BACHELARD, ou l’écriture de la formule (1)
François Chomarat, Docteur et agrégé de philosophie, Enseignant au Lycée Descartes de Montigny le Bretonneux (78)
Introduction. Effacer le donné.
Bachelard nous a lui-même mis en garde contre un excès de l’esprit de système, qui voudrait « souder par quelque endroit des livres travaillés dans des horizons bien différents[1] ». Si nous n’avons pas l’intention de sous-estimer la division de l’œuvre de Bachelard entre sa poétique et son épistémologie, nous avons cependant voulu pointer l’importance de l’écrit pour un penseur qui a voulu redonner au signe son caractère prophétique. La dynamologie de Bachelard, pour laquelle la pensée est une force et non une substance, nous apparaît dans son rapport essentiel au signe écrit. Il ne s’agit pas du signe d’un être, d’une réalité, mais plutôt du signe d’une réalisation, d’une opération. Le signe n’est pas récapitulatif, il initie une création d’être. Certes, Bachelard insiste sur le dynamisme intrinsèque de la pensée au travail. Il semble viser ces instants de pensée, quand le penseur n’est plus déterminé par un destin venu des origines, quand « plus rien ne monte plus des profondeurs[2] ». Cependant, à relire l’œuvre dans son ensemble, il y a toujours une inscription à partir de laquelle il est possible de se « désancrer » d’un fond trop stable[3]. Ecrire ne serait-il pas la première des méthodes de surveillance intellectuelle de soi nécessaires au rationalisme actif ? Il faut poser ici la possibilité d’une écriture de la pensée vraiment active, par laquelle le penseur se ferait contemporain de ses propres pensées et naîtrait à lui-même. C’est ainsi que l’homme de culture se définit, chez Bachelard, par son devenir de culture : il est ce livre vivant qui « donne envie non pas de commencer à lire, mais de commencer à écrire », selon la formule du théosophe Franz von Baader qui clôt de manière surprenante l’Activité rationaliste de la physique contemporaine[4] . En ce point où l’écrit a pour fonction de préparer un avenir, d’opérer une réforme psychique, il nous semble qu’un même schématisme de rupture avec le donné se retrouve, dans le poème comme dans le texte scientifique
On tiendrait donc là au moins un point de convergence des deux « pôles » de l’oeuvre. Bachelard nous indique bien que le chimiste moderne, le chimiste de la synthèse, écrit la formule chimique d’une matière colorante avant de la réaliser : « Le chimiste fait ainsi, pour ainsi dire, de la couleur écrite[5]. » Si la science n’est pas la révélation d’un donné, la poésie n’exprime pas non plus une réalité qui lui serait d’abord étrangère. Dans un poème, la rêverie doit trouver son signe, lequel – pour mériter le titre d’image littéraire – ne peut être un « rappel, un souvenir, la marque indélébile d’un lointain passé[6]. » Le lecteur doit goûter le poème en le recopiant à la main, à la plume, plutôt qu’en le récitant. Procédant ainsi, il peut effacer le privilège de l’auditif, retrouver le primat du vocal, c’est-à-dire de la volonté de faire poème[7]. La fonction de l’image poétique est bien de signifier autre chose et de faire rêver autrement, de libérer des images premières. Par l’image poétique écrite, le livre est comme une lettre intime, qui va jouer son rôle dans notre vie à venir. Mais il a déjà fallu que le vrai poète n’entende que ce qu’il écrit. Bachelard, pour le faire saisir, s’appuie d’abord sur la démarche des musiciens qui composent sur la page blanche : ils n’entendent pas l’écho du monde, de ses résonances et de ses bruits, mais – à la condition d’avoir créé une sorte de « silence visuel » par un « regard silencieux qui efface le monde » – ils n’entendent plus que les notes sur la portée[8]. Nous pourrions donc envisager l’écriture – poétique, musicale, ou pourquoi pas encore celle des formules chimiques – comme une sorte d’écriture qui efface le monde, qui permet de n’entendre que ce que l’on construit. Selon ce mobilisme psychique, l’homme se dit alors à lui-même ce qu’il veut devenir, et force est de constater que Bachelard en tire notamment pour conséquence le primat de la poésie écrite sur toute diction[9]. L’écrivain se forge une sorte d’ « oreille abstraite », une sorte d’ « audition projetante, sans nulle passivité[10] ». Tout est dans ce retournement du passif à l’actif, dans cette séparation de ce qu’on aurait à transcrire et de ce qu’on se surprend à écrire : l’ordre des phrases sur la page blanche supplante le donné. Bachelard avait d’abord écrit : « où l’imagination est toute puissante, la réalité devient inutile[11]. » Désormais, on comprend que l’imagination ne peut se passer de la plume : « Pour qui connaît la rêverie écrite, pour qui sait vivre, pleinement vivre, au courant de la plume, le réel est si loin ! » On pourrait parler d’une dynamogénie par l’écriture. Ne serait-ce pas l’ordre de l’écrit, l’ordre des rythmes possibles par la pensée qui s’inscrit et ne se parle qu’à elle-même mais en se devançant elle-même, en devenant ce qu’elle est, qui rend possible et pensable cette essentielle activité du psychisme humain, que l’on retrouve dans l’activité scientifique ?
