Sociétés contemporaines et sécurité

Qu’est-ce que la RFID ?

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Qu’est-ce que la RFID ? Il s’agit de l’abréviation anglaise pour « Radio Frequency Identification ». Ce dispositif technique très simple se compose d’une antenne et d’une puce et peut transmettre des informations à distance, via des ondes radios, à une borne de lecture. Il en existe de toutes sortes, de toute taille (centimètre ou millimètre), qui sont dotées de plus ou moins de puissance. L’exemple le plus répandu de cette technologie dans notre quotidien est le passe Navigo. Nous verrons tout d’abord ce que n’est pas la RFID pour éviter toute confusion sur le sujet et pour comprendre la nécessité de l’analyser indépendamment du champ des nanotechnologies. Ensuite de quoi nous observerons les diverses possibilités techniques et les applications, toujours plus nombreuses, de cette technologie mais aussi ses limites. Nous déterminerons enfin si la peur exprimée par les individus à l’encontre de ce type de technologie peut être fondée pour un philosophe politique. Est-ce que la RFID va à l’encontre d’une société politique où les individus sont libres ? Nous pourrions tenter une première formulation du problème, en nous demandant si la RFID va à l’encontre du projet libéral. En analysant conjointement cette peur des individus, et en nous interrogeant sur sa pertinence au point de vue politique, plusieurs choix de réponses s’offrent spontanément à nous : Si la RFID est entièrement inoffensive ou mieux si elle contribue au maintien de la société, il nous faudra plaider en sa faveur. Si ces peurs s’avèrent pertinentes il nous faudra soit prôner un refus de la technologie au nom du respect de la liberté, soit, au nom d’une défense du progrès inéluctable, trouver une forme de société politique où la définition de la liberté n’inclurait pas forcément un droit à l’anonymat. Deux options semblent à bannir d’emblée : la considération que toute technologie – la RFID étant alors un exemple – est intrinsèquement bonne, ou intrinsèquement mauvaise, chacune de ces deux options niant la possibilité même d’une réflexion sur le sujet pour n’affirmer que des postulats. Il nous faudra donc voir, en partant de la peur des individus envers la technologie, si l’on peut envisager de concilier liberté et technologie, dans une société où l’Homme voit sa liberté garantie, et où l’utilisation de la technologie en constante évolution ne le déshumanise pas.

Technologie et peurs instinctives : sources

Les craintes exactes des citoyens sont vastes et souvent peu articulées, il nous faudra donc sans doute y revenir souvent, comme un point de départ flou qui demanderait de reformuler l’interrogation qu’il porte sur l’objet. Sans cette exigence, aucune focalisation précise du sujet ne pourrait advenir.

