Publics et pratiques créatives en ligne
Aurélie Aubert
Maître de conférences en SIC, Université Paris 8 CEMTI (EA3388) Co-organisatrice du séminaire « Pratiques créatives sur internet », au laboratoire Communication et Politique du CNRS[1].
L’avènement de la deuxième génération des outils du web, que l’on nomme habituellement le web 2.0, a non seulement modifié nos comportements communicationnels, mais a aussi induit des transformations au sein des pratiques créatives des amateurs d’art. Là où, autrefois, le simple amateur ne faisait qu’entrer en contact avec des œuvres perçues comme des objets culturels fortement valorisés, le lien avec l’œuvre d’art s’est aujourd’hui transformé dans la mesure où la création peut devenir une co-construction aussi bien individuelle que collective, avec l’usage des technologies numériques.
La mutation des pratiques culturelles et de l’acte créatif grâce au web questionne des thématiques aussi variées que celles des spécificités de l’acte créateur, de la place des productions artistiques dans les représentations et les sensibilités, des variations culturelles et des différentes formes qu’elles génèrent selon les époques. Par ailleurs, la place des productions artistiques dans les systèmes de représentations collectives et d’échanges sociaux sont au cœur de ce sujet qui touche aussi bien la constitution des arts, des formes et des genres que les cultures ordinaires, car l’objet artistique peut être vu comme médiateur des relations sociales.
Notre propos, dans ce bref article, consistera à nous interroger sur l’évolution de la notion d’auteur/créateur, dans la mesure où les publics, auparavant simples spectateurs, peuvent donner sens à l’œuvre elle-même. Ils donnent sens, d’une part, en raison du fait qu’ils intègrent une communauté virtuelle dont la relation à l’œuvre évolue en la rendant visible ; d’autre part, en intervenant eux même dans le processus de création.
Un avant et un après l’ère numérique : la logique du réseau et de la visibilité mise en œuvre
Olivier Donnat, sociologue au ministère de la culture qui a étudié, entre autres, les pratiques culturelles amateur (Donnat, 1997) a montré que l’écriture, les arts plastiques, le théâtre et la danse étaient des activités qui suscitaient, de longue date, l’intérêt des amateurs. Mais, avant l’ère numérique, il existe une disjonction entre les mondes amateurs et professionnels. Le passionné s’inscrit dans un modèle d’activité tourné vers l’intime dont il ne fait pas mention dans sa sphère professionnelle, sphère dont les frontières demeurent étanches avec l’espace privé. Par ailleurs, avant l’ère numérique, pour l’amateur, la question de l’exposition à un public ne se pose que dans quelques cas et concerne un cercle proche. La publicisation d’une œuvre sur la toile modifie le rapport au public, l’exposition de l’œuvre se faisant alors dans un espace semi-public. Le terme « amateur » a longtemps revêtu et continue de revêtir aujourd’hui, dans certains cas, un caractère condescendant dans la mesure où les productions culturelles de ces derniers sont marginales et ne peuvent se comparer avec celles des producteurs culturels légitimes. Le web en permettant à des non professionnels de devenir davantage visibles a contribué à décloisonner et à vivifier cette figure de l’amateur qui reste néanmoins l’auteur de créations qui n’ont pas le même crédit que les autres[2].
Dans l’enquête sur les pratiques culturelles des Français réalisée onze ans plus tard et alors que les technologies numériques ont fait leur apparition dans la vie quotidienne (Donnat, 2009), la question des pratiques amateur sur ordinateur était posée. Les résultats révèlent ainsi que sur 100 personnes de 15 ans et plus, 23 déclaraient en 2008 avoir créé de la musique sur leur ordinateur, 12 écrivent un journal personnel en ligne, et 8 témoignent d’une activité graphique numérique. La même enquête nous apprend également que les activités de création traditionnelles et sur ordinateur se cumulent, essentiellement pour les arts plastiques et graphiques. Sur 21 personnes déclarant pratiquer une activité graphique ou plastique, 13 l’accomplissent de manière traditionnelle, 4 sur ordinateur seulement et 4 sur les deux versants.