L’espace des diagrammes.
Quand Bachelard esquisse une poétique comme mise en diagramme des métaphores, à la fin de la Psychanalyse du feu, ce qui est en jeu est la constitution d’un système de projection des métaphores les unes sur les autres, pour déterminer les invariants et la clôture de leur système, sous l’inspiration de la théorie des groupes[12]. Ce qu’on remarquera, c’est que l’opération présuppose de disposer d’un certain espace où la superposition des métaphores soit possible. Il s’agit également, par ce diagramme poétique, de susciter une décomposition des forces, pour rompre avec la métaphorisation comme élan initial[13]. Les métaphores ne deviennent actives que si l’élan d’une image est transmué, par la diagrammatisation, en une véritable syntaxe des images. Comment se passer ici d’une écriture des images ? Le non-Bergsonisme de l’auteur semble alors jouer à plein, le poème devant proprement s’entendre spatialement, selon les déplacements et recouvrements virtuels de ses blocs de sens. Il se trouve que Bachelard a fait sienne la critique de la doctrine bergsonienne du langage par Jean Paulhan : il s’agissait de souligner le respect des mots par le poète, et non sa faculté à exprimer la vie intérieure en perçant le voile des mots. Bachelard écrivait alors :
On entend dans les mots plus qu’on ne voit dans les choses. Or, écrire, c’est réfléchir aux mots, c’est entendre les mots avec toute leur résonance. Dès lors, l’être écrivant est l’être le plus original qui soit, le moins passif des penseurs[14].
Ce que l’écrivain met en œuvre, ce n’est pas l’expression d’une intériorité, c’est une perspective verbale interne, selon l’expression suggestive employée ici par Bachelard pour parler des poètes[15]. Cette perspective est celle du texte entendu qui nous permet d’agir sur les choses plutôt que de les recevoir passivement.
Pour établir le primat du conçu sur le donné, la condition est donc de s’établir dans un espace de configuration, un espace de représentation. Ce dernier terme est trompeur, car il ne s’agit pas d’opposer une réalité originaire à une représentation qui tenterait de la retrouver. L’espace premier que l’on a tendance à qualifier un peu vite de réel est en fait une première organisation de notre expérience. La représentation dont il est ici question est une mise en ordre, une schématisation, permettant d’accéder à une organisation seconde plus active.
C’est notamment dans la partie de la Philosophie du Non consacrée aux prodromes d’une chimie non-Lavoisienne que Bachelard s’étend sur cette question des espaces de configuration en usage notamment dans la mécanique ondulatoire. L’espace naturel, l’espace où l’on voit ainsi que sa reproduction textuelle plus ou moins réduite, est celui où l’on pense les deux dimensions dans la même échelle ou de manière homogène. Par contre, l’espace où l’on regarde, où l’on examine, introduit déjà une tension, entre les composantes verticales et horizontales de notre attention qui ne sont plus synchrones[16]. Dans l’étude de la mécanique rationnelle, il faut vraiment se représenter les phénomènes selon deux dimensions indépendantes l’une de l’autre. Ce qui ouvre la possibilité de complexifier encore les dimensions indépendantes nécessaires pour la pensée d’un phénomène. Bachelard parle alors d’un plan réel, où l’on construit les courbes en les pensant. Ce qui correspond effectivement à notre thèse d’une inscription comme condition d’une pensée qui serait contemporaine de son propre devenir actif.
D’une manière qui pourrait paraître surprenante, mais qui se comprend mieux à la lumière de la conclusion de la Psychanalyse du feu, Bachelard affirme dans ces pages sur les espaces de configuration de la mécanique, qu’il s’agit de « défendre le droit à la métaphore »[17]. Y aurait-il une métaphore scientifique, une métaphore exempte de la fausse simplicité des images premières ? Cette métaphore est possible en tant qu’elle est le produit d’une décomposition des images, de leur diagrammatisation. C’est une métaphore qui empêche de voir et permet d’examiner.
