Sécurité, gouvernement, population (2)
Entre l’État disciplinaire et l’État sécuritaire, on voit arriver de nombreuses métamorphoses. La discipline avait pour corrélatifs le territoire, la normation, le peuple, l’instruction. Dans l’État sécuritaire, le territoire va devenir milieu (changement d’échelle et de perception de l’espace), la normation va devenir normalisation (modification du point de vue), le peuple va être vu comme population, et un souci de régulation va se substituer à l’instruction (modification substantielle de la manière de gérer), et le gouvernement à la souveraineté (évolution dans les rapports de celui qui a le pouvoir et ceux qui y sont soumis). Ce sont toutes ces modifications que nous voudrions étudier en nous en tenant au milieu, à la population et au gouvernement, car Sécurité, Territoire, Population se concentre principalement sur ces notions, sachant que la normalisation et la régulation sont éminemment liées à ces changements d’appréhension des hommes, de l’espace, du pouvoir.
L’espace, de la géométrisation externe à la gestion interne
La dimension totale que revêt le dispositif de sécurité ne doit pas faire penser à un mécanisme totalitaire. Ou plutôt, s’il agit dans ses soubassements invisibles à la manière d’un régime totalitaire, la surface visible du pouvoir sécuritaire ne se montre précisément pas comme pouvoir mais comme gestion de la vie, pour le bien de tous. La carte vitale par exemple simplifie les démarches de remboursement de l’assuré par la sécurité sociale – mais au-delà, elle permet de comptabiliser le nombre de passage d’un individu chez le médecin ou chez le pharmacien, d’avoir des statistiques précises et de manière quasi-instantanée concernant le type de médicaments achetés, le type de maladie pour lequel le médecin a été consulté, etc. Cela permet de prévoir ainsi combien de personnes seront potentiellement touchées lors d’une prochaine épidémie, etc. La carte vitale fait pleinement partie des dispositifs de sécurité. Inutile d’ajouter que les techniques biométriques sont également un puissant élément du dispositif de sécurité, ou encore la carte bancaire : le développement informatique en particulier, auquel toutes ces technologies sont liées, favorise nettement le contrôle de la population. Ce n’est pas en effet sur un individu unique surveillé que le pouvoir s’exerce, bien entendu, mais sur l’individu en ce qu’il fait partie d’un groupe d’individus. Le pouvoir ne s’exerce pas sur une personne en particulier, mais sur une totalité, sur une personne dans son rapport aux autres, et les autres dans leur rapport aux autres.
Ce qu’on va essayer d’atteindre, par ce milieu, c’est là où précisément interfère une série d’évènements que ces individus, populations et groupes produisent, avec des évènements de type quasi-naturel qui se produisent autour d’eux (STP, p. 23).
D’où la notion importante de « milieu ». Les individus sont en effet attachés à un certain milieu au sein duquel ils exercent un certain nombre d’activités. Il existe des régularités de comportement au sein d’un milieu favori, et c’est dans ce milieu que les dispositifs de sécurité vont s’emboiter. Ils porteront sur « tout ce qui bouge », c’est-à-dire, faisant allusion à Lamarck, sur des fluides.
Le milieu, qu’est-ce que c’est ? s’interroge Foucault. C’est ce qui est nécessaire pour rendre compte de l’action à distance d’un corps sur un autre. C’est donc bien le problème circulation et causalité qui est en question dans cette notion de milieu (STP, p. 22).
Le milieu, c’est un ensemble de flux divers, d’influences réciproques où ce qui est cause est aussi effet et où ce qui est effet est également cause. Les dispositifs de sécurité vont observer le milieu et les interactions des éléments qui le composent pour en retenir des régularités. Le territoire tel qu’il était conçu par l’État disciplinaire n’était absolument pas pensé en termes de flux et d’interactions, mais au contraire en ses éléments fixes. Tout devait être fixé, quadrillé afin que tout soit parfaitement encadré, surveillé, administré. Cette différence nous rappelle singulièrement au passage la distinction que fait Bergson entre théorie de la connaissance et théorie de la vie, entre intelligence et intuition, entre la matière inerte et le vivant.
Nous verrons, dit Bergson, que l’intelligence humaine se sent chez elle tant qu’on la laisse parmi les objets inertes, plus spécialement parmi les solides, où notre action trouve son point d’appui et notre industrie ses instruments de travail, que nos concepts ont été formés à l’image des solides, que notre logique est surtout la logique des solides, que, par là, notre intelligence triomphe dans la géométrie[1].