Lorsqu’ils disent craindre pour leur liberté, les individus ont peur d’être constamment surveillés, fichés, leurs moindres déplacements connus, le tout sans leur consentement. La crainte ultime exprimée est alors celle de l’arrivée masquée d’une société où il n’y aurait plus de liberté, autrement dit l’imposition d’une société totalitaire. On peut certes interpréter cette peur de la technologie et cette angoisse de perdre sa liberté comme une simple paranoïa, mais il ne faudrait pas oublier que cette peur est également « historique ». De nouvelles potentialités technologiques réactivent dans la société des souvenirs négatifs, propices à la défiance et au pessimisme. Les sociétés totalitaires du XXème Siècle n’ont pas hésité à « ficher » les individus, à les catégoriser selon leur appartenance raciale, religieuse, politique, etc. puis à en exterminer mécaniquement et « technocratiquement » certains, suivant les profils ainsi dressés. Ce processus d’extermination s’est appuyé sur des moyens rationnels et rationnalisés, planifiés, bref « modernes ». L’exemple, rendu célèbre par le film « la vie des autres[1] », d’un fichage « olfactif » par la Stasi a bel et bien existé. Il s’agissait d’un moyen astucieux pour l’époque de retrouver les dissidents en cas de besoin grâce à des chiens pisteurs. Dans les camps de concentration, comme ce fut le cas à Auschwitz, on tatouait sur la peau des prisonniers un numéro de matricule. Ce « marquage » contribuait à un processus de déshumanisation. Ces exemples connus de tous attestent que la technique, le « fichage » à l’aide de numéros, la collecte d’informations de toutes sortes à l’insu des individus a déjà servi historiquement contre l’Homme. On peut comprendre que la perte de liberté représente un enjeu pour le XXIème siècle, si l’on se rapporte à ce qu’a connu le XXème. En ce sens, le refus pur et simple de la technologie peut être perçu comme une solution évidente et radicale pour préserver sa liberté. Le refus technologique devient alors un rempart à la destruction de l’Homme par l’Homme par des moyens planifiés rationnellement. Bien entendu il est illusoire de croire que ce refus seul est capable de donner une garantie suffisante à la liberté, puisque le XXème siècle ne disposait pas encore de toute notre technologie. Cependant, c’est à l’aune de ce qui a déjà été fait avec ces seuls moyens, que l’on peut comprendre les craintes spontanées à l’encontre de la technologie. Nous pouvons ainsi énoncer la question profonde qui est à la source de ces peurs : Si les sociétés totalitaires avaient pu bénéficier de ces nouvelles technologies, n’auraient-elles pas rendu leur destruction encore plus efficace et radicale ? Le progrès technologique augmenterait le danger et la capacité de nuire d’une société totalitaire. Certains pourraient alors défendre le progrès grâce à la compréhension de Weber concernant la recherche scientifique, comprise comme étant « axiologiquement neutre ». La science n’a pas à se préoccuper de la question des valeurs, et l’accuser de ce point de vue ne serait alors pas pertinent. Sans anticiper sur un débat toujours possible quant à la neutralité réelle vis à vis des jugements de valeurs dans la recherche scientifique, ce qui reste à démontrer, on pourrait avancer une reformulation plus profonde philosophiquement de cette question : Est-ce que l’application de cette technologie porte en germe l’avènement d’une société totalitaire ? Il est évident que son application dans une société déjà totalitaire ne ferait que renforcer un processus déjà présent, il n’y a pas là grand-chose à interroger. Cependant il est évident que dans l’appréhension que suscite cette technologie, il y a l’intuition que ces moyens mériteraient de figurer dans un système totalitaire. De là à considérer qu’ils sont en tant que tels totalitaires il n’y a qu’un pas, que nous nous garderons de franchir aussi facilement.

À ces craintes historiques viennent également se greffer les nombreuses peurs « littéraires », insufflées par les dystopies, les romans d’anticipation, où l’utopie d’un monde meilleur a cédé la place à un avenir apocalyptique à éviter. Il n’est pas rare d’entendre des critiques à l’encontre de la technologie (puces ou nano) d’après lesquelles ces technologies seraient par exemple la réalisation de  1984 d’Orwell, dont seule la date serait inexacte.

Une autre source de méfiance vis-à-vis d’une technologie ayant une telle portée mondiale peut relever de la méfiance « culturelle ». Cette méfiance n’a de sens que si la conviction de la neutralité axiologique de la recherche scientifique – technologique au moins – est perçue comme une illusion. Sinon pourquoi s’interroger sur la provenance de telle technologie et sur ses projets sous-jacents ? La recherche, ne fût-ce que par la nécessité d’être financée, n’est réalisée qu’en vue de buts précis. En soi une telle interrogation sur les motivations des développements de la technologie n’est pas inutile, mais il serait néfaste de faire naître de cette interrogation une méfiance qui conduirait certains à interpréter le développement des technologies sous le prisme de « complots mondiaux », ou d’une volonté de puissance d’une nation sur une autre ou sur l’ensemble de la planète. Cela serait non seulement réducteur mais saperait aussi toute possibilité de débat et de réflexion.

La RFID au sein de la vision libérale de la société

« Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui »[2].

