À l’épreuve de l’expérience
N.DEPRAZ, F.J.VARELA, P.VERMERSCH, A l’épreuve de l’expérience, Zeta Books, 2011, 368 pages
Table des matières détaillée et glossaire en fin d’ouvrage.
Disponible à l’achat aussi sous format numérique eBook chez l’éditeur
Nous sommes entrés dans l’atelier de l’alchimiste. Après avoir parcouru l’allée de la pensée occidentale, nous trouvons cette échoppe qui présente quelques conceptions entendues sur la conscience. Mais une parait différente. Elle attire notre curiosité, elle semble être faite d’un assemblage de plusieurs matériaux connus, mais nous ne les avons jamais vus ainsi composés auparavant. Il nous faut en savoir davantage, et nous décidons d’entrer. Nous pénétrons alors dans une arrière-boutique plus sombre, à l’abri des regards. L’air est saturé de poussière, des odeurs étranges emplissent notre esprit. A l’évidence, la matière conceptuelle ne cesse d’être mise à l’épreuve en cet endroit. Notre regard est attiré par le jaillissement de quelques étincelles dans une pièce adjacente ; nous y entrons et découvrons avec surprise non pas un, mais trois alchimistes à l’œuvre. Bienvenue dans l’atelier de la conscience.
Cet atelier, c’est A l’épreuve de l’expérience, dont le sous-titre précise utilement : Pour une pratique phénoménologique. Version française de On becoming aware, publié en 2003 aux éditions Benjamins Press[1], son originalité immédiate est d’être le fruit d’une écriture à trois auteurs qui ne partagent pas le même champ disciplinaire. Un habitué de la recherche en philosophie ne manquera pas de souligner une démarche qui diffère de l’image du penseur construisant la cohérence de sa trajectoire intellectuelle en même temps que sa singularité. Cela étant il ne faudra donc pas s’attendre à suivre un chemin droit, affrontant progressivement les difficultés du parcours. Cet ouvrage dans sa conception et dans son écriture est un travail de com-position à partir de méthodes, d’enjeux, de vocabulaire propres à des auteurs provenant de disciplines distinctes. Seulement, ils se sont réunis pour un but bien précis et d’utilité philosophique reconnue : comprendre l’expérience de la conscience réflexive. Cet objectif partagé fait l’objet de la première partie de l’ouvrage. La deuxième partie revient au niveau des motivations propres à chacun des trois auteurs et aux considérations historiques et générales pouvant légitimer cette recherche. Commençons par les évoquer afin également de mieux faire connaissance avec les trois alchimistes que nous venons de rencontrer[2].
Motivations et enjeux d’une recherche sur la conscience (2e partie, chapitres 4, 5, 6, 7)
A l’épreuve de l’expérience est le produit des échanges entre une philosophe, un neuroscientifique et un psychologue. Ceux-ci s’initièrent en 1995 lors d’un séminaire, et se poursuivirent malgré la disparition prématurée de Francisco Varela, un des trois collaborateurs, en 2001. Chilien d’origine, biologiste de formation devenu neurobiologiste, il a enseigné aux Etats-Unis et en France où il fut un membre actif du CREA (Centre de Recherche en Epistémologie Appliquée). Sa recherche s’est progressivement ouverte à plusieurs horizons dont la phénoménologie (en particulier Husserl et Merleau-Ponty), ce qui le conduira à forger l’approche de la neurophénoménologie[3]. Il fut également le disciple, de 10 ans chaque fois, de deux grands maîtres du bouddhisme (C.Trungpa et T.Urguyen), aux Etats-Unis puis dans la région tibétaine. Il motive le projet de l’ouvrage par la percée du thème de la conscience dans les sciences cognitives récentes, dont il propose un panorama[4], qui selon lui ne saurait être complet sans une prise en compte du versant phénoménologique.
Pierre Vermersch est un psychologue et psychothérapeute. Sa recherche au CNRS l’a amené à développer une technique d’entretien (l’Entretien d’explicitation) dont le but est de recueillir la verbalisation des vécus implicites d’un sujet. Il propose une présentation historique synthétique de l’évolution du statut philosophique de l’introspection (comprendre la perception interne en langage phénoménologique). On lit ainsi l’évolution depuis Maine de Biran d’une psychologie qui au cours du XXe siècle s’est progressivement construite sur le critère de mesurabilité des données. Pierre Vermersch recense les objections majeures qui ont conduit au délaissement de l’introspection, autant de principe que d’efficacité scientifique[5], avant d’en signifier les limites et d’affirmer en quoi une méthodologie adéquate de la prise de conscience permettrait de les lever.