Par opposition à cette logique des solides de l’ordre du discret, Bergson oppose une logique des fluides de l’ordre du continu, celle de la vie, du mouvement évolutif où rien n’est séparé, quadrillé, rendu géométrique, où tout coule. Curieusement, nous retrouvons un peu le même type d’opposition chez Foucault, entre l’état disciplinaire et l’état sécuritaire. Il s’agira de penser le territoire dans sa géométrie, dans sa rationalité spatiale : il faut optimiser l’espace pour discipliner les individus qui le composent, tracer des limites, des frontières. Il intègre parfaitement une logique bergsonienne des solides. L’état sécuritaire au contraire s’occupera de la vie, se vêtira d’une logique des fluides, laissera passer, circuler. Le milieu intègre donc une logique de la vie, du vivant, mais l’analogie doit s’arrêter là tellement les divergences affluent chez l’un et l’autre auteur par la suite, tellement cette analogie peut être contestée et contestable. Le milieu est une manière de percevoir l’espace dans l’interaction et la circulation de ses éléments. Contrairement aux mécanismes disciplinaires lesquels organisent l’espace de manière externe sans s’occuper des vivants, les dispositifs de sécurité gèrent le milieu de manière interne avec pour unique préoccupation ce que font les gens, comme interagit cette « population ».
La population, nouvel objet des dispositifs de sécurité
Le milieu se compose en effet non d’individus pris isolément les uns des autres comme corps individuels, mais d’individus liés entre eux par une culture, des similarités de déplacement dans l’espace, des évènements. La population est
une multiplicité d’individus qui sont et qui n’existent que profondément, essentiellement, biologiquement, liés à la matérialité à l’intérieur de laquelle ils existent (STP, p. 23).
La population est essentiellement composée de vivants. C’est donc naturellement sur elle que va porter la biopolitique, cette technique de pouvoir sur la vie qui fait que désormais les individus ne sont plus soumis au biologique (les maladies, les catastrophes naturelles), mais au contraire maîtrisent le biologique. Au « corps-machine » discipliné s’est substitué le « corps-espèce » géré, « traversé par la mécanique du vivant et servant de support aux processus biologiques, [dont la] prise en charge s’opère par une série d’interventions et de contrôles régulateurs : une biopolitique de la population »[2]. Cette biopolitique de la population, Foucault la fait émerger dans la seconde moitié du XVIIIème siècle. La population n’est pas son objet en soi, mais c’est la population en tant qu’elle participe à des évènements collectifs, en en étant à la fois cause, le produit, la condition d’existence et de développement. Elle forme « une masse globale, affectée de processus d’ensemble qui sont propres à la vie et qui sont des processus comme la naissance, la mort, la production, la maladie »[3]. La discipline constituait une première prise de pouvoir sur le corps. Cette démarche était essentiellement individualisante et participait pleinement au processus de subjectivation de « l’homme-corps ». Les dispositifs de sécurité inaugurent un second type de pouvoir qui est au contraire un pouvoir de masse, totalisateur. La population est étudiée comme « vie », comme ce qui agit au sein d’un milieu qui à son tour agit sur elle. De la sorte, ce sont avant tout des problèmes biologiques qui seront au centre de ces dispositifs sécuritaires : la question de la natalité, de la mortalité, des épidémies, ou plutôt les « endémies », c’est-à-dire les épidémies revisitées sous l’angle de leur forme, leur nature, leur extension, leur durée, leur intensité et leur résistance, etc. La population est donc perçue sous l’angle de sa naturalité : la vieille « notion juridico-politique du sujet » tend à disparaître au profit d’une sorte « d’objet technico-politique d’une gestion et d’un gouvernement » (STP, p. 72). Ainsi, la population, en échappant au joug de la loi devient insaisissable puisqu’elle dépend de variables infinies, des variables naturelles, religieuses, morales, que le souverain ne contrôle pas. La population, nous dit Foucault, n’est pas modifiable par décret. Si la biopolitique a pour visée la population, son mode d’action se concentre sur l’environnement de la population, car seul celui-ci est à même de l’influencer. Le peuple doit cesser de s’opposer au souverain. Dans le phénomène de la biopolitique, la relation verticale du souverain au sujet se verticalise au profit d’une relation horizontale entre la population et le gouvernement où le gouvernement est au sein même de la population.
Biopolitique et art de gouverner
Recourir à la notion de gouvernementalité, c’est pour Michel Foucault, spécifier l’élaboration depuis ses origines d’un certain type de rationalité politique, qui naît pendant le XVIIème siècle pour trouver une forme pleinement aboutie au XVIIIème siècle : elle se substitue historiquement (toujours d’après Foucault) à l’ancienne forme de pouvoir qu’est l’État de justice moyenâgeux et à ce qu’il appelle l’État administratif des XVe et XVIe siècles. Le XVIIème siècle semble être une période charnière qui consacre une rupture dans la conception du pouvoir, notamment le pouvoir entendu au sens de Machiavel. Machiavel avait en effet théorisé un véritable « art de gouverner » qui consistait en savoir-faire, en techniques diverses destinées à conquérir et conserver le pouvoir. L’art de gouverner était un art de l’habileté. L’introduction de la notion de gouvernementalité met l’accent sur un changement conséquent dans les formes d’exercice du pouvoir, où désormais, le pouvoir s’exprimera dans des dispositifs de sécurité (la « police » par exemple), dont les techniques porteront sur la population en général. La question n’est plus lors de conquérir un territoire, posséder des richesses ou conserver son pouvoir. Le nouvel art de gouverner qu’est la gouvernementalité a pour but de « laisser faire » afin de produire un maximum de richesses. L’idée d’une domination politique par la guerre ou d’une levée des impôts sur les nouveaux territoires conquis perdent de leur importance et se métamorphose en l’idée d’une structuration politique destinées à la production de richesses. C’est pourquoi le gouvernement ne souhaite pas « exercer sa souveraineté » sur les hommes, mais disposer des choses pour en dernière instance assurer la sécurité des hommes.
