De la culture papier à la culture numériqueSociété/Politiqueune

Les inégalités culturelles

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Marie-Antoine Rieu, professeur agrégée, Docteur en philosophie

Des inégalités culturelles – numériques et papier – à un partage des savoirs

La planète numérique semble être le lieu naturel d’une démocratisation de la culture.  Un développement des supports libres à l’échelle mondiale permettrait à tout un chacun d’accéder à des savoirs jusque là réservés à des minorités et d’en faire des Biens Communs de l’humanité.

Cette position généreuse est largement partagée dans le monde quaternaire qui dispose des moyens modernes du numérique. Mais elle gagnerait à se confronter aux inégalités réelles (1) pour concevoir de nouveaux champs de partage qui en élargissent l’usage, mais aussi qui permettent de développer une nouvelle production de savoirs (2).

Un discours sur l’origine de l’inégalité numérique (1)

C’est à Jean-Jacques Rousseau que nous empruntons en premier lieu une logique d’analyse. L’homo numéricus n’est pas l’homme naturel, mais l’homme que rendent possible des conditions historiques : celui qui produit des technologies numériques et celui qui peut se servir d’outils construits avec des technologies et des infrastructures puissantes. Tel n’est pas le cas de beaucoup d’usagers dans le monde, même si l’on ne considère que la téléphonie, de loin la technologie la mieux partagée – qui permet d’amplifier les échanges basés sur la voix et le son, l’image et l’écrit y restant très sommaires et l’accès à une culture plus ample largement limitée par le développement des applications.

 

Les inégalités de l’accès à la culture sont massives même si elles sont différentes pour la culture numérique et la culture papier. Ces inégalités sont liées à trois types de causes :

–        inégalités d’accès du fait des infrastructures matérielles et des coûts : un livre coûte la moitié d’un salaire de base dans certains pays en développement, il y a peu ou pas de bibliothèque, pas de maison d’éditions et pas toujours les supports bancaires pour les commander par Internet, pas toujours d’électricité et de réseaux, et enfin des coûts relatifs élevés des supports numériques.

–         Inégalités d’accès ou d’usage du fait des inégalités dans  l’appropriation de l’écrit – lecture et écriture. Dans les pays développés, la lecture est encore très inégalement partagée même si elle s’est élargie pour des écrits du type des romans. Dans les pays du Sud, la lecture et l’écriture courantes sont le fait de minorités.

–        Inégalités surtout dans la capacité à produire de la culture, écrire un livre ou un article, papier ou numérique, pas beaucoup de différences.

Le numérique ouvre des champs culturels

Si le numérique s’est ouvert à des populations nombreuses, c’est surtout dans l’usage des moyens de types oraux – le téléphone – et partiellement du son et de la vidéo (mais de façon plus limitée, vu le coût et les supports techniques). C’est certainement la culture musicale qui se développe et s’échange le plus et au plan mondial.

Dès qu’il implique une culture – c’est-à-dire une capacité de retraitement critique – de l’écrit (lire écrire), le numérique devient très sélectif. Si dans les pays développés, il tend à toucher tout le monde, surtout chez les jeunes, il reste quant à l’usage très différencié selon les classes sociales, même si l’école suscite un développement de l’usage de la partie culturelle des moyens numériques (comme Wikipédia pour faire un exposé). Mais même dans ce cas, l’écrit n’est pas distancié de façon critique.

La prise de conscience de ces inégalités est importante  : beaucoup de populations restent inscrites dans les modes de fonctionnement de la culture orale, y compris dans les pays développés : échanger avec des proches, échanger autour de l’activité de travail ou de l’activité quotidienne, transmettre à d’autres son expérience dans un milieu plus ou moins commun élaboré et retravaillé à partir d’héritages multiples au fil de situations nouvelles de travail et de vie.

Et ces inégalités ne sont pas seulement négatives, elles portent aussi des savoirs et des modes de construction et de transmission des savoirs bien différents des modes classiques de type académiques et scolaires, mais aussi en large partie à distance des fonctionnements culturels actuels du numérique.

Aller vers un partage des savoirs (2)

Les types d’inégalités de la culture papier et de la culture numérique ne sont certes pas les mêmes. Mais l’enjeu du numérique, comme encore celui du papier, c’est de rendre l’accès au savoir – à sa diffusion et à sa production – populaire, moins inégalitaire que ce soit dans les pays développés ou en développement. La question est comment faire pour cela.

Si l’on veut seulement numériser ou rendre accessible ce qui est produit – et si possible gratuitement – on a fait un pas, certes, mais l’usage et la production sont le fait d’une une classe moyenne internationale que l’on peut qualifier de quaternaire car liée à l’économie de la connaissance et au développement du numérique.

Si l’on veut vraiment développer la culture numérique au sens fort de savoirs que les gens s’approprient, partagent et produisent, alors, il faut développer d’abord les formes numériques orales des savoirs,

  • des savoirs académiques et des articles
  • des savoirs sociaux
  • et développer les outils qui vont avec, que les gens puissent travailler par oral d’abord, et y compris dans leur langue d’abord, parce que c’est dans leur langue maternelle qu’ils pensent.

Dans ce type de processus, ce sont leurs propres savoirs que les gens pourront développer et confronter avec les savoirs déjà construits (dits « académiques), qu’ils appartiennent ou non aux pays dits développés, aux classes moyennes ou populaires, aux « jeunes » ou aux vieux.

Si les personnes qui produisent de fait des savoirs au quotidien reprennent confiance dans leur capacité à produire des savoirs et se conçoivent comme « êtres de savoir », alors elles peuvent vouloir s’approprier les modes écrits papier et numériques et vouloir rentrer dans les codes culturels de l’écriture et du partage des savoirs par d’autres formes qu’orales.

Mais là encore, les conditions réelles de circulation des savoirs que l’on voudrait libres et gratuits risquent se heurter à la prédation des savoirs par certains groupes et au développement de la concurrence entre les porteurs de savoirs dans une économie mondiale libérale de la connaissance. Des savoirs oraux acquis par des peuples par des millénaires d’observation de la nature deviennent déjà des « capitaux de savoirs » investis – entre autres – par l’industrie pharmaceutique mondiale dans sa recherche de nouvelles molécules. L’étape actuelle de libre développement gratuit pourrait conduire à ce que la prédation porte à l’échelle mondiale sur les cerveaux et mette en concurrence tous les êtres humains pour faire baisser les coûts d’une économie de la connaissance orientée par la recherche de profits.

 L’idéal de partage des savoirs doit donc être mis en regard des différents types de savoirs, de la capacité à produire des savoirs et non seulement à en user et enfin des conditions qui peuvent faire du partage des savoirs une économie concurrentielle des porteurs de savoirs.

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