La création en ligne se développe donc parallèlement à un phénomène de démocratisation des outils de création devenant universels et utilisables par tous. Par conséquent, ces outils engendrent une forme de sociabilité particulière puisqu’ils approfondissent et intensifient les liens entre les différents agents de la création artistique en imbriquant des logiques de communication personnelle et de masse. La plate-forme en ligne crée une forme nouvelle d’intermédiation artistique qui met en réseau plusieurs auteurs d’une même œuvre, tout en faisant cohabiter des professionnels et des amateurs, chacun en recherche de reconnaissance et de lutte pour leur visibilité (Voirol, 2005).
La rencontre avec un public virtuel joue le rôle d’une validation de la facette identitaire de l’artiste qui entre dans une logique réticulaire et communautaire. En effet, la création artistique démultipliée et facilement exposable sur la toile peut aussi être comprise comme une forme d’expression de soi de l’artiste qui choisit d’exposer une facette de lui-même à une communauté choisie, dans laquelle il souhaite s’impliquer (Beuscart, Crépel, 2011). L’artiste, entendu dans cette acception, peut aussi jouer d’autres rôles sociaux dans des mondes qui ne sont pas ceux de l’art. Mais, sur la toile, l’espace étant modulable et réadaptable, le créateur met en scène ce qu’il veut bien donner de lui-même.
Le public dans les mondes de l’art
Dans son ouvrage de 1982 Art Worlds, paru en français sous le titre Les Mondes de l’art en 1988, Howard Becker défendait la thèse selon laquelle les mondes de l’art[3] sont organisés autour et par un « réseau de gens qui coopèrent à la production de l’œuvre » et qu’une œuvre artistique serait issue d’une action collective c’est-à-dire :
Le réseau de tous ceux dont les activités, coordonnées grâce à une connaissance commune des moyens conventionnels de travail, concourent à la production des œuvres qui font précisément la notoriété des mondes de l’art. (Becker, 1988)
En d’autres termes, l’œuvre d’art ne peut être issue que d’une forme de coopération entre différents créateurs (pour Howard Becker, il s’agit, par exemple de ceux participant à la fabrication et à la diffusion d’une œuvre ainsi que ceux mettant en relation des ressources matérielles et humaines, l’artiste étant donc au centre d’une chaîne de collaboration). C’est bien la nature de cette coopération qu’interroge aujourd’hui l’avènement des pratiques créatives collectives en ligne.
Tous les champs artistiques sont concernés par ces nouvelles formes de création : que ce soit les arts visuels ou audiovisuels ou encore la création littéraire (web roman, web-BD…). Une nouvelle terminologie a été forgée pour certaines de ces créations : celle du « Net art ». Selon Jean-Paul Fourmentraux (2010), le Net art désigne les créations interactives conçues par, pour et avec le réseau Internet, en les distinguant des formes d’art plus traditionnelles et étrangères au réseau, simplement transférées sur des sites-galeries. Le Net art vise la conception de dispositifs interactifs, mais aussi la production de formes de communication et d’exposition visant à impliquer l’internaute dans le procès de l’œuvre. En utilisant toutes les fonctionnalités d’Internet, l’artiste crée un espace qu’il enrichit par accumulation de données visant à former une archive plus ou moins « vivante ». Les œuvres que l’on peut qualifier de « Net art » sont donc des projets multiformes qui vont parfois jusqu’à inclure une possibilité d’apport ou de transformation du matériau artistique initial.
L’interactivité technique et communicationnelle à l’œuvre, ainsi que l’intertextualité dans les pratiques diversifiées de ces champs artistiques et culturels se déclinent selon les multiples implications des différents acteurs. Cette interactivité technique signale aussi bien l’activité d’un internaute qui intervient sur la suite d’un scénario, que celle de fans qui prolongent – ou détournent – dans leurs textes la suite de leurs fictions préférées et de leurs effets sur la stratégie éditeur/producteur, ou encore le mode de lecture des « spectateurs/acteurs » d’un web documentaire devant un contenu multimédia interactif et évolutif, ou le cas de l’art réseau qui s’impose comme un art de participation.
