de ce « souci de soi » coïncide avec le soin, dans son sens thérapeutique : conscience des déséquilibres de l’âme et du corps et action, afin d’y porter remède. Enfin, le troisième niveau porte sur « un certain nombre d’actions, actions que l’on exerce de soi sur soi, actions par lesquelles on se prend en charge, par lesquelles on se modifie, par lesquelles on se purifie et par lesquelles on se transforme et on se transfigure. »[38]
Les concepts de transformation et de transfiguration sont évidemment fondamentaux pour l’acteur. Ces actions, précise Foucault, auront une longue destinée en Occident, dans la philosophie, la morale et la spiritualité occidentale, avec un certain nombre de techniques : techniques de méditation, techniques de mémorisation du passé, techniques d’examen de conscience, techniques de vérification des représentations mentales « à mesure qu’elles se présentent à l’esprit »[39].
En appliquant les trois déclinaisons du souci de soi gréco-latin, on peut ainsi approfondir la question du « rapport à soi, à l’autre et au monde », qui devient :
1- Conscience de soi, de l’autre et du monde
2- la précarité émotionnelle, l’usure de la vie privée au profit de la vie publique, la marginalité, la névrose narcissique, la perte de soi, le rapport dysfonctionnel au temps, le déséquilibre intérieur/extérieur, le déséquilibre revivre/oubli, la fétichisation du corps de l’acteur…
3- Transformation de soi, de l’autre et du monde.
3.2-Que signifie « pratique » ?
Pour autant, cette démarche manquerait son but (perfectionnement de son rapport à soi, à l’autre et au monde), si elle se limitait à la seule approche intellective. En effet, le jeu de l’acteur ne se nourrit d’idées que dans la mesure où celles-ci trouvent une résonance corporelle (la voix n’étant pas la moindre des manifestations du corps), induisent des sensations, des émotions, des affects, du mouvement. D’autre part, la rationalité peut être ennemie de l’imaginaire, autre moteur essentiel du jeu. Enfin, toute théorisation ne peut venir qu’à l’appui d’une pratique, d’une expérimentation.
Dans cette philosophie pratique à l’usage de l’acteur intermittent, il faut donc que tout concept donne lieu à une « situation », qu’elle soit de jeu ou de parole. Il faut aussi que la conceptualisation donne lieu à « improvisation », se concluant par l’élaboration d’exercices philosophiques en actes de plateaux. Ce sont des concepts pratiques, associés à une tekhné et si possible à une corporéité, qui rendra la démarche philosophique opératoire pour l’acteur.
Ainsi, « pratique » s’entend ici comme le moyen d’accès au réel permettant en dernier ressort à l’acteur de contrer ce même réel. La théorisation d’une telle philosophie pratique, impliquerait une réévaluation de l’affrontement des pensées hégélienne[40] et marxiste[41]. Si on les applique au comédien, la pensée d’Axel Honneth[42] constituerait probablement le chaînon manquant. En l’acteur, la lutte pour la reconnaissance, à travers laquelle la subjectivité hégélienne risque la mort, a bien son pendant « pratique » dans les fins de transformation sociale de la lutte marxiste. A la ville, citoyen tumultueux, le comédien est bien le sujet possible d’une lutte sociale. Mais à la scène, quand il se présente chaque soir, il devient le maître du maître. Artiste de lui-même, il se dédouble dans le jeu, simultanément « conscience du maître » et « conscience servante »[43]. Il parvient parfois, à la recherche du Beau ou du Sublime, à abolir le temps, à narguer la mort. Ce potentiel de « grâce », réalisé ou non, donne à l’acteur en scène le moyen existentiel d’échapper à l’aliénation qui le guette hors-scène et qu’une démarche philosophique intériorisée permettrait de transcender.
Conclusion
Si donc le philosophe s’intéresse peu à l’acteur, l’acteur, lui, ne peut pas se passer des ressources du questionnement. La démarche philosophique, en tant que retour sur soi, recherche d’une sagesse, culture de la vertu en vue d’un perfectionnement, nous semble intrinsèque à la pratique actorale. Sans doute faudrait-il lui donner un statut à part entière dans les techniques de soi de l’acteur et y sensibiliser les comédiens en formation (initiale et continue), plutôt que de compter sur un talent introspectif naturel ou des rencontres providentielles.