Natalie Depraz est plus connue de la communauté philosophique pour ses travaux de traduction et ses commentaires de l’œuvre de Husserl, ainsi que pour ses recherches sur le thème du corps, de l’intersubjectivité, de la conscience et de l’attention. Elle retrace les enjeux philosophiques liés à la notion d’expérience dans le chapitre 6, de l’empirisme classique jusqu’à son réinvestissement pour la fondation de la phénoménologie. Elle s’attache ensuite à caractériser le rôle central que joue la réduction dans la méthode phénoménologique, ainsi que sa limitation de par l’excès de théorisation qu’elle a subi (et ce malgré aussi bien la trajectoire philosophique de Husserl que celle de ses principaux successeurs). Se trouve donc justifiée une étude à nouveaux frais de cette prise de conscience à laquelle la réduction ouvre, mais entendue cette fois comme une pratique. Ce qui va permettre de distinguer trois motivations (désormais appelés “supports”) à la réduction[6], propres à des situations qui peuvent amener à trois formes de réduction possible : la solitude méthodologique de l’écriture, l’échange intersubjectif, la co-construction d’un travail commun. C’est cette réduction réincarnée, enfin, qui peut rendre possible des passages avec d’autres traditions de sagesse.
Se situer sur le plan de la pratique en lieu et place des résultats, comme le promeut le projet de l’ouvrage, va effectivement permettre de franchir plus aisément la barrière des conceptualisations propre à chaque communauté et tradition. Le chapitre 7 énumère quelques unes de ces “variations exemplaires de l’accomplissement de la réduction”[7] (Christianisme Oriental, Cabbale juive, Soufisme, Védisme) mais propose au final d’en sélectionner une, interne au bouddhisme : le shamatha-vipashyana. Cette double technique est donc présentée comme donnant accès à l’acte de prise de conscience en jeu dans l’ouvrage, ce qui ouvre à des rapprochements allant au-delà de l’épochè ou de la catégorisation de l’expérience. En effet, les trois formes de la réduction phénoménologique vont ainsi servir de répondants aux trois phases de l’évolution historique interne au bouddhisme (hinayana, mahayana, vajrayana).
Des limites à ce rapprochement sont précisées, qui tiennent bien entendu à la légitimité d’une telle entente de la réduction, éloignée de tout système de connaissance[8]. Il s’agit bien seulement d’indiquer des passages permis par la prise en compte accrue de la pratique phénoménologique. Le chapitre 5 est d’ailleurs consacré à favoriser une compréhension de la dimension pratique du théorique lui-même, ce qui suppose de relégitimer notre conscience vécue quotidienne, notre cognition spontanée et leur insertion dans des rapports sociaux. Reste que pour les auteurs cela justifie déjà une étude d’inspiration phénoménologique et pragmatique de l’acte de prise de conscience pour lui-même, avant même son réinvestissement par les champs disciplinaires autant que les traditions spirituelles. C’est là l’objet de la première partie.
Étude phénoménologique de la conscience comme acte dynamique (1ere partie, chapitres 1, 2, et 3)
Chacun des trois chapitres de cette première partie peut s’approcher au travers de l’étendue temporelle dans laquelle il se déploie. Le chapitre 1 s’intéresse au cycle de base de la conscience, et nous sommes dans l’ordre de la fraction de seconde. Le second élargit la perspective à la session dans laquelle le cycle réflexif peut se faire langage, quelques heures par exemple. Enfin un temps plus long est envisagé, la semaine et au-delà par exemple, dans lequel s’insère un apprentissage allant jusqu’à une transmission générationnelle. Reprenons la série pour exposer succinctement ce qui est présenté comme le noyau du projet.
Le cycle de base est étudié dans une perspective analytique : on cherche à décomposer le moment de l’acte réflexif (que l’on n’appelle pas ici “acte réductif” certainement pour ne pas s’inscrire d’emblée dans le champ thématique de la philosophie) en ses différents sous-moments. Trois vont être isolés selon le diagramme suivant[9] :
L’emprunt à la phénoménologie est ici certes évident, mais il s’agit d’aller par-delà, à la recherche d’une description transdisciplinaire. Ainsi plusieurs cas d’application (session d’un entretien d’explicitation, de psychanalyse, de shamatha-vipashyana, etc.) rythment la progression des développements afin de montrer comment opère le cycle quel que soit l’habit qu’il endosse.
