Art comptant
Coline Polverel – Commissaire d’exposition à Barcelone.
Exposer l’art contemporain à l’ère du numérique :
« Une œuvre d’art serait contemporaine – en opposition à moderne, classique, ou tout ce que vous voulez tant qu’elle demeure exposée au risque de ne pas être perçue comme de l’art »[1].
Il est de nos jours un fait incontestable : les expositions sont des évènements culturels qui ne cessent de se multiplier, leurs fréquentations d’augmenter, leurs disciples de se former. Parmi ces évènements nationaux et internationaux, l’exposition d’art contemporain n’est pas en reste : les centres d’art qui ont vocation à soutenir, à diffuser et à produire la création contemporaine se développent un peu partout en Europe depuis 30 ans, les foires internationales investissant chacune de ses capitales. Il n’existe cependant pour le moment que peu d’informations sur la fréquentation des centres d’art contemporain. Olivier Donnat, sociologue de l’art au ministère de la culture, esquisse le portrait du public français : c’est un public restreint qui ne fréquente pas seulement les établissements de l’art contemporain mais tous les lieux d’exposition ; il est un habitué aux sorties culturelles de toutes sortes ; il s’intéresse autant à l’art classique qu’à l’art actuel, il est célibataire, jeune (25-44 ans), parisien.[2] De plus Donnat souligne qu’entre 1999 et 2008, l’écart entre le public qui fréquente les espaces culturels et celui qui n’y vient jamais ne se réduit pas.
Nous interrogerons les raisons pour lesquelles le grand public est absent des lieux de l’art contemporain. L’exposition – exposer c’est rendre visible- est précisément l’espace symbolique et réel d’un combat dont les enjeux complexes relèvent tant de l’artistique que du politique. En prenant compte du paradigme de l’art contemporain, quelles sont les modalités de la mise en exposition qui pourraient éventuellement à la fois de ne pas annuler sa force et tenter de ne pas mépriser son public? Et en quoi internet et le numérique proposent de nouvelles manière de « rendre visible » c’est-à-dire de diffuser et de produire de l’art contemporain ?
Tout d’abord, qu’est-ce qu’une exposition ? Le rassemblement dans un espace donné, pendant une durée fixée, d’un certain nombre d’œuvres ou d’objets d’art supposés posséder une valeur et intéresser le public. La fonction de l’exposition se rapporte à la valeur de l’objet exposé, selon Nathalie Heinich, il en existe quatre fonctions. Celle qui nous intéresse, la fonction « esthétique » liée à la valeur « artistique » de l’objet exposé est une fonction relativement récente. Cette valeur artistique de l’œuvre n’a pas toujours existé, Benjamin Walter en souligne la transformation : de thaumaturgique elle devient artistique par la création de moyen technique de reproduction des œuvres[3]. A un moment dans l’histoire, l’œuvre n’est plus la présence du sacré, elle est sa représentation : elle re-présente, rend présent l’absent[4]. Il reste toujours un peu de sacré à ces œuvres : la beauté durant des siècles le révèle. C’est la notion de beau qui se substitue à l’aura et si la reproduction éloigne l’œuvre de son origine, l’authenticité est désormais garantie par l’artiste[5].
De ces collections privées, l’Etat se charge, à la Révolution française, d’en faire des collections publiques : il s’agit de donner à voir ce qui est conservé comme patrimoine d’une nation. Au XIX° siècle, la fonction du musée est donc de conserver et de présenter des collections au nom de l’Etat pour un public d’abord privilégié, les artistes – à des fins pédagogiques et politiques – puis pour le grand public. En parallèle, les salons donnent à voir la production contemporaine des académiciens qui se démarquent des artisans – ce sont des artistes, une fonction hautement distinguée – et de leurs boutiques de fortune installées dans la rue. Il s’agit de présenter les progrès de l’académie au peuple.