Partant du postulat que nous vivons dans une société libérale, où la liberté de chacun est préservée pour autant qu’elle ne nuise pas à celle d’autrui, on peut supposer que la crainte des citoyens de perdre leur liberté à cause d’une avancée technologique serait liée à la disparition d’une société politique qui seule est à même de garantir cette liberté. Il nous faut déterminer si la RFID est compatible ou non avec une certaine idée du libéralisme, et pour ce faire il nous faut revenir sur plusieurs auteurs référencés comme étant rattachés à la pensée libérale. Car ce sont les théoriciens qui ont contribué ou influencé la mise en place d’une certaine conception de la vie en société, la vie dans une société libérale, entendue comme une société dont l’organisation étatique et sociale permet de préserver la liberté d’action, d’opinion, d’expression, de mouvement des citoyens, pour ne citer que celles-là dans l’immédiat. Mais il faut également garder à l’esprit que le libéralisme peut signifier également la liberté d’entreprise, le libre échange, etc., ou encore la diminution du pouvoir de l’État sur le citoyen et ses œuvres (économiques notamment) par rapport aux sociétés d’Ancien Régime.

Pour déterminer si des craintes sont justifiées, autrement dit s’il y a bien une menace pour la liberté des citoyens, et, à l’horizon, pour une société libérale, il nous faut revenir sur « l’engagement » pris par la mise en société des individus. La théorie de l’état de nature proposé par Hobbes permettra de retrouver les origines et l’intérêt de cette mise en société, qui en elle-même pourrait déjà être considérée comme un risque pour la liberté. Nous analyserons ensuite en quoi la mise en place de la RFID peut correspondre ou non à la vision anthropologique de l’Homme véhiculée par la théorie de Hobbes.

Hobbes et l’Etat Léviathan

La fiction de l’état de nature chez Hobbes est caractérisée par  un état de guerre permanent – où la peur de mourir est omniprésente et universelle. L’Homme est foncièrement violent et revendique son droit sur toute chose, il lutte pour le pouvoir et la survie. Aucun lien naturel n’unit les individus, chacun est seul et égal à tout autre dans sa capacité à tuer. C’est ce que résument les formules célèbres : « l’Homme est un loup pour l’Homme », et l’état de « guerre de tous contre tous ». Si un individu travaille dans l’état de nature, il n’est pas à l’abri de la spoliation des fruits de son travail. Sa condition de vie dans l’état de nature est misérable car il ne peut travailler pour s’assurer une meilleure jouissance, son travail étant constamment menacé et même source de menace pour lui car objet de convoitise. L’individu se trouve incapable d’assurer seul sa survie, et l’anarchie règne. La mise en société obéit donc à un calcul rationnel, l’individu se dessaisit de son droit sur toute chose, son droit de tuer et de s’emparer de tout, en laissant à l’État et au souverain le soin d’assurer la protection de la vie du citoyen contre l’arbitraire de la mort, et la protection de son travail contre le vol. Plusieurs passions humaines sont ici exposées par Hobbes : la première est la peur, provoquée par la menace de la violence, dont résultent la demande de sécurité et la création de l’État dévolu à ce rôle. La deuxième est le désir incessant de jouir et d’assurer toujours plus sa jouissance, que l’État doit protéger également lorsqu’il garanti la paix. Dans cette optique, l’État donne un cadre pour qu’une activité économique puisse s’instaurer. En résumé, l’État reçoit deux missions de l’individu, qui correspondent à deux « manques » humains, deux passions dévorantes : la peur et le besoin de jouir.