Quelle place pour l’auteur ?
La création en ligne repose donc la question de l’auteur qui avait déjà été remise en question en particulier par Foucault dans une conférence prononcée en 1969, ainsi que par les théoriciens de l’hypertexte. L’idée d’un auteur qui n’est plus le seul créateur, et qui appartient à une identité collective dont le lecteur et l’utilisateur font partie est couramment admise :
Le nom de l’auteur n’est pas situé dans l’état civil des hommes, il n’est pas non plus situé dans la fiction de l’œuvre, il est situé dans la rupture qui instaure un certain groupe de discours et son mode d’être singulier. […] La fonction auteur est donc caractéristique du mode d’existence, de circulation et de fonctionnement de certains discours à l’intérieur d’une société.
[…] La fonction-auteur est liée au système juridique et institutionnel qui enserre, détermine, articule l’univers des discours ; elle ne s’exerce pas uniformément et de la même façon sur tous les discours, à toutes les époques et dans toutes les formes de civilisation ; elle n’est pas définie par l’attribution spontanée d’un discours à son producteur, mais par une série d’opérations spécifiques et complexes ; elle ne renvoie pas purement et simplement à un individu réel, elle peut donner lieu simultanément à plusieurs ego, à plusieurs positions-sujets que des classes différentes d’individus peuvent venir occuper.
(Foucault, 1994).
La conception pragmatique de la lecture et les théories socio-constructivistes de l’appropriation des technologies soulignent, chez le récepteur ou l’utilisateur, des co-constructions et des coopérations textuelles comme un espace d’initiatives et de liberté prises par rapport à un sens ou un outil. Les notions, toujours d’actualité, de bricolage, de braconnage de Michel de Certeau (1990), ou encore de détournement, de contournement expriment des comportements et des compétences chez le lecteur visant à échapper à un sens, une tendance ou un héritage culturel « auctorial ».
L’évolution technologique fait alors apparaître de nouvelles entités auteurs : des collectifs sous une seule identité auteur, des logiciels ou programmes informatiques développant des créations artistiques (roman, poésie, installations..), des médiateurs ou re-médiateurs de l’information (bloggeurs, webmestres…), réseaux sociaux qui n’existent que par la participation de chacun ou encore des réseaux d’intelligence partagée.
Références
Beuscart Jean-Samuel et Crépel Maxime – « Les trajectoires de notoriété sur le Web 2.0 : quatre figures de l’engagement dans la pratique artistique en ligne », communication au colloque Digital Life Lab (Institut Télécom), La participation des amateurs dans l’univers numérique », Paris, 18 mars 2011.
Certeau Michel (de), Les arts de faire, Gallimard, 1990
Donnat, Olivier Les pratiques culturelles des Français, enquête 1997, La Documentation française, Ministère de la culture et de la communication, 1998.
Donnat, Olivier, Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, enquête 2008, La Découverte, Ministère de la Culture et de la Communication, 2009.
Becker, Howard, Les Mondes de l’art, Flammarion, 1988.
Foucault, Michel, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Dits et Ecrits, Gallimard, 1994, t.1.
Fourmentraux, Jean-Paul, Art et internet, Les nouvelles figures de la création, CNRS éditions, 2010.
Voirol Olivier, « Les luttes pour la visibilité, Esquisse d’une problématique », Réseaux, 2005/1 n° 129-130, p. 89-121.
[1]Le séminaire « Pratiques créatives sur internet » est dirigé par Brigitte Chapelain et co-organisé par Aurélie Aubert, Pierre-Louis Fort et Sandra Frey au laboratoire Communication et Politique du CNRS en 2010-2011 et 2011-2012.
[2] A ce titre, on pourra noter le titre évocateur de l’ouvrage de Patrice Flichy, Le Sacre de l’amateur, Seuil, 2010
[3] H. Becker montre comment les interactions entre les différents acteurs participant à l’élaboration d’une œuvre d’art entrent en interaction et se pérennisent dans des réseaux, se construisent autour de conventions et font peu à peu effet de système, raison pour laquelle il parle des mondes au pluriel, sous-systèmes sociaux quasiment autonomes.