Dans ces salons, on expose le meilleur de la création contemporaine : une commission d’académiciens se charge de sélectionner ce qui le compose. Un jury prend ensuite la relève et les artistes qui n’ont pas suivi la formation académique des Beaux-arts et qui s’arrêtent à la Petite école ne parviennent pas à y être acceptés. Le nœud est solidement établi entre l’art, l’institution, le sacré et le beau. Mais à partir du moment où la mise en exposition est institutionnalisée, l’œuvre d’art est critiquable par tous, c’est-à-dire qu’il s’instaure un débat sur les goûts de chacun. Plus il y a de regards sur l’œuvre plus il y a de jugements et d’opinions. L’espace d’exposition est un « espace public de jugement »[6]. L’universel sans concept de Kant est difficilement admis par tout le monde et puisqu’on expose pour tout le monde, il faut reconnaitre qu’il n’y a pas de beauté universelle, il n’y a que de la contingence. Celle des expositions justement. Celle qui réunit dans un espace précis, à un moment donné de l’histoire, des regards qui se croisent, des objets d’art, des contextes, des personnalités qui orientent un point de vue. Les artistes dit modernes qui s’exposent au « salon des refusés » – salon spécialement organisé pour ceux qui sont exclus du choix officiel – utilisent l’exposition, lieu où nait la critique d’art, lieu de jugements et d’opinions publics, pour en dénoncer les rouages. Par exemple Courbet réalise son propre pavillon lors de l’Exposition Universelle de 1855 où il expose ses toiles dont l’esthétique et le sujet sont révolutionnaires : tant pour sa manière de peindre que pour ce qu’il dénonce. L’artiste est ainsi connu pour son engagement politique. Ce sont alors les avant-gardes du XX[ème]° siècle qui s’emparent de l’image et de l’espace d’exposition comme des moyens de désarticuler ces nœuds complexes entre l’art, le sacré et l’officiel. Nathalie Heinrich analyse dès 1998 ce qu’elle nomme le triple jeu de l’art contemporain. La sociologue de l’art met à plat les relations entre l’artiste et la transgression, le grand public et la réaction, l’institution et l’intégration et constate dans sa conclusion :
« En montrant que ce qui fait la valeur de la proposition (sa capacité de subversion) ne réside pas dans la proposition elle-même mais dans sa prise en charge par l’institution, il fait apparaitre celle-ci comme le lieu non plus de la médiation des valeurs artistiques mais de leur production alors même que celles-ci se construisent contre le pouvoir des institutions. »[7]
C’est à l’endroit même de l’exposition que l’enjeu de l’art contemporain se cristallise et que le paradigme se présente. D’une part, il n’y a plus à penser l’art en termes de beauté mais en termes de signe, de langage, un langage qui dénonce et qui engage. La fonction artistique sous tendue par la question du beau en art est liquidée, le critère de beauté n’entre plus en ligne de compte pour définir l’art contemporain et son paradigme. D’autre part, ce langage qui dénonce et qui est volontairement subversif se joue des institutions et du public.
« Fuite en avant des artistes condamnés à la transgression perpétuelle au nom de la subversion artistique, démission des institutions se refusant de jouer leur rôle normatif au nom de l’ouverture à la modernité, désarroi des amateurs d’art ne sachant plus quoi ni comment admirer, impuissance des citoyens démunis des critères au nom desquels la collectivité agit en leur nom : c’est une vrai pathologie dont souffre le corps social de l’art contemporain. » [8]
Toujours plus transgressif, l’art déplace ses propres limites rapidement, cherchant à condamner l’institution publique qui l’expose dans une volonté de démocratisation de l’accès à l’art décalé et provocateur. Le grand public se perd et réagit violemment à ce qu’il ressent comme du mépris de la part des institutions et de la part des artistes que ces institutions soutiennent alors qu’ils se moquent d’elles[9]. Le public averti, lui, se bat, soit pour, soit contre, au nom de l’histoire de l’art ou au nom du paradigme de l’art contemporain, mais il se démarque du grand public. Et pour l’art contemporain, il s’agit de transgresser et donc de ne pas être reconnu du grand public mais bien d’une partie du public averti[10]. C’est donc bien dans l’exposition que se joue le jeu de l’art contemporain, exposé au risque de ne pas être reconnu comme art – par un certain public. Les formes de l’art contemporain sont multiples, il joue avec l’image, le concept, l’objet variable d’une proposition artistique à une autre et il échappe volontairement à une quelconque définition. D’où la difficulté pour chacun de se positionner, il ne s’agit pas de goût à défendre, il s’agit d’un système, celui imposé par cet art, à savoir son existence par la transgression[11]. Dans un contexte de démocratisation d’accès à la culture, les acteurs et les professionnels de la culture qui prennent ce risque d’exposer l’art sont dans une situation bien délicate.