Dans cette optique, la RFID permet d’assouvir les passions humaines manifestées dans l’état de nature. Commençons par la volonté de jouir et d’assurer sa jouissance. Si la RFID permet de collecter des informations sur les achats des individus, elle peut potentiellement faire connaître aux entreprises le type de bien dont l’individu veut jouir, quand, à quelle fréquence, etc. L’entreprise peut alors tout faire pour assurer à l’individu qu’il jouira de tout ce qu’il veut, avant même qu’il ne formule son désir puisque la RFID permet de mieux prévoir les envies à venir. Elle peut aussi mieux susciter ce désir de jouir en « profilant » le client afin de créer des publicités qui provoquent en lui une envie d’acheter, de consommer, plus intense. La RFID est un outil qui rend le travail des entreprises modernes encore plus rapide, précis, complet : le désir humain étant par définition insatiable, les entreprises continuent à produire leurs produits et à les écouler tant que ce désir est maintenu. Voilà pourquoi le marketing est capital pour une entreprise, il aide à garantir son revenu, entendu que la production d’objets – ou de services – est destinée à dégager du bénéfice pour les responsables et actionnaires de l’entreprise, bref pour les investisseurs. Les informations fournies par la RFID, les nouvelles possibilités de rapport-client offertes par « l’Internet des objets » censées personnaliser encore plus cette relation, devraient permettre un impact encore plus important du marketing, rendu plus fiable car s’étayant sur des données réelles précises. Puisque l’État est ce qui permet le développement de l’activité économique, dans cette perspective l’État ne saurait s’opposer à l’utilisation de la RFID, entendu qu’elle contribue à la recherche de jouissance.

On le voit aisément, l’importance du marketing est renforcée par la confiance que procure la collecte d’information systématique via les systèmes RFID. Cela ne peut qu’avoir un impact sur la vie sociale, sur les liens que les individus tissent entre eux. Dans l’Etat de nature, l’individu est isolé, le lien social est créé par la mise en société et c’est l’Etat qui permet que le commerce apparaisse. Les individus sont alors liés pacifiquement par « un doux commerce » selon l’expression de Montesquieu. Il est manifeste que la « prévisibilité » du désir que représente l’emploi de la RFID dans le marketing, ne saurait que produire une « fossilisation », une « standardisation » du désir, alors même qu’elle prétendait y répondre de façon plus individuelle. En effet, quid de ceux qui ne consomment pas, ou pas selon les prévisions escomptées, ou qui refusent de voir des informations sur leur vie privée dans une base de données ? Ils ne pourront bénéficier des avantages accordés au reste des consommateurs. Sous la pression accrue des publicités, présentées comme plus individuelles alors qu’elles seraient au contraire d’autant plus instrumentalisées, existe-t-il le risque que le lien social se transforme sous cette impulsion en un « lien commun » qui serait celui d’un même désir formaté par l’industrie ? Les individus étant sujets à des passions violentes, dans un monde démocratique désenchanté le lien social a dû se présenter sous la forme d’intérêts communs. Mais l’utilisation des données collectées en tout temps et tout lieu par des systèmes RFID pourrait bien, via le marketing et la publicité, aboutir à une uniformisation progressive du désir, c’est à dire une partie des passions. Dans cette perspective, la RFID pourrait-elle représenter la cause efficiente d’un tournant dans la conception du lien social ? Ce ne serait donc plus – seulement – l’État et le commerce qui réaliseraient le lien social entre les individus, mais une unité produite par un désir standardisé, planifié, suscité par l’industrie, à travers des objets communicants. Les individus seraient donc « unis » par un lien social compris alors comme un « désirer le même genre de choses ». Ce lien social né d’un désir commun (ou plutôt similaire) serait alors un lien « fossilisé » parce qu’inscrit dans des schémas prévisibles et instrumentalisables. Cependant tandis que chez Hobbes les individus étaient soumis à la crainte qu’inspirait le souverain tout puissant connu de tous, les individus seraient ici tous « soumis » par un désir d’acquérir uniformisé à des milliers d’entreprises anonymes produisant les objets du quotidien. Seraient alors de facto exclus de ce lien social tous ceux qui refuseraient de voir leurs données collectées, ou qui ne consommeraient pas de façon prévisible.

