Le Livre des argonautes
Séance du 12 mai 2012
(Pierre-Emmanuel Brugeron, Chloé Girard, Nolwenn Picoche, Thibaud Zuppinger)
Présentation
Pour la séance inaugurale de l’atelier « culture numérique », le thème traité fut : qu’est-ce qu’un livre ? La discussion a évolué à partir des travaux de Hubert Guillaud, Pierre Mounier, Michel Melot et Marin Dacos, avec comme fil directeur : essayer par approximations et ajustements, d’appréhender ce qui fait un livre.
Un livre est un objet tellement ordinaire, familier, que cette question peut sembler naïve. Au fond, pourquoi vouloir aller chercher plus loin que la définition que l’on peut trouver dans un dictionnaire, si vraiment on tient à définir ce qui de toute manière est évident et ne pose pas particulièrement de difficultés ? Le livre, donc, ne serait qu’un « assemblage d’un assez grand nombre de feuilles portant des signes destinés à être lu[1] ».
Si on décompose cette définition, on perçoit rapidement qu’un livre est la conjonction du fond et de la forme, c’est-à-dire d’un support papier accueillant des signes. Il semblerait donc que si cette union fond/forme venait à être rompu l’usage du mot « livre » serait alors illégitime. Tant que le livre papier restait le modèle ultra-majoritaire, la question ne se posait pas. Mais avec le développement des livres numériques, la question gagne une pertinence et une actualité indéniable. En un mot, un livre numérique est-il encore un livre ? Et la question se révèle particulièrement épineuse à l’examen, car on s’aperçoit assez rapidement que la définition qui fait du livre la simple alliance du signe et du papier est en réalité beaucoup moins stricte et surtout moins évidente qu’elle n’y paraît.
En procédant par approximations, on se rend compte que les frontières entre ce qui est un livre et ce qui n’en est pas un sont particulièrement floues. En effet, la définition souligne l’association fond/forme, mais en réalité, un livre est un creuset où viennent se fondre encore d’autres caractéristiques. Ce sont ces critères inaperçus, leur mise en lumière et leur articulation avec l’objet livre qui ont concentré la plupart des efforts de réflexions de cette séance de l’atelier.
La boîte et le flux.
Le livre est un objet fini. Il représente une autonomie, un point final à la pensée de celui qui l’a écrit. La couverture est en ce sens le symbole le plus fort de cette autonomie, de cette suffisance. Le livre est un tout. Quand on pense à l’avenir du livre, on pense évidemment à Internet qui lui est souvent associé aux flux, au renouvellement. Par conséquent, un livre liquide, sans cesse remis à jour, différent chaque jour ou chaque heure peinera à être qualifié de « livre ».
Pourquoi cette résistance ? Deux options s’affrontent. Soit parce qu’il existe bien une idée de livre, indépendante de l’usage que l’on en fait, et que cette idée n’est pas présente dans une publication numérique en flux continu. Soit l’usage que l’on fait du mot livre est purement arbitraire (nominalisme) et il suffit d’attendre que l’usage se répande pour que l’on puisse parler sans problème de livre numérique, fluide et en évolution.
Pourtant, l’usage, précisément, peine à désigner Wikipédia pour citer le plus connu, comme livre. En effet, on observe une double rupture avec le livre traditionnel. S’il s’agit bien d’une production en vue d’être lu, l’ensemble n’est pas clôt ni figé et le support n’est pas papier. En revanche, un livre numérique, proposé sous la forme d’un fichier clôt, non-modifiable, ne rencontre que peu d’opposition à sa dénomination sous le terme de livre. Surtout si l’illusion est renforcée par un système qui permet de « tourner les pages comme des vraies» et si les fichiers sont présentés sur un fond imitant une bibliothèque.
Le livre et l’œuvre littéraire
À suivre de près la définition du Robert, il faudrait refuser le terme de livre à une œuvre qui serait diffusée uniquement sur Internet. Pourtant on imagine que le jour n’est pas si loin où un auteur de best-seller diffusera exclusivement un fichier numérique. Les seuls obstacles pouvant être la non-compatibilité des formats. Mais rien n’indique que l’édition ne suive pas le chemin du dématérialisé qu’emprunte déjà la musique. Dans ce cas, serons-nous encore face à un livre ? Oui sans doute.