« Chacun y joue de sa crédibilité, sa réputation, sa carrière, en une partie sans fin qui trouve sa matérialisation dans l’évolution des cotes : pour où ? ce qui pourrait n’être qu’un jeu gratuit se transforme en un sérieux enjeu économique. » [12]
Face à l’augmentation croissante du processus de mise en exposition et face à l’absence ou au rejet du public envers l’art contemporain, ce sont les intellectuels et certains professionnels du monde de l’art et de la culture qui sont le plus déçus. Ils évoquent une série d’arguments le dévalorisant, que l’on retrouve dans la presse ou édités sous forme d’essais et de pamphlets [et] qui diabolisent l’exposition d’art contemporain et ses acteurs. Cela ne peut pas ne pas avoir un impact ou établir au moins un effet de mode. L’art contemporain est décrit comme « moche », « vide de sens », « provocateur », « idiot », à « l’image de la société qui le produit et qui le consomme ». Ainsi nombreux sont les nostalgiques d’un temps dit révolu où la notion d’art avait quelque chose de sacré. Nombreux sont également ceux pour qui il est insupportable d’exposer cette production vaine. Certains accusent l’irruption des goûts populaires dans l’art contemporain et d’autres dénoncent en même temps l’ésotérisme des œuvres incompréhensibles pour le public. Enfin, la place de l’Etat dans le domaine du marché de l’art et de l’exposition est critiquée par beaucoup d’entre eux[13]. Les commissaires d’exposition sont le plus souvent attaqués directement, accusés de soutenir cette production artistique que beaucoup rejettent. Ils identifient leur fonction, dès les années 1960, à celle de l’auteur, tel le réalisateur de cinéma, au moment même où de grands intellectuels français, Barthes ou Foucault, dénoncent cette fonction[14]. Les conservateurs les accusent d’instrumentaliser les artistes au profit d’une vision de l’art qui relève souvent d’une personnalité plus que d’une discipline des sciences humaines. Ils sont le bouc émissaire par excellence, puisqu’ils prennent les risques d’exposer, choisissent un parcours, orientent un propos, valorisent des œuvres et signent. Si le conservateur de musée incarne les choix d’une institution muséale lorsqu’il accroche ses collections ou présente des expositions, les associations visuelles des commissaires indépendants paraissent parfois narcissiques.
Mais dans le fond, au nom de l’effort qui tend à rendre accessible au plus grand nombre l’art contemporain, il est souvent logé à la même enseigne que le conservateur, coincé entre une exigence intellectuelle -le catalogue de l’exposition est un outil essentiel aux historiens de l’art – une volonté de soutenir le travail de l’artiste, de s’en faire l’interprète, et la nécessité de trouver le moyen d’élargir son public et de lui transmettre un supposé savoir sur l’art, sa pratique et son histoire.