Alors que la fin de la souveraineté se trouve en elle-même et qu’elle tire ses instruments d’elle-même sous la forme de la loi, la fin du gouvernement est dans les choses qu’il dirige ; elle est à rechercher dans la perfection ou la maximalisation ou l’intensification des processus qu’il dirige, et les instruments du gouvernement, au lieu d’être des lois, vont être des tactiques diverses (STP, p. 103).
Gouverner veut dire élaborer des stratégies et les réaliser par des tactiques. Celles-ci ne sont pas destinées à quadriller et à verrouiller toutes les activités humaines mais au contraire à « laisser faire », laisser-faire qui implique forcément des tactiques propres aux dispositifs de sécurité. La démarche de Foucault implique
que l’on place au centre de l’analyse non le principe général de la loi, ni le mythe du pouvoir, mais les pratiques complexes et multiples de gouvernementalité qui suppose d’un côté des formes rationnelles, des procédures techniques, des instrumentations à travers lesquelles elle s’exerce et, d’autre part, des enjeux stratégiques qui rendent instables et réversibles les relations de pouvoir qu’elles doivent assurer[4].
Les trois éléments principaux de la gouvernementalité sont là : des techniques, des stratégies, des instruments. La population par exemple, ou la famille, sont des instruments au service d’une fin précise. Nous avons mélangé ici deux types de gouvernementalité ou disons deux définitions que Foucault distingue lui-même. Disons que s’il distingue trois sens dans la leçon du 1er février 1978, deux sens peuvent être ramenés l’un à l’autre. La première définition que nous avons mentionnée est une gouvernementalité comme phénomène historiquement situable, qui apparaît à un moment précis, remplaçant la forme classique de la souveraineté au XVIème-XVIIème siècle. La deuxième définition est en fait une description de cette gouvernementalité, mais généralisée en une perspective anhistorique. La gouvernementalité est élevée au rang de concept, de grille d’analyse des rapports de pouvoir. L’un et l’autre sens ne sont pas contradictoires. Par analogie, on peut par exemple faire une histoire de la légitimité dans son ancrage historique, tout en l’élevant ensuite en concept analyseur. Que le terme « légitime » (legitimus) n’apparaisse pour la première fois qu’au XIIIème siècle (ainsi St Thomas d’Aquin et son « legitima potestas » par opposition à la tyrannie) ne rend pas impossible la conceptualisation de la légitimité de manière anhistorique. Nul ne songerait à analyser les rapports de pouvoir antique selon le modèle de la légitimité sans passer à côté de l’essentiel ou se tromper complètement de sujet. Foucault non plus ne redécouvre pas les anciens rapports de pouvoir à partir du phénomène de la gouvernementalité. Celle-ci, tout comme la légitimité, est clairement située et devient un concept-clef d’une analyse des rapports de pouvoir dès sa naissance. La biopolitique est donc un type de gestion politique de la vie qui, pour assurer la sécurité d’une population donnée met en place certaines techniques de pouvoir que Foucault regroupe sous le terme de « gouvernementalité ». S’il ne thématise absolument pas la biopolitique en tant que telle dans Sécurité, Territoire, Population ni même dans Naissance de la biopolitique, ses propos n’en restent pas moins des éléments-phares. Foucault ne fait que poser les bases, cherche à caractériser ce que peut bien être cette biopolitique.
Marine Dhermy
[1] BERGSON Henri, L’Evolution créatrice, « Introduction », in Œuvres, Ed. du Centenaire, P.U.F, Paris, 2001, p489.
[2] FOUCAULT Michel, Histoire de la sexualité, T.1, « La volonté de savoir », chap.V, « Droit de mort et pouvoir sur la vie », p183.
[3] FOUCAULT Michel, Il faut défendre la société, « Cours du 17 mars 1976 », éd. Seuil/Gallimard, coll. « Hautes études », Paris, 1997, p216.
[4] FOUCAULT Michel, Dits et Ecrits, tome IV, éd. Gallimard, Paris, 1994, p584