Dignité de l’homme
I- La dignité de l’homme et la potentialité morale de l’individu
Thibaud Zuppinger
Le nombre des ouvrages consacrés aux manipulations génétiques témoignent de l’ampleur du débat qu’elles suscitent. Dans l’avenir de la nature humaine, Habermas entreprend à son tour de prendre position dans le débat, ce qui lui impose, d’une part, de clarifier les positions en présence, et d’autre part, d’élaborer une stratégie qui permette de penser des procédures de contrôle des bio-technologies et ce, sans sortir des acquis de la modernité. Le débat fidèle à l’engagement moderne ne peut reposer sur un concept de la personne qui soit normativement saturé ou sur une conception de la nature qui soit métaphysiquement chargée. L’abandon des grandes procédures de légitimation hétéronomes que sont la tradition, Dieu ou la nature conduit finalement le discours moderne à devoir se légitimer de manière immanente, en se fondant ultimement sur l’autonomie et la rationalité.
Or justement, pour Habermas, les manipulations génétiques portent atteintes à la représentation que nous pouvons avoir de nous comme des êtres potentiellement autonomes donc moralement responsables. En d’autres termes, ces avancées technologiques présentent le risque de saper l’assise de la modernité qu’est autonomie. Le problème soulevé à ses yeux est le suivant : « la manipulation génétique représente un empiètement de la relation spontanée à soi (la capacité à s’assumer en responsabilité) et de la liberté éthique d’une autre personne. »[1] Ce qui est pointé ici, c’est l’attitude réifiante de l’agent à l’endroit de l’embryon sur lequel il intervient.
Pour Habermas l’abandon de la distinction personne/chose représente une menace pour la possibilité même de penser la morale : « les pratiques eugéniques qui ne sont pas justifiées par des intentions cliniciennes portent préjudice à la conscience d’autonomie et au statut moral des personnes ainsi traitées »[2]. Le problème de l’atteinte au statut moral représente véritablement le fond du problème, car pour lui la morale joue le rôle éminemment social « d’enchâssement stabilisateur »[3]. Pour Habermas, les manipulations génétiques sapent la compréhension que nous avons de nous-même comme étant les auteurs de notre vie et, par là, compromettent la possibilité de penser une morale. Les conséquences peuvent alors être les suivantes : que les personnes programmées ne puissent plus se considérer elles-mêmes comme les auteurs authentiques et uniques de leur biographie. Ces perspectives offertes par la bio-technologie amènent Habermas à poser, non sans inquiétude, l’avenir de la personne morale :
allons nous saper la compréhension normative de soi ? si oui, le fait est que nous n’aurons pas dans l’immédiat d’argument moral concluant, mais une orientation inspirée par une éthique de l’espèce humaine, qui nous conseille la prudence et la modération.[4]
Cet appel à la modération entre en résonance avec les travaux de H. Jonas, en particulier l’éthique de la responsabilité[5] qu’il caractérise par la prudence. L’inédit de la situation demande des avancées en morale car la tradition morale ne peut plus suffire devant l’ampleur des conséquences. Le besoin d’une nouvelle éthique, fondée sur la prudence mais étendue à des dimensions nouvelles, se fait plus pressant. En effet, on ne dispose plus d’un idéal, d’une essence humaine identifiable objectivement et valable en droit pour tous. Au contraire, cet idéal est laissé à la discrétion de chacun, la société libérale admettant la pluralité irréductible des « Biens ». La question de savoir ce qui fait l’humanité d’un être ou de ce que peut être une vie digne d’être vécue demeure une question ouverte.
De la sorte, il est impossible de définir a priori une direction à donner à la société sans qu’il y ait un consensus rationnel qui soit établi préalablement. C’est ici qu’interviennent les comités d’éthique qui ont pour mission de publier des recommandations et de donner des avis sur les problèmes éthiques. Cependant cette instance n’est pas le dépositaire d’un savoir éthique et il ne lui revient pas de poser les balises du bien et du mal. Son rôle est strictement informatif, elle a pour tâche d’éclairer le débat dans la société, afin d’éviter les phénomènes de panique morale. En dernière instance, il appartient à la société de débattre et ensuite d’assumer ses choix. Le CCNE cherche avant tout à :
éclairer les progrès de la science, soulever des enjeux de société nouveaux et poser un regard éthique sur ces évolutions ( … ). Le CCNE stimule sans cesse la réflexion sur la bioéthique en contribuant à alimenter des débats contradictoires au sein de la société sans jamais la confisquer.[6]
L’ouvrage d’Habermas et les difficultés que nous éprouvons à définir l’autorité des avis des comités d’éthique illustrent, chacun à sa manière, l’impossibilité dans un cadre post-métaphysique de pouvoir légitimement contrôler les progrès techniques par des arguments strictement rationnels. La question kantienne Quid juris ne trouve pas ici de réponse adéquate, c’est-à-dire au fond l’espoir de trouver une autorité hétéronome et objective qui nous allège du poids de la responsabilité de notre action. Il n’existe pas de possibilité métaphysiquement en conformité avec la modernité pour justifier une direction à donner aux progrès de la science. L’homme est seul et libre, responsable sans appel de ses choix.
Lire la suite :
[1] HABERMAS Jürgen L’avenir de la nature humaine, vers un eugénisme libéral ? (2001), trad. fr. de C. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, coll. « nrf », 2002, p. 26.
[2] Ibid., p. 141.
[3] Ibid., p. 139.
[4] Ibid., p. 48.
[5] JONAS Hans, Le Principe Responsabilité (1979), trad. fr. de J. Greisch, Paris, Les éditions du Cerf ; rééd., Flammarion, coll. « Champs », 1990, en particulier le chapitre I, « la transformation de l’agir humain ».