Trop intellectuel, le commissaire est prétentieux et ne s’adresse qu’à une élite, trop médiatisé, il est narcissique, proposant des thèmes transversaux, multidisciplinaires, il est coupable de vulgarisation de l’art, trop historien, son exposition est banale et peu intéressante, trop novateur, il prend la place de l’artiste. Difficile pour ceux qui exposent l’art contemporain de trouver l’équilibre. Certains conservateurs s’interrogent quant à la volonté de faire à tout prix venir le public au musée. D’autres dénoncent la professionnalisation de leur métier qui perd de son intellectualisme au profit des fonctions administratives, mais ils condamnent également l’administrateur qui prend sa place et qui n’a aucune compétence dans le domaine artistique et culturel. La critique d’art qui joue un rôle fondamental dès la naissance des expositions au XVIII° siècle dans ce nœud entre l’institution, l’art et son public, semble s’effilocher, reléguée au rang d’information, de chronique, dans les grands quotidiens. Les commissaires dénoncent une critique mourante, qui annonce selon eux le manque d’intérêt probant de la société pour l’art. La tyrannie de la communication est soulignée par tous, elle découle pourtant de cette volonté de démocratiser l’accès à l’art.
Ce qui dans les années 1960 apparaissait comme satisfaisant pour les révolutionnaires modernistes, à savoir la liberté de l’artiste contemporain, son expressivité, sa force dans l’innovation, la subversion d’un système étatique trop lourd, devient dans les années 1980 ennuyeux et dangereux. La poursuite jusqu’à son terme de l’autonomisation de l’artiste et de son art est désormais critiquée[15]. Pour certains donc, l’art contemporain est épuisé, il est creux et répète inlassablement la volonté d’innover et de provoquer, ce qui a pour but au final de ne plus choquer personne, les avertis et connaisseurs sachant à quoi s’attendre en entrant dans une salle d’exposition. Le nouveau n’est plus une force, c’est le résultat d’une volonté d’être original à tout prix et le principe de la démocratisation de l’art suppose dans le fond que tout le monde est artiste et que tout est art[16]. Mais pour d’autres, la critique est toujours l’hermétisme de l’art moderne puis contemporain. Quoi qu’il en soit, il semble bien que l’avant-garde politique ne se retrouve plus dans les valeurs de l’art contemporain. Plus les centres d’art contemporain se développent, plus les filières de la culture se multiplient, plus l’Etat cherche à rendre accessible, en achetant, en diffusant, en exposant l’art actuel, plus la fracture se creuse entre des intellectuels toujours en guerre, cette fois contre un capitalisme sans limite dont les effets sont visibles dans les œuvres elles-mêmes et la figure de l’artiste dans notre société. Ceux qui soutiennent que « c’était mieux avant » font référence à cette collaboration entre l’avant-garde artistique et le révolutionnaire, l’intellectuel de l’avant-garde politique. Les gouvernements se succèdent, de droite comme de gauche, le système politique et économique avale et digère l’art contemporain. Ce dernier n’est plus innovant, révolutionnaire, libre, transgressif, avec pour fonction un enjeu politique, il est partout et surtout sans effet.[17] La grande rupture de l’art contemporain pour Nathalie Heinich se situe là. Exposer l’art contemporain semble parfois ne plus être un risque, mais une banalité.
Comment exposer aujourd’hui l’art contemporain ? Comment échapper à l’effet d’officialisation -donc de conformisme- et d’annulation de sa force transgressive, subversive – tant espérée des intellectuels et des révolutionnaires qui parfois sont aussi des professionnels de la culture – par une volonté de démocratisation d’accès à cet art ? Comment concilier le désir de le présenter quand celui-ci cherche à dénoncer l’ensemble des acteurs de cette présentation ? En quoi le numérique est une force médiatrice nous permettant d’accompagner l’exposition et une force créatrice nous permettant d’en déplacer les enjeux face aux institutions ?
Si l’art contemporain est à penser comme un discours qui s’énonce dans l’espace de l’exposition pour tous les acteurs de la mise en exposition avertis de ces enjeux que nous venons de souligner, parfois pris dans ces débats, la question est : à l’ère du numérique, quelle est la place du discours de l’exposition par rapport à celui de l’art contemporain ? Comment exposer cet art qui se joue de tout, y compris de l’exposition dans sa forme et dans son fond, y compris de ceux qui le soutiennent ? Comment ne pas concurrencer l’énoncé des œuvres qui se veulent autonomes, discursives, transgressives, par un discours supplémentaire, celui du commissaire, grâce à la mise en parcours et la mise en discours visuel de son regard sur les œuvres ? Enfin, quels sont aujourd’hui les moyens à notre disposition pour créer un espace d’échange attentif aux différents publics susceptibles de s’intéresser à l’art contemporain ?