La deuxième passion humaine exposée par Hobbes est la crainte. D’elle découle la demande de sécurité puisque l’Homme a la volonté de se conserver. Les Hommes se sont dessaisis de leur propre pouvoir, pour investir le souverain de la tâche de veiller sur leur sécurité. C’est donc la crainte comme élément moteur de l’action humaine qui conduit à la centralisation du pouvoir dans la conception hobbesienne de l’État. La crainte de la violence pousse l’homme à voir dans tout autre homme une menace. La crainte engendre donc la méfiance. Dans cette conception, la RFID permet une centralisation des données dans les mains de l’État, entendu que ce dernier peut demander à avoir accès aux données collectées par les entreprises lorsque des enjeux importants sont invoqués. On le voit, l’État n’a pas besoin de récolter lui-même ces données puisque l’industrie s’en charge, mais il peut bien entendu décider d’imposer des cartes d’identités RFID aux citoyens, auquel cas il aurait les moyens techniques de contrôler lui-même à tout instant chaque citoyen individuellement. L’individu moderne attend de l’Etat que celui-ci le protège, ce qui donne à l’État l’obligation de tout faire pour anticiper le pire. Pour y arriver il lui faut des informations, il lui faut surveiller pour prévenir. Or la RFID facilite les prévisions en fournissant des informations considérables, rapides et fiables. Certains peuvent considérer que la sécurité offerte par l’État dans l’état actuel des moyens technologiques est suffisante. Face à cette affirmation, la crainte du terrorisme constitue un mobile suffisant pour inciter l’État à utiliser cette technologie et ces données pour opérer une meilleure surveillance, tout individu pouvant potentiellement représenter une menace pour les autres. Une telle surveillance n’implique pas, comme cela était le cas avec les entreprises, que le comportement des individus soit pour autant « standardisé », la surveillance étatique en tant qu’elle se limite à l’observation n’empêche pas l’individu de se livrer aux activités de son choix. Bien entendu cela pose la question du respect dû à la vie privée, mais cet impératif n’est pas au cœur de la conception hobbesienne du rôle de l’État, au contraire.

Centralisation du pouvoir, crainte, sécurité, méfiance qui nécessite la surveillance, tout cela est lié et suscité par le constat que les Hommes sont mus par des passions violentes. La RFID est donc un moyen technique qui répond aux deux rôles de l’État : faciliter le commerce et assurer la sécurité. Dans cette perspective, l’Homme que surveille la RFID est un être de besoin sujet à la peur, considéré à la fois comme un consommateur et un danger potentiel.

La conception absolutiste du pouvoir chez Hobbes ne semble pas compatible avec une vision modérée du pouvoir de l’État envers les citoyens. Mais elle met l’accent sur la différence entre une surveillance issue d’une décision totalitaire prise par un despote, et celle issue de la demande issue du citoyen. L’usage de la RFID et de la surveillance peut être légitimé par la volonté des citoyens. Elle ne saurait donc être qualifiée de « totalitaire », au sens d’anti-démocratique, que dans la mesure où elle serait adoptée sans le consentement des citoyens. Si l’individu s’est déjà défait de son droit de tuer au profit de l’État et de sa sécurité, on peut comprendre que le même calcul d’intérêt lui montre que s’il abandonne le respect de sa vie privée il bénéficiera d’une sécurité accrue. Une surveillance globale du comportement des citoyens, aussi paradoxal cela puisse paraître, ne serait alors pas « totalitaire » parce qu’elle ne procèderait pas de la volonté d’un despote qui imposerait ses décisions avec violence, mais répondrait aux objectifs de la mise en société demandés par les individus eux-mêmes. D’ailleurs si cette surveillance se faisait par la violence, selon le modèle de Hobbes, l’individu ne serait plus tenu de respecter le contrat social.