En tout cas, si le terme de livre revêt une telle dignité, c’est que derrière on y associe surtout la dimension d’œuvre littéraire : à savoir une identité forte de l’auteur. C’est ce qui distingue par exemple la différence entre un guide de voyage et un carnet de voyage. Connaître les numéros de téléphones ou la monnaie locale. Ces informations ne revêtent aucun caractère personnel que la plume de l’auteur sublimerait. La même remarque vaut pour un ouvrage papier très largement diffusé mais que l’on ne range dans la catégorie livre qu’avec réticence : l’annuaire. Dans ce cas, on peut avancer que sa diffusion papier est contingente, et que son contenu n’a pas été adapté à son support. Peut-on réellement désigner comme livre un annuaire ou un guide de voyage ? Certes, la correspondance avec la définition est remplie et pourtant un livre en format numérique reste un livre, mais en va-t-il de même pour le site des pages jaunes ?
Ainsi, le passage du papier au numérique met bien en évidence l’importance du livre comme unité. Est livre ce qui possède une unité, close, quasiment invariable. Un annuaire ou un guide de voyage a pour vocation d’être adapté et le plus souvent est le mieux. Sa dimension papier est contingente. Évidemment, la question de l’évolution du contenu est-elle aussi soumise à controverse. Qu’en est-il d’un manuel scolaire ? Lui aussi doit évoluer, la part de singularité de l’auteur est minime (mais pas nulle).
Ainsi, s’il existe des signes rassemblés sur des feuilles de papier, dont on peut se demander s’ils ont été réellement pensé pour être des livres (annuaire, guide de voyage), la question peut se poser aussi pour les œuvres littéraires. L’auteur d’un livre a évidemment pensé à son ouvrage comme un tout, devant être lu du début à la fin, pour constituer une unité et faire vivre une expérience au lecteur, ou transmettre une théorie argumentée. L’unité que représente le livre est redoublée par l’unité du sujet (et là encore on peut multiplier les exemples limites : quid des recueils de nouvelles, des ouvrages collectifs…).
Une œuvre littéraire peut être découpée, rédigée en amont pour cette lecture fragmentée que l’on songe aux romans conçues pour être lu par SMS (Keitai roman). Mais ce n’est plus à proprement parler des livres. « Livre » renvoie peut-être à cette résistance intangible. L’unité d’un livre, pensé comme un ouvrage papier dès le départ, apparaît dans les expériences de diffusion où l’œuvre est découpée selon des critères arbitraires au regard de l’économie générale pensée par l’auteur.
Le livre pourrait donc être pensé comme la réunion d’une œuvre littéraire qui a été voulue dès sa création comme adaptée à son support papier, non pas tellement pour ses qualités organiques, mais plutôt pour l’espace symbolique que représente le livre comme monde autonome, clôt et figé.
Le livre comme espace symbolique
Les résistances que l’on rencontre sont plus ou moins grandes selon l’usage strict ou non que l’on fait de la définition de livre.
À cet égard, nous pouvons rappeler les analyses de Michel Melot qui explique que malgré les avantages techniques et économiques indéniables du livre électronique, le livre papier demeure. Selon lui, ce phénomène s’explique par son association forte à un univers symbolique, qui mêle à la fois l’autonomie close d’un livre et la matière organique, dont les éléments reprennent le champ lexical du corps humain, pour en faire un support imaginaire particulièrement puissante.
Le livre papier est un élément qui s’intègre parfaitement dans une vie subjective. L’exemplaire devient le notre. Il devient une partie intégrante de notre identité. On apprécie son poids, le pouce qui avance sur la tranche au fur et à mesure de la lecture
Pourra-t-on jamais remplacer la sensation et l’odeur du papier, les murs de livres de notre bibliothèque, la couverture du livre qui traîne sur la table de nuit, et qui varie au rythme des semaines, la sensation de progression de lecture avec l’épaisseur des pages qui glissent entre les doigts de la main droite vers la main gauche et qui nous entraînent vers la conclusion du livre ? [2]
En somme, nous sommes une génération du livre et nous avons un certain nombre de souvenir d’expériences qui sont liés à l’objet, à ce qu’il représente. La question est de savoir quelle valeur accorder à cette résistance. S’agit-il simplement d’une mutation inexorable et les générations suivantes trouveront d’autres objets ou lieux symboliques pour fixer les mêmes types d’expériences ? Et si ce type d’expérience venait à disparaître cela serait-il réellement une perte pour l’homme ? En un mot, quelle importance accorder à l’impact de ces mutations ?
Bibliographie
Le livre comme forme symbolique, Michel Melot, conférence tenue dans le cadre de l’École de l’Institut d’histoire du livre, 2004
http://ihl.enssib.fr/siteihl.php?page=219
Read/Write Book, Le livre inscriptible, sous la direction de Marin Dacos
http://press.openedition.org/128
[1] Définition du Robert.