Depuis les années 1960-70 et les premières études sur le public au musée, les professionnels tentent de comprendre les rapports entre les objets exposés et les visiteurs au sein de l’espace de l’exposition. Un effort considérable est effectué par les musées et centres d’art afin de penser la question de la médiation sous tous ses angles : la scénographie, la communication, la préparation avant l’exposition, les médiateurs, les conférences, la présence de l’artiste, l’éducation, un grand nombre de moyens sont déployés afin de permettre l’accès à l’œuvre d’art en général et contemporaine en particulier.
Cependant, l’œuvre d’art contemporaine complexifie la démarche de la médiation. En effet, à la suite des recherches du spécialiste de la médiation dans l’espace d’exposition, Jean Davallon, on remarque que la spécificité de la médiation en art contemporain réside en ce que l’objet exposé, matériellement présent, n’est pas l’œuvre, laquelle se trouve être la démarche de l’artiste. Il ne s’agit pas alors, comme c’est le cas pour les expositions d’art moderne, de chercher l’œuvre dans sa matérialité mais de permettre d’associer l’objet présent et la démarche qu’il expose[18].
Le problème, c’est que si le médiateur énonce la démarche, l’objet d’art perd de sa force, le discours du médiateur entre en concurrence avec cet objet au point que le visiteur écoute mais ne regarde plus et se passe même de regarder. Mais sans discours, très souvent rien ne se passe, le visiteur n’associe pas l’objet à l’œuvre c’est-à-dire à ce qu’énonce l’artiste.
Le processus de la mise en exposition et sa médiation participent presque à l’œuvre d’art contemporain : le commissaire place les objets qui matérialisent les œuvres dans l’espace, et c’est l’ensemble, c’est-à-dire l’objet et la démarche, qui est l’œuvre. Autrement dit, la médiation fait partie du fonctionnement de l’œuvre. D’où également le statut particulier du commissaire d’exposition, et d’où, enfin, la nécessité pour l’art contemporain d’être exposé et « médié » par des médiateurs[19] .
Nombreux sont aujourd’hui les centres d’art contemporain qui proposent une prise en charge de la médiation en plus de se considérer comme un lieu de rapprochement entre l’art contemporain et les visiteurs, c’est-à-dire comme une médiation en soi, tel le palais de Tokyo[20].
Ce dernier met à disposition sur son site des fiches pédagogiques permettant au visiteur de saisir les références de l’artiste, son contexte, etc… et donc multiplie les chances d’apprécier les œuvres.
Ces informations se doublent généralement de conférences ou débats filmés et mis en ligne comme au Centre Pompidou et dans la plus part des grands centres d’art en Europe. Il va sans dire que l’outil Internet est aujourd’hui un complément à la mise en exposition quant aux possibilités qu’il offre pour la préparation de la visite, la réécoute à volonté de discours, le téléchargement de conférences ou vidéos qui accompagnent l’exposition. Non seulement nombreux sont les musées qui se créent des sites internet complémentaires mais nombreux ceux qui créent leurs propres expositions virtuelles – que ce soit en remplacement de l’espace réel en travaux ou un approfondissement thématique en supplément de ce qui est exposé. Sur la toile sont actuellement créées des plateformes de recherches, laboratoires d’échanges et de pensées qui sollicitent de plus en plus le public à débattre, à participer à la construction d’un discours et d’une pensée sur l’art. La forme de l’exposition évolue dans son espace réel, tel que le propose le Cent quatre à Paris qui déstructure les règles de la présentation des œuvres et expose l’œuvre en train de se faire, le travail de l’artiste autant que le résultat final.