Les auteurs tentent alors d’élargir la focale et d’envisager l’étude des à-côtés du cycle de base, ne voulant pas considérer qu’il s’agit de points secondaires. On s’intéresse donc à l’expression et à la validation en tant que produits du cycle de base, aux niveau personnel et communautaire. L’opposition duale et figée sujet/objet est retravaillée dans le sens d’une plus grande continuité des modes de médiation, entre première, seconde et troisième personne, que l’on voit apparaître sur le diagramme suivant[10] :
Enfin une temporalité plus longue permet de prendre en compte des dimensions en amont et en aval d’une session : sont envisagées les dimensions d’effectuation et d’apprentissage inhérentes à l’acte de prise de conscience dans son acception pragmatique. De résultat théorique, celui-ci prend les contours d’une pratique : c’est là un des paris de l’ouvrage, et à ce point qui clôt la première partie nous pouvons rejoindre nos considérations précédentes sur la possibilité d’un rapprochement avec les traditions de sagesse autres que la nôtre. Proposons donc une synthèse générale, certes nécessairement imparfaite, comme suit :
Conclusions : que faire de l’expérience ?
A l’évidence, le lecteur philosophe soucieux d’unité des savoirs, ou en quête de nouveaux développements phénoménologiques gagnera à lire A l’épreuve de l’expérience, tant il est stimulant de voir s’articuler autour d’un axe unique des pratiques aussi diverses[11]. Certains élargissements propres à l’entreprise pragmatique du projet, comme les modalités de validation/médiation, l’accent porté sur des dimensions traditionnellement corporelles (apprentissage, entraînement) au sujet d’un acte de réflexion, sont précieux en tant que pistes pour l’avenir du travail phénoménologique. Il est cependant tout aussi certain que le lecteur aimant la clarté et l’économie d’une pensée aboutie sera déçu, car il perdra plus rapidement patience face au foisonnement conceptuel rencontré (surtout dans la deuxième partie) ou à la juxtaposition d’exposés très peu liés entre eux. Mieux vaut engager la lecture avec l’attention aiguisée de celui prêt à se laisser surprendre par des ressources inattendues au détour d’une page. Son esprit sera alors forcé au décloisonnement, et portera un regard renouvelé sur les enjeux immenses qui attendent la philosophie. Probablement est-ce d’ailleurs là la meilleure manière de justifier la lecture de l’ouvrage.
Il faut également clarifier le fait que l’ouvrage ne prétend pas, à regrets, s’attaquer de front au problème de l’existence apparente (et non plus simplement de la validation) de données aussi bien en 1ere qu’en 3e personne (le fameux “hard problem”). Aussi un neuroscientifique même non réductionniste ne pourra très probablement pas faire usage des outils conceptuels livrés ici en lieu et place de ceux qu’il utilise au laboratoire. Il trouvera un intérêt en l’ouvrage plutôt s’il cherche à développer le philosophe en lui, et il tirera alors sans conteste profit d’un discours qui ne se réfugie pas derrière de hauts murs disciplinaires. Car au fond l’ouvrage malgré son projet et ses moyens humains triplés n’élève pas de prétention à un changement radical, et finalement poursuit l’entreprise philosophique traditionnelle pour qui comprendre c’est décrire, l’amendant certes de manière importante par l’élargissement pragmatique que nous avons exposé ici et là. Prendre en compte le faire de l’expérience est reconduit dans l’idéal à pouvoir décrire l’expérience de faire[12], alors que l’on pourrait se demander s’il ne serait pas intéressant de mobiliser des notions pragmatiques comme l’efficacité, la seconde personne, pour entendre une conception de la philosophie plus proche de ses racines antiques, d’une éthique de la formation, que d’une production de descriptions.
Nous ressortons donc de l’atelier, et regardons à nouveau cette conception étrange sur le présentoir. Certes, elle le parait beaucoup moins à présent. Nous savons qu’il ne s’agit pas encore de la pierre philosophale, mais pour autant nous ne doutons pas que ces matériaux dont les grains sont encore perceptibles portent une promesse pour le futur. Alors que nous retournons sur l’allée, nous quittons les alchimistes avec cette reconnaissance d’avoir stimulé nos espoirs philosophiques.
