La question du sens

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III – Le transcendant dans l’immanent et  la question du sens

Thibaud Zuppinger

L’exemple le plus marquant et le plus intuitif de transcendance dans l’immanence, c’est la signification. Les faits ne sont pas que ce qu’ils sont, ils prennent une coloration particulière pour l’observateur, ils ont un surplus de sens qui ne se trouve pas dans l’expérience objective. Le débat qui nous occupe sur les manipulations génétiques ne concerne pas la notion de vérité, il porte en réalité sur le sens que ces manipulations prennent pour nous. Or il est « significatif » que chacune des thèses avancées (successivement par Habermas puis Henry) pour exiger un contrôle de la technique, malgré leurs éventuelles apories, abordent à un moment ou à un autre la question du sens.

Si l’on revient un moment sur les arguments avancés par Habermas, on constatera qu’il évoque l’importance du sens au moment où précisément il aborde le débat sous l’angle de la distinction culture/technique, lorsqu’il précise que pour lui « les programmes génétiques sont différents des traditions culturelles et des processus éducatifs qui se déploient, comme l’a montré Gadamer, dans un milieu où tout est question et réponse.[1]« 

Paradoxalement, aborder le débat sous l’angle du sens, dans le prolongement des arguments opposés aux technophiles, peut nous amener à défendre la position opposée. En effet, Habermas rejette les manipulations génétiques pré-natales (non-thérapeutiques) car « les enfants qui naîtraient de ces opérations pourraient alors, plus tard, demander des comptes aux fabricants, les considérer comme responsables des conséquences non-désirées à leur yeux »[2], ce qui, on l’a vu, peut hypothéquer la possibilité d’un rapport moral à soi de ces individus. Ce qui surprend dans cet argument, c’est que a priori, c’est le contraire qui se produit. Le hasard des caractéristiques trouveraient justement une réponse. Le milieu culturel où tout est question et réponse s’étendrait alors à des dimensions inconnues jusqu’alors. La technique remplit sa fonction de diminuer la part de « donné » au profit du « voulu », donc du significatif.

Cela étant, le recours d’Habermas à la philosophie herméneutique par l’intermédiaire de Gadamer fraye une voie nouvelle pour penser une régulation du progrès. En gardant à l’esprit que l’approche herméneutique peut être suspecte de conservatisme voire de communautarisme au regard de l’importance qu’elle accorde à la tradition comme source du sens, il convient également d’y saluer une approche extrêmement riche dans son analyse du transcendant dans l’immanent. D’ailleurs la méthode du cercle herméneutique ne revient pas à une acceptation non critique de la tradition car elle est guidée par un idéal de justesse qui a pour but d’effacer l’interprétation (subjective et contingente) au profit d’un sens devenu évident, objectivement intersubjectif.[3]

Dans le cadre du problème qui nous préoccupe, relatif aux manipulations du génome humain, les travaux de Gadamer peuvent apporter un regard nouveau sur ces questions. En effet parmi les critiques adressées au C.N.E, il lui est souvent reproché son incapacité structurelle à invoquer des références théoriques cohérentes, car il oscillerait, toujours selon ces critiques, entre une prise en compte insuffisante du symbolique et un attachement trop fort à une ontologie. La prise en compte de la connaissance historique par une approche herméneutique comme celle proposée par Gadamer peut alors offrir un concept de personne humaine qui soit plus adapté aux enjeux contemporains. Cela peut, par exemple, être rapproché de la position défendue par Lucien Sève lorsqu’il souligne que

l’idée de personne humaine n’est solidaire de nulle ontologie (mais on peut y ajouter la foi) et pourtant elle renvoie à bien plus qu’une fiction juridique : elle renvoie à un ensemble fragile et précieux d’acquis de civilisation que nous nous entendons tous à vouloir préserver.[4]

La conception développée par Lucien Sève de l’idée de personne humaine comme construction culturelle nous fait passer insensiblement du monde objectif de la science à celui que Husserl nomme « le monde de la vie ». En effet, dans La crise des sciences européennes, ce dernier note que le monde environnant n’est pas le monde objectif dans le sens scientifique, mais notre représentation du monde, c’est-à-dire nos propres évaluations subjectives, accompagnée de toutes les réalités qui valent pour nous[5].

Le monde environnant est un concept qui n’a sa place que dans la sphère spirituelle, à l’exclusion de toute autre. On oublie souvent que les termes « science de la nature » (comme toutes les sciences en général) désignent des productions humaines, celles des scientifiques qui travaillent ensemble, et en tant que telles, elles font partie des processus spirituels. C’est pourquoi les connaissances scientifiques du monde se sédimentent et lorsque le savoir s’est diffusé, il devient un bien commun dont nous sommes responsables. Cela change notre visée sur les choses, notre rapport au monde et aux autres. Il ne faut pas abandonner la science à sa propre dynamique, mais au contraire la guider à la lumière des valeurs du monde intersubjectif, car elle joue sur nos systèmes de représentations.

L’approche herméneutique, développée parallèlement par Ricoeur et Gadamer, repose avant tout sur l’importance du contexte dans une situation donnée, caractéristique reprise par les approches casuistiques en bio-éthique. A cet égard, le modèle casuistique le mieux formalisé est sans doute celui de Albert Jonsen et Stephen Toulmin[6], s’enracinant dans l’aristotélisme et la tradition jésuite. Cette méthode, actualisée afin de répondre aux enjeux contemporains, permet à la manière d’une jurisprudence l’élaboration de jugements moraux pour les cas particuliers, c’est-à-dire une série de cas paradigmatiques qui sont caractérisés chacun par un noyau de maximes, de règles ou de croyances. Ce noyau constitue l’identité morale du cas paradigmatique et sa structure invariante. À partir de ce noyau, et par une approche reposant sur une comparaison analogique, on peut alors juger les cas nouveaux qui se présentent. Cette approche herméneutique revendique sa conformité au modèle pluraliste et entend résoudre les dilemmes moraux en faisant appel aux valeurs communes implicites qui structurent notre « monde de la vie ».

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Perspectives


[1] HABERMAS Jürgen, L’avenir de la nature humaine, vers un eugénisme libéral ?, op. cit., p. 109.

[2] Ibid., p. 26.

[3] GADAMER Hans-Georg, Le problème de la conscience historique (1958), Paris Seuil, coll. « traces écrites », 1996, p. 15.

[4] In Travaux du Comité Consultatif National d’Éthique, 20ième anniversaire, 2003, Coord. Didier Sicard, Paris, PUF, coll. « Quadrige », p. 6.

[5] HUSSERL Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (1954), trad. fr. de G. Granel, Paris, Gallimard, coll. « nrf », 1976.

[6] JONSEN Albert et TOULMIN Stephen, The Abuse of Casuistry : A History of Moral Reasoning (1988), Berkeley, University of California Press.

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