Mais le numérique n’est pas un simple outil d’accès supplémentaire à l’art contemporain, les artistes s’en emparent depuis longtemps à la recherche de nouveaux espaces de création et de liberté.
L’art numérique est une terre inconnue à découvrir, un lieu encore peu balisé par les institutions et donc décalé – décalé seulement parce qu’il n’est pas possible de s’en exclure totalement- par rapport aux enjeux énoncés plus haut.
La biennale 3000 de Fred Forest[21] en est le plus bel exemple, crée en 2006 en même temps que la 27ème Biennale d’art contemporain de Sao Paulo, le travail de l’artiste témoigne des interrogations actuelles sur le monde de l’art, sa légitimité, son imposture, son esthétique, son public ou encore la démocratisation de son accès. Il démontre que les réseaux internet son aujourd’hui une alternative riche et pertinente aux mécanismes promus par le monde de l’art et ses expositions. Munis des technologies de son temps, l’artiste n’a aucun mal à créer de nouvelles formes d’art et cherche sans cesse à occuper de nouveaux espaces libres des contraintes de mondialisation et d’institutionnalisation – du moins, pour le moment. L’interrogation est la même, peut-on démocratiser l’accès à l’art en général et l’art contemporain en particulier ? Peut-on populariser cet art ? Et l’art numérique offre un terrain de jeux encore peu connu mais qui est déjà accessible à domicile devant son écran d’ordinateur. Voilà un avantage sans précédent pour qui souhaite que l’art investisse le quotidien.
D’autre part, d’autres difficultés majeures quant à la médiation des œuvres d’art contemporain sont les sous-entendus auxquels se réfèrent les artistes concernant les valeurs – politiques, artistiques, économiques ou autres – qui soit sont rejetées soit ne sont pas comprises parce que ces valeurs ne sont pas communes à l’artiste et au visiteur. Plus les informations sur le monde de l’artiste et ses référents sont disponibles plus le visiteur peut les saisir et donc comprendre les sous-entendus de l’objet exposé. [22]
Le plaisir éprouvé devant l’œuvre d’art est souvent du à sa compréhension, plus on connait une période de l’histoire de l’art, la technique utilisée pour un objet, son contexte, etc… plus on éprouve du plaisir à la regarder. A l’inverse, plus l’objet est incompréhensible plus on est en difficulté, difficulté qui souvent arrête le spectateur dans sa démarche de compréhension, sauf pour ceux qui n’ont pas peur d’être ignorants : la peur de ne pas comprendre et d’être face à son ignorance semble être l’une des raisons principales qui freinent l’envie de voir une exposition et le plaisir éprouvé devant une œuvre. Or ce plaisir éprouvé et recherché semble le moteur premier des visiteurs. Mais il n’est jamais immédiat ou rarement, il passe soit par le goût soit par la connaissance, soit encore par l’imagination.[23] L’art contemporain qui se joue de tout, joue également des codes et des sous-entendus, ce qui rend encore plus difficile le rapport qu’un public peu averti peut entretenir avec l’objet. Il devient alors évident qu’un public curieux mais habitué à étudier et apprendre, vient plus facilement et développe un goût et un plaisir dus à cet apprentissage. Ce qui rejoint les statistiques, ce public est bien entendu très souvent un public d’étudiants ou ayant fait des études et qui ne se remet pas en cause devant son incompréhension, qui n’en n’a pas peur. Une seconde exigence nous semble fondamentale pour tenter de satisfaire le public et d’exposer l’art contemporain dans les musées et les centres d’art. Celle de la transparence du principe de l’exposition :
« Une exposition est un évènement où quelqu’un rend quelque chose public, y compris les opinions et jugements du sujet exposant. » [24]
Penser une pratique de l’exposition pourrait signifier que l’exposition est une argumentation qui possède un destinataire, c’est-à-dire qu’elle est dialogue, ce qui suppose au moins deux voix[25]. Dans l’espace d’exposition, le commissaire énonce un discours dans un temps donné, dans une durée, au travers de la mise en exposition des objets d’art que sont les œuvres. Ce n’est pas parce que le commissaire n’est plus présent lors de l’exposition qu’il faut oublier que ce qui est présenté est un point de vue qui provient d’une personne et qui renvoie à un contexte, à une façon de voir. Le discours du commissaire n’est pas neutre, objectif ou vrai[26].