L’acteur doit être envisagé, et s’envisager lui-même, dans la globalité de sa condition. Donc, plutôt que se constituer dans le déni des contingences qui confine à une schizophrénie professionnelle, l’acteur doit précisément s’appuyer sur elles : forger une éthique pour son art à partir de son existence, faire de son art l’esthétique de son existence. A son niveau le plus pratique, l’étude matinale du comédien, suivie de la répétition collective d’après-midi et de la représentation le soir sont en soi un mode existentiel, une « hygiène de vie », comme Antoine Vitez — ou était-ce-ce Jean-Louis Barrault ? —le disait…
[1] Denis Diderot, Paradoxe sur le comédien, Flammarion / Livre de poche, Paris, 2001.
[2] Sabine Chaouche, La philosophie de l’acteur, la dialectique de l’intérieur et de l’extérieur dans les écrits sur l’art théâtral français (1738-1801), Editions Champion, Paris, 2007.
[3] Denis Diderot, Œuvres complètes, éditions Garnier, Paris, 1875-77, http://fr.wikisource.org/wiki/Lettres_%C3%A0_Mademoiselle_Jodin, lettre IV, p. 390.
[4] A l’égal des esclaves, bourreaux et prostituées.
[5] La Clairon, illustre pensionnaire de la Comédie-Française avait intenté un procès contre l’Eglise, afin de faire cesser l’excommunication des Comédiens-Français. Ce procès s’était soldé par l’autodafé de l’ouvrage issu de la plaidoirie de l’avocat chargé de la défense des comédiens et la confirmation de l’état d’infamie des acteurs.
[6] Parce qu’elle avait refusé de jouer dans des circonstances qui offensaient son honneur, La Clairon, en 1765, avait également été emprisonnée ainsi que le grand Lekain, sur ordre des Gentilshommes de la Chambre du roi, administrateurs de la Comédie-Française. De dépit, elle quitta la scène définitivement, quelques mois après sa relaxe.
[7] In Le paradigme du Comédien – Une introduction à la pensée de Georg Simmel, de François Thomas, Editions Herman, collection « Le Bel aujourd’hui », juillet 2013, 4ème de couv.
[8] C’est ainsi que le metteur en scène Robert Cantarella qualifie « l’acteur type » en France : « J’ai cette sensation que ce qu’on appelle la démultiplication de soi est le résultat de ce que l’économie de marché, la mondialisation, produit partout, y compris dans le théâtre. Il faut absolument être producteur de soi et si possible, être polyvalent, transparent, capable de s’adapter aux lois du marché et d’aller d’un endroit à un autre. » in Josette Féral (dir.), L’école du jeu : former ou transmettre : les chemins de l’enseignement théâtral, Actes du Colloque international sur la formation de l’acteur, organisé par l’Université du Québec à Montréal et l’Université Paris X-Nanterre au Théâtre national de la Colline, Paris, [du 27 au 30] avril 2001, l’Entretemps, 2003, pp. 281-282.
[9] Voir par exemple Frédéric Lordon, article « Le totalitarisme, stade ultime du capitalisme », in revue Cités 41, Paris, PUF, 2010.
[10] Voir l’ouvrage de Pierre-Michel Menger, La profession de comédien – Formations, activités et carrières dans la démultiplication de soi, Ministère de culture et de la communication, Département des études et de la prospective, Paris, 1997.
[11] Voir l’ouvrage d’Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi – Dépression et société, Editions Odile Jacob, Paris, 1998.
[12] Saint Augustin, Les Confessions, t. 2, Livre XI, Ch. 14, trad. J. Trabucco, Garnier-Flammarion, 1964, p. 195 : « Qu’est-ce donc que le temps ?[…] le passé et l’avenir, comment sont-ils puisque le passé n’est plus et que l’avenir n’est pas encore ? », « si donc le présent, pour être temps, doit s’en aller au passé, comment pouvons-nous dire qu’une chose soit, qui ne peut être qu’à la condition de n’être plus ? », « l’avenir n’est pas, qui le nie ? Et pourtant son attente est déjà dans notre esprit. Le passé n’est plus, qui en doute ? et pourtant son souvenir est encore dans notre esprit. Le présent est sans étendue, il n’est qu’un point fugitif, qui l’ignore ? et pourtant l’attention est durable ; elle par qui doit passer ce qui court à l’absence. »
[13] Inspiré du système du Russe Constantin Stanislavki, cf. note 4.
[14] Bergson, La Pensée et le Mouvant, PUF, « Quadrige », 5ème édition, 1996.
[15] Gaston Bachelard, L’intuition de l’instant, éd. Stock, Paris, 1932.
[16] Nietzsche, La Généalogie de la morale, trad. H. Albert, Mercure de France, 1900, p. 85.
[17] C’est le terme utilisé par le metteur en scène Jean-Pierre Vincent dans son Rapport au Ministère de la Culture sur la situation des intermittents du spectacle, en 1992. Cela désigne techniquement un temps où l’intermittent est hors contrat et est indemnisé. Ce temps de non-travail salarié, est ou devrait en revanche être celui du temps d’entretien de « l’instrument » et se révèle aussi être consacré à un investissement bénévole dans des projets artistiques sans financement.
Rapport in Catherine Paradeise, Les comédiens : profession et marchés du travail, avec la collaboration de Jacques Charby et François Vourc’h, Presses Universitaires de France, Paris, 1997, p. 200 :
[18] Guy Debord, La Société du spectacle, Gallimard « Folio Essais », 1992, pp. 151, 154.
[19] Le kairos, une dimension du temps n’ayant rien à voir avec la notion linéaire de chronos (temps physique), pourrait être considéré comme une autre dimension du temps créant de la profondeur dans l’instant. Une porte sur une autre perception de l’univers, de l’événement, de soi. Une notion immatérielle du temps mesurée non pas par la montre, mais par le ressenti.
[20] Voir Constantin Stanislavski, Ma vie dans l’art, Librairie Théâtrale, Paris, 1950 et La formation de l’acteur, Payot, Paris, 1963 et La construction du personnage, Pygmalion, Paris, 1984. Voir également les ouvrages de deux de ses commentateurs les plus pertinents :
– Marie-Christine Autant-Mathieu, La ligne des actions physiques, répétitions et exercices de Stanislavski, L’Entretemps, Montpellier, 2007.
– Jean Benedetti, Stanislavski and the actor: the final acting lessons, Methuen Drama, UK, 1998.
[21] Vsevolod Meyerhold, Ecrits sur le théâtre, trad., préf. et notes de B. Picon-Vallin, L’Âge d’homme, Lausanne, 1973-1992 (4 vol.).
[22] Voir Jacques Copeau, Notes sur le métier de comédien, Michel Brient éditeur, Paris, 1955 et Registres VI, L’Ecole du Vieux-Colombier, Gallimard, Paris, 2000.
[23] Voir Bertold Brecht, L’art du comédien : écrits sur le théâtre ; trad. de Jean Tailleur et Guy Delfel ; trad. des inédits, choix des textes, préf. et notes de Jean-Louis Besson, L’Arche, Paris, 1999.
[24] Voir Louis Jouvet, Le comédien désincarné, Flammarion, Paris, 1954.
[25] Voir Antoine Vitez, Ecrits : l’école, la scène, P.O.L, Paris, 1994.
[26] Voir Jerzy Grotowski, Vers un théâtre pauvre, Editions La Cité, Paris, 1971.
[27] Voir Jacques Lecoq, Le corps poétique, Actes Sud-Papiers, Arles, 1997.
[28] Voir Eugenio Barba, L’énergie qui danse : un dictionnaire d’anthropologie théâtrale, Eugenio Barba, Nicola Savarese ; traduit de l’italien par Éliane Deschamps-Pria, Éd. l’Entretemps, Montpellier, 2008 et Théâtre, solitude, métier, révolte, Éd. l’Entretemps, Saussan, 1999.
[29] Voir Daniel Mesguich, Entretiens avec Rodolphe Fouano, « Je n’ai jamais quitté l’école… », Albin Michel, Paris, 2009.
[30] Voir Declan Donnellan, L’acteur et la cible, [The actor and the target], Editions L’Entretemps, St-Jean de Vedas, 2005.
[31] Diplôme de niveau licence, dans la réforme LMD.
[32] DNSPC, J.O., Annexe de l’arrêté du 1er février 2008.
[33] Foucault, Michel, L’herméneutique du sujet – cours au Collège de France, 1981-1982, notes rassemblées par François Ewald et Alessandro Fontana (dir.), Gallimard, Seuil, Paris, 2001, p. 11.
[34] Voir note 11.
[35] Louis Jouvet, op. cit. , p. 48.
[36] Expression que nous empruntons partiellement au référentiel pédagogique du DNSPC (Diplôme National Supérieur Professionnel de Comédien)
[37] Foucault, op. cit.
[38] Ibid.
[39] Ibid.
[40] Hegel, la Phénoménologie de l’Esprit, trad. J. Hyppolite, 1939, t.1, Aubier, 1978.
[41] Marx, Le Capital, trad. J. Roy, lvre 1, 3ème section, La DisputeEditions Sociales, 1978.
[42] Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, trad. Pierre Rusch, Gallimard, « Folio essais », 2013.
[43] Hegel, op. cit., p. 165.
excellent article merci infiniment pour cet article