Compte tenu de la propension du pouvoir à s’étendre, est-ce que cet abandon volontaire du « respect de la vie privée » implique que l’individu perdrait sa liberté ? La liberté que rend impossible l’emploi accru de la RFID est la liberté de faire des choses anonymement, mais il n’est pas encore nécessaire de solliciter des autorisations pour les faire. L’expression « respect de la vie privée » désigne l’attachement que porte l’individu à la distinction entre la sphère de son action publique et celle de son action privée. Avec la RFID, dans la mesure où les actions peuvent être connues en temps réel (achat, déplacement, communications, etc.) la sphère privée devient publique en permanence. Ce qui indique que la sphère privée renfermait toutes les informations sur la vie de l’individu que celui-ci avait choisi de ne pas faire connaître. Avec la RFID c’est la maîtrise sur ses propres données et choix de vie que perd l’individu. La surveillance autrefois pouvait se limiter à la sphère publique, à l’ensemble des actions susceptibles d’avoir un impact dans la vie collective. Avec la RFID, même la marque de dentifrice préférée de chaque citoyen sera connue individuellement. L’individu n’a plus rien à dévoiler lui-même, les objets qui l’entourent permettent une déduction aisée et une prévisibilité accrue de ses choix d’action, tant privés que publics. Mais le fait que les entreprises, l’Etat, ou les « amis sur Facebook » puissent prédirent ces choix les rendent-ils moins libres ?

L’autre entrave à la liberté que la RFID a la capacité de mettre en place, ayant été conçue pour cela, concerne les autorisations et donc à contrario, les interdictions. On l’a vu, les puces RFID peuvent fonctionner comme des badges d’accès, et donc interdire telle ou telle action a qui n’en disposerait pas. Mais ce n’est pas la RFID en tant que telle qui instaurerait l’obligation d’obtenir une autorisation. Sur ce point elle n’est qu’un perfectionnement technique et ne peut être tenue pour responsable de cette limite à une action autonome. En revanche, la disparition progressive de la sphère privée, elle, est directement liée à l’emploi de la RFID.

Il est nécessaire de s’arrêter sur l’argument selon lequel les individus étaient déjà soumis à une surveillance continue de leur vie privée par leurs voisins même sans usage de la technologie et donc que la sphère privée et publique se pénétraient déjà avant l’emploi de la RFID. Certes, autrefois dans les petits villages de campagne le commerçant connaissait le nom du chien de son client, savait à quelle heure il achèterait une côte de bœuf, et connaissait tous les commérages du village. La RFID semble alors la version technologique du petit village où tout le monde se connaît par son prénom. Cependant, ce qui est transformé par la RFID n’est pas seulement l’échelle de cet échange d’informations de tous sur tout, mais surtout le rapport entre les personnes. Autrefois le détenteur de ces informations était un être humain identifié, le client en savait tout aussi long sur le commerçant que le commerçant sur son client. Toutes ces informations n’étaient pas récoltées dans le seul but de faire du profit, mais participaient du lien social entre les individus, ce qui créait une communauté et un « esprit de clocher ». Avec la RFID, ces informations sont collectées à sens unique par des milliers d’entreprises, – qui, elles, sont anonymes ou du moins inconnues pour l’individu – en ayant pour seul résultat sur le lien social d’instrumentaliser les échanges d’information et d’uniformiser les désirs des individus. Autrefois sujet d’une relation interpersonnelle même au cœur d’une relation de commerce, l’individu devient un élément dont il faut extraire les données mathématisables. Peu importe que les données personnelles de l’individu aient été nombreuses et détaillées dans l’exemple du petit village, l’individu savait précisément où s’arrêtaient les données disponibles sur sa vie dans la sphère publique, quelles étaient leur teneur et quelles informations il pouvait encore soustraire à cette connaissance. Avec la RFID il devient matériellement impossible de savoir qui détient quelles informations. Le villageois pouvait choisir de déménager, mais où fuir la technologie ?

La RFID illustre techniquement le choix qui peut se poser au citoyen moderne : l’obligation de choisir entre la quantité de sécurité ou de liberté dont il veut disposer, ces deux aspirations n’étant apparemment pas compatibles. À l’individu de déterminer ce qui lui tient le plus à cœur ou ce qui lui fait le plus peur : la peur de la mort, la volonté de se conserver ou la peur de la domination, la volonté d’être libre.

Marie-des-Neiges Ruffo (Université Paris IV)


[1] « Das Leben der Anderen » de Florian Henckel von Donnersmarck, 2007

[2] Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 1950, Art. 8

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