Il faudrait ne jamais perdre de vue que dans l’espace de l’exposition l’énoncé n’est pas plus vrai ou plus objectif qu’ailleurs. Les expositions thématiques sont souvent trompeuses, elles imposent un discours qui se prétend vrai, la mise en scène, les associations, la scénographie, l’espace institutionnalisé font de cette argumentation une évidence.
L’exposition des œuvres dans l’espace fait oublier que derrière il y a quelqu’un qui énonce. L’exposition est un langage avec ses ambiguïtés et de possibles remises en cause. A penser l’exposition comme un espace possible de dialogues plus que comme un espace dictatorial et autoritaire, on aurait peut-être moins de crainte à s’y confronter, le commissaire pourrait être un peu moins complexé de se penser comme un auteur et les publics un peu moins craintifs à l’idée d’un dialogue, d’une critique ou d’un jeu. Ils pourraient éventuellement prendre un peu de distance par rapport aux valeurs qui sont mises à mal par l’art contemporain, en dissociant le point de vue d’un artiste, de celui d’un commissaire et de la réalité qu’ils éprouvent dans leur vie.
L’espace d’exposition est un espace de fiction dans lequel aucune vérité n’est absolue.
Pour décomplexer les publics – car il est maintenant reconnu qu’il n’existe pas un public unifié dans les expositions mais des publics – et les acteurs de la mise en exposition, il serait intéressant de rendre compte de l’espace d’exposition comme d’un montage, d’une articulation, afin d’affirmer la présence d’un commissaire ou d’une équipe qui a pensé ce montage : celui-ci n’est pas naturel[27].
Plus l’énoncé est proposé comme une évidence, plus on attend d’acquiescement. Celui pour qui l’exposition est évidente, c’est celui qui possède les mêmes codes culturels, sociaux, qui possède le même savoir, celui qui sort des universités ou de la pépinière des conservateurs, l’Ecole du Louvre. Or le public n’est pas forcément spécialiste, mais il n’est pas non plus à mépriser. Quelle est la raison pour laquelle le savoir qui légitime la conservation des œuvres et leur catégorisation devrait-il être le même que celui qui légitime l’organisation des expositions au public ? [28]
L’idée que véhicule l’exposition bien souvent c’est que ce qui est présenté va de soi, or rien ne va de soi, ni les œuvres ni la mise en exposition et il n’y a pas qu’une personne qui peut parler d’elles, elles ne sont pas non plus suffisamment autonomes pour parler toutes seules. Beaucoup de centres d’art contemporain tentent d’entamer un dialogue constant entre les artistes, les commissaires et les publics, tentent de désacraliser le rapport à l’art et de montrer la pensée artistique en activité, avec l’ensemble de ses acteurs. Il s’agit d’inventer de nouveaux supports de l’exposition, de sortir d’un cadre scénographique qui induit souvent le monologue. Internet permet de briser ce monologue et de créer d’autres types d’échanges et d’autres formes de création.
L’exposition de l’art contemporain est une pratique délicate. L’espace d’exposition est le lieu d’une lutte entre une volonté réelle de démocratisation de l’accès à l’art et une critique virulente de l’artiste envers sa société. Non pas que l’un et l’autre n’aient jamais existé mais, que désormais depuis plus de cinquante ans l’institution – à l’image d’une société qui cherche à limer les différences et les distinctions – joue le rôle de producteur et de diffuseur d’un art qui ne se veut surtout pas pour tous.