Hadrien Simon – doctorant à l’Université de Rouen
[1] Cf. N.DEPRAZ, F.J.VARELA, P.VERMERSCH, op.cit., p.5 : la préface à l’ouvrage rappelle la genèse du projet
[2] Nous ne suivons donc pas l’ordre de l’ouvrage, mais pourrions-nous dire, nous tentons de le rétablir, cf. ibid., p.33. N’ayant pas les mêmes contraintes que les auteurs ici, nous pouvons nous permettre cet ordre qui espérons-le permettra d’offrir plus de continuité à notre lecture. Ainsi dans la seconde partie, la première pour nous, l’ordre adopté est : chapitres 4 et 6 pour les auteurs et leur motivations, qui fait le lien avec le chapitre 7 pour les rapprochements avec le bouddhisme, et permet de mettre au premier plan la pratique contre la théorie, soit ce que développe le chapitre 5.
[3] Soit une tentative méthodologique pour affiner la corrélation entre les données en 1ere et en 3e personne, ce que David Chalmers a appelé le « easy problem » de la conscience, ou selon une compréhension alternative pour assurer une « circulation mutuelle par contraintes génératives » entre les points de vue. Cf. ibid. p.186 et suivantes pour des éléments explicatifs.
[4] Cf, ibid., p.170
[5] La première objection de principe est l’impossibilité d’un dédoublement au sein même de soi entre observateur et observé, que l’on trouve aussi bien chez A.Comte que récemment chez J.Searle (cf. ibid., p.193). La seconde consiste à refuser la possibilité de connaître son vécu sans le déformer (cf. ibid. p.197), ce qui revient à l’objection herméneutique évoquée en introduction. Enfin on trouve d’autres objections plus pratiques comme l’inutilité de l’introspection puisqu’elle ne relèverait que des faits insignifiants (cf. ibid. p.206), ou très prosaïquement le fait qu’elle n’ait jamais fait avancer la science (cf. ibid. p.215).
[6] En réponse à une des questions ayant posé des problèmes notoires à la phénoménologie, bien mis en lumière chez E.Fink, précisément qu’il semble que nous n’ayons aucune raison a priori d’opérer la réduction. Ici on va mettre en avant la solidarité de ce problème avec une acception de la réduction comme fruit d’un acte volontaire, et affirmer que l’on peut tout aussi bien être amené à opérer la réduction.
[7] Cf. ibid. p.292. Dans ce qui suit, shamatha peut être traduit par “calme mental”, ou “présence attentive”, vipashyana par “conscience panoramique” ou “aperception claire”. Pour l’exposé plus complet des traditions de sagesse, cf. également ibid. p.292.
[8] A titre d’hypothèse personnelle, les raisons de ces divergences pourraient trouver un éclairage par le fait que la tradition occidentale a enfanté la science moderne, produisant ainsi un corps social puissant avec laquelle notre philosophie n’a cessé de se rapporter, jouant dès lors sur le même terrain qu’elle à savoir le monde. On sait par exemple que Husserl portait le projet de fonder les sciences, faisait de la perception extérieure l’idéal de la connaissance, et de la réduction le détachement à ce monde. Les traditions qui n’avaient pas à se placer sur un tel terrain ont probablement pu plus facilement se concentrer sur le plan de la pratique corporelle. Il faudrait un Thomas Kuhn de la philosophie pour développer ces lignes d’interprétation.
[9] Reproduit à partir du diagramme de l’ouvrage, cf. ibid. p.73
[10] Idem, cf. ibid. p.123 et 128
[11] Et en cela il faut noter l’infléchissement salutaire à la traditionnelle et tenace approche philosophique fondationnelle fonctionnant en autarcie et laissant la charge aux autres disciplines de reconnaître leur insuffisance de fondements. L’épistémologie fondationnelle n’a semble-t-il pas tenu ses promesses, on pourrait même pour l’exemple dire que plus la science ignore les fondements que l’on a voulu lui dévoiler mieux se porte sa recherche. Il est donc peut-être très important aujourd’hui de pouvoir proposer d’autres modes de dialogue, dont A l’épreuve de l’expérience fournit une possible illustration.
[12] Voir l’introduction sur ce point et notamment le débat frontal contre l’herméneutique, cf. ibid. p.24.