On sait que Jacques Derrida, dans son texte intitulé La Mythologie Blanche, a dégagé chez Bachelard deux valorisations bien distinctes de la métaphore : les métaphores immédiates, surtout quand elles donnent lieu au développement d’une pensée autonome non surveillée, sont toujours dénoncées ; par contre, la métaphore construite est utile, quand elle permet d’illustrer un savoir conquis sur une mauvaise métaphore initiale. Derrida parle en ce sens d’une « ambivalence épistémologique de la métaphore »[18]. Derrida cite sur ce point précis le passage de la fin de la Formation de l’esprit scientifique, sur la différence en terme d’image du cercle et de l’ellipse, entre les sciences aristotélicienne et newtonienne. L’abstraction algébrique permet de ne plus voir, en l’occurrence de ne plus voir dans l’ellipse un mauvais cercle. Elle fait du cercle une ellipse appauvrie, où la loi des aires perd son intérêt du fait de devenir une banalité. Encore faut-il que l’imagination s’arrache à la prégnance de la première image du cercle. Mais, dans ce contexte, l’image ne peut être qu’une illustration, ne peut venir qu’en second. Quoi d’autre qu’un texte pour rendre à l’image ce statut d’illustration ? Il faut cependant prendre ici le texte en un sens élargi, en s’appuyant sur cette description des espaces de configuration que nous citions plus haut. Le texte serait alors l’inscription d’une expérience psychanalysée, reconstruite ou réorganisée, particulièrement par la dissociation analytique de ses axes. Une axiologie en quelque sorte, avec des horizontales et des verticales qui ne se réduisent pas aux valeurs spontanées du haut et du bas de la profondeur sensible. La page imprimée institue alors un espace qui ne consonne plus avec la profondeur naturelle. L’inscription de nos pensées en permet la diagrammatisation : elles n’en perdent pas leur mouvement, mais y gagnent un rythme.
[1] G.Bachelard : Le Rationalisme Appliqué, Paris, PUF, Ire édition 1949, texte cité dans la 3e édition « Quadrige », 1998, p. 81.
[2] Idem, p. 81.
[3] Nous nous inspirons ici de l’introduction de l’Air et les songes, sur « imagination et mobilité », Paris, Corti, 1943, p. 9. Bachelard utilise ce verbe : désancrer. Mais il l’utilise également dans la Formation de l’esprit scientifique, au sujet des rapports entre le cercle et l’ellipse : « Peu à peu j’essayais de désancrer doucement l’esprit de son attachement à des images privilégiées. » (Paris, Vrin, 1938, p. 237) De quelle manière ? Par la « pensée algébrique » qui se présente alors comme une psychanalyse de l’intuition géométrique.
[4] G.Bachelard : L’Air et les songes, Op. Cit., p. 309.
[5] G.Bachelard : Le Matérialisme rationnel, Paris, PUF, 1953, texte cité dans la 3e édition « Quadrige », 2007, p. 205.
[6] G.Bachelard : L’air et les songes, Op. Cit., conclusion, p. 283.
[7] Pour Bachelard, la poésie pure se forme dans le règne de la volonté : « Ce n‘est pas à l’oreille d’en juger, c’est à la volonté poétique qui projette les phonèmes bien associés. », L’Air et les songes, Op. Cit., p. 277.
[8] Nous reprenons ici la description des musiciens qui écrivent la musique, dans la conclusion de L’Air et les songes, Op. Cit., p. 281.
[9] G. Bachelard : L’Air et les Songes, Op. Cit., p. 283.
[10] Idem, p. 284.
[11] Idem, p. 276.
[12] G.Bachelard : La Psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1949, texte cité dans l’édition Folio-Essais, 2002, p. 185 et sq.
[13] Idem, p. 187.
[14] « Une psychologie du langage littéraire : Jean Paulhan », Revue Philosophique, Paris, PUF, 1942-43, texte repris dans : Le Droit de rêver, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1970/2010, p. 184.
[15] G.Bachelard : « Une psychologie du langage littéraire : Jean Paulhan. », Op. Cit., p. 184.
[16] G.Bachelard : La Philosophie du non, Paris, PUF, 1940, texte cité dans sa 6e édition, coll. « Quadrige », 2008, p. 74.
[17] Idem, p. 73. Bachelard identifie, dans ces pages de la Philosophie du non, espace de configuration et espace métaphorique. Sa pensée de l’espace demanderait une caractérisation plus fine, telle celle que l’on trouve dans L’Expérience de l’espace dans la physique contemporaine, Paris, Alcan, 1937, dont le dernier chapitre V porte sur « Le rôle des espaces abstraits dans la physique contemporaine » et distingue espaces généralisés, espaces de configuration et espaces abstraits (Op. Cit., p. 111), les espaces de configuration étant associés à la mécanique ondulatoire et aux travaux de Schrödinger.
[18] « La mythologie blanche », texte repris dans J.Derrida : Marges, Paris, Minuit, 1972, p. 311.