Ce que l’art contemporain ne cesse quant à lui d’imposer – de la différence, de l’exclusion et du groupe-, à la fois soucieux de maintenir la notion de cultures au pluriel et à la fois heureux de ne pas appartenir à la masse populaire.
Alors qu’il représentait aux yeux de l’avant-garde intellectuelle un symbole de liberté contre le conformisme et le capitalisme, mais nécessitant l’aide constante de ceux qui peuvent le financer, l’art contemporain déçoit de plus en plus ceux qui pourraient par leurs paroles lui redonner ses lettres de noblesse. De plein pied avec son temps, l’artiste a cependant un nouveau terrain de jeu et d’enjeux : le numérique. Les rapports établis jusque-là avec son public se transforment, les contraintes imposées par l’institutionnalisation sont contournées en partie et l’artiste dispose d’un outil puissant de démocratisation de l’accès à l’art, décalant peut être ainsi le paradigme et redéfinissant le monde de l’art contemporain – son exposition, son marché, ses amateurs-, sous nos yeux.
[1] Voir Thierry DE DUVE, « Petite théorie du musée », L’art contemporain et son exposition (2), L’Harmattan, « coll. Patrimoines et sociétés », Paris, 2007, pp. 87-101.
[2] Voir Olivier DONNAT, « Les études de publics en art contemporain au ministère de la Culture », Publics et Musées, N°16, 1999. pp. 141-150.
[3] Voir Walter BENJAMIN, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, version 1939, Éditions Gallimard, « coll. Folio plus philosophie », Paris, 2000.
[4] A ce propos Edouard POMMIER, Théories du portrait, Gallimard, « coll. bibliothèque illustrée des Histoires », Paris, 1998.
[5] Voir Walter BENJAMIN, op.cit.
[6] Voir Mieke BAL,« Le public n’existe pas », L’art contemporain et son exposition (2), L’Harmattan, « coll. Patrimoines et sociétés », Paris, 2007, pp. 10-33.
[7] Nathalie HEINICH, Le triple jeu de l’art contemporain, les éditions de Minuit, « coll. Paradoxe », Paris, 1998, p.336.
[8] Nathalie HEINICH, op.cit., p. 337.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] Ibid.
[12] Voir Marie-Luz CEVA « L’art contemporain demande-t-il de nouvelles formes de médiation ? » Culture & Musées,N°3, 2004. pp. 69- 96.
[13] Voir Yves MICHAUD, La crise de l’art contemporain, Puf, coll. Quadrige, essais débats, Paris, 1997.
[14] Voir Jérôme GLICENSTEIN, L’art, une histoire d’expositions, Puf, « coll. Lignes d’art » Paris, 2009.
[15] Voir Yves MICHAUD, La crise de l’art contemporain, op.cit.
[16] Ibid.
[17] Voir Yves MICHAUD, L’art a l’état gazeux, éditions Stock, « coll. Hachette Littératures, Pluriel », Paris, 2003.
[18] Jean DAVALLON, « Réflexion sur la notion de médiation muséale », L’art contemporain et son exposition(1), L’Harmattan, « coll. Patrimoines et sociétés », Paris, 2002, pp.42-61.
[19] Ibid.
[20] Voir le site du palais de Tokyo : http://www.palaisdetokyo.com/fo3/low/programme/index.php?page=../infospratiques/doc-peda.php.
[21]La plateforme est visible sur http://www.biennale3000saopaulo.org
[22] Voir Marie-Luz CEVA « L’art contemporain demande-t-il de nouvelles formes de médiation ? » Culture & Musées, N°3, 2004. pp. 69- 96.
[23] A ce sujet, voir les écrits de Colette Dufresne-Tassé et O’Neill dont j’ai suivi les séminaires de muséologie à l’Ecole du Louvre en 2005.
[24] Mieke BAL, « Le public n’existe pas », L’art contemporain et son exposition (2), L’Harmattan, « coll. Patrimoines et sociétés », Paris, 2007, p. 14.
[25] Ibid.
[26] Ibid.
[27] Ibid.
[28] Mieke BAL, op.cit.