Le déchargement rationnel
mots-clés : historicisme, soi narratif, storytelling, MacIntyre.
Par Pierre-Emmanuel Brugeron.
En lien avec cette importance du récit de vie, apparaît l’importance décroissante de la notion d’autonomie de l’agent. La conclusion logique de cette nostalgie du pur commun historique nous semble être observable dans la pensée historiciste d’Alasdair McIntyre, réfutant l’agent rationnel au profit d’un acteur défini par son histoire et son contexte. Nous ne prétendons bien-sûr pas que toute réactivation du soi narratif ne mène automatiquement à une telle position anti-moderne, mais nous affirmons que dans le contexte médiatique et industriel1 qui est le nôtre, l’individu narratif à tendance historicisante est un pari risqué, voire perdant, pour la rationalité autonome car privilégiant l’homme « balisé » et résumable face à un universalisme moins vendeur, ou moins vendable.
Cette tendance commerciale à baliser le soi narratif correspond, selon nous, au lien mis en évidence par B. Stiegler comme effet d’un capitalisme de déchargement (le service) nous ôtant au final les possibilités d’une singularisation individuelle réelle2. Selon cette logique, le paradigme narratif instrumentalisé appauvrit en même temps qu’il décharge : Appauvrissement du récit en balisant le champ des possibles, déchargement des choix de vie autres que l’embarras du choix du consommateur.
A l’opposé, la rationalité autonome, c’est-à-dire la capacité à un arrachement du Soi (partielle tout du moins) à ses caractéristiques contingentes (principalement : la culture de naissance, héritée) reste la condition nécessaire d’une vie libre ; Par vie libre, nous entendons la capacité à toujours percevoir l’ensemble (idéalement, du moins le maximum) des possibles au sein d’une situation3. Ce qui était le projet principal des Lumières nous semble redevenir l’outil d’une pensée critique face à la tentation permanente du déchargement et de la simplification, manœuvre qui trouve selon nous son modèle le plus efficace dans le « storytelling » instrumentalisé permanent.
Cette conception est, comme nous avons tenté de le montrer, mise à mal par le champ lexical de la vente et de la publicité4, en même temps que ce dernier nous semble préparer mentalement l’importance des thèmes identitaires dans la mesure où, sauf cas extrêmes et assez rares, ils ne nous semblent pas émerger dans le contexte politique qui les nécessiterai.
Plan de la démarche :
Notes :
1 Nous entendons par « contexte » actuel la banalisation du subjectivisme relativiste (l’expression cathodiquement populaire « C’est votre vérité » en étant un bon exemple) ainsi que le lent passage du paradigme de l’individu rationnel à celui du consommateur avisé, de l’homme ordinaire au citoyen moyen. Sur cette modification de paradigme, voir Gilles CHÂTELET, Vivre et penser comme des porcs. De l’incitation à l’envie et à l’ennui dans les démocraties-marchés, Paris, Gallimard, 1998.
2 B. STIEGLER & Ars Universalis, op. cit. p. 42 : « […] cette décharge est ce qui prive de son existence même celui qui se trouve ainsi « déchargé » : il [se] trouve privé de la possibilité de décider de sa façon de vivre ».
3 Sur la vision des possibles et la liberté, voir, pour une approche socio-cognitiviste, Peter L. BERGER et Thomas LUCKMANN,The Social Construction of Reality : A Treatise in the Sociology of Knowledge, Londres, Anchor, 1967, trad. F. de SINGLY, La Construction sociale de la réalité, Paris, Méridien-Klincksieck.
4 Au sein de la vente, par l’exportation du concept de coach. Dans le langage publicitaire, en proposant une série d’options sans sens par le biais de slogans intériorisables : quelle est la part d’autonomie d’une Femme